professeur de droit public à l'Université Paris II Panthéon-Assas, auteur de « Juger les politiques ? La Cour de justice de la République » et « Immunités parlementaires et régime représentatif : L'apport du droit constitutionnel comparé (France, Royaume-Uni, États-Unis) ». - Votre mission a souhaité m'entendre sur la judiciarisation de la vie politique et plus particulièrement sur le fonctionnement de la Cour de justice de la République (CJR). Je tiens à vous remercier de cette invitation. C'est un honneur et un plaisir de partager le résultat de mes travaux avec la représentation nationale.
Votre questionnaire distinguait trois thèmes principaux, celui de la pénalisation croissante de la vie politique, la question du privilège de la juridiction des ministres et le régime de l'immunité parlementaire. Je concentrerai mon propos sur les deux premières thématiques, laissant les questions diverses au débat. J'ai préparé un écrit que je vous remettrai.
Tout d'abord, la pénalisation croissante de la vie politique n'est pas un phénomène nouveau. Nous en avons constaté les prémisses il y a trente ans déjà. Ce phénomène est la conséquence de deux évolutions, d'une part la montée en puissance des juridictions évoquée devant vous par certains collègues, d'autre part la montée en puissance de la figure de la victime au long du vingtième siècle.
À ces évolutions s'ajoute la force de l'attraction du procès pénal. Cette situation est liée au fait que la charge de la preuve incombe aux autorités judiciaires, et à la caisse de résonnance qu'entraine la médiatisation de certaines actions judiciaires. Ce sont des tendances lourdes, connues et déjà anciennes.
Ce phénomène connaît une ampleur sans précédent depuis le début de la crise sanitaire. De la fin du mois de juillet à la fin du mois de décembre 2021, la commission des requêtes de la Cour de justice de la République a reçu 19 685 plaintes, dont la plupart ont été classées. Le pôle de santé publique du parquet de Paris a reçu un afflux similaire de plaintes qui ont été majoritairement classées.
Cette augmentation considérable du nombre de plaintes est liée à un usage intensif de modèles types mis en ligne sur internet. Je vous invite à consulter ces sites, dont le caractère très incitatif est frappant. Certains subordonnent le dépôt de plainte au dépôt d'une somme modique. Nous pouvons nous demander s'il faut agir du point de vue juridique, car il n'est pas normal de monnayer le dépôt de plainte. L'une des manières de lutter contre la pénalisation de la vie politique serait peut-être de limiter les sources de revenu de ces sites.
Ce processus de judiciarisation est radicalement novateur. Par son ampleur, il est en passe de devenir un mode privilégié de manifestation du mécontentement populaire. Ce phénomène s'explique, pour partie, par le contexte actuel de restriction des libertés individuelles et collectives. La succession des régimes d'état d'urgence a entravé les modes collectifs de discussion et de contestation.
Nous pourrions imaginer que ce militantisme empêché trouve une porte de sortie dans un contentieux administratif ou dans les mécanismes de responsabilité politique, sur lesquels je reviendrai. Je crois surtout que rien n'égale, dans la psychologie collective, la force d'attraction du procès pénal. Pour l'opinion publique, il n'y a de justice que pénale, ce qui donne une dimension intuitu personae à l'action et étanche une sorte de soif de coupable. Le contentieux administratif, au contraire, est essentiellement perçu et conçu comme un contrôle sur les actes. Il relègue nécessairement au second plan le contrôle sur les personnes.
Enfin, nous pouvons voir dans cette augmentation du nombre de plaintes l'indice d'une instrumentalisation du droit pénal à des fins politiques. En témoigne la plainte déposée par un collectif de 600 médecins sur le fondement du délit d'abstention volontaire de combattre un sinistre, qui s'est accompagnée d'une pétition agressive qui entendait « participer à la dénonciation des mensonges, de l'amateurisme et de la médiocrité de nos dirigeants qui ont conduit à la gestion calamiteuse de cette crise sanitaire et à un scandale d'État ».
Il y a une tendance à la pénalisation de la vie publique et politique. Cependant, cette pénalisation est à géométrie variable. Les responsables nationaux semblent beaucoup plus touchés que les élus locaux, contrairement à ce que l'on pense souvent. Le taux de mise en cause de ces derniers serait de 0,3 %, ce qui est assez loin du tsunami escompté. Il s'agit surtout de manquements à la probité : conflits d'intérêts, favoritisme, corruption. La pénalisation des élus locaux est assez différente de celle des élus nationaux. Pour les élus locaux, il s'agit de contrôler leur vertu, pour les responsables nationaux, il s'agit de contrôler l'action des gouvernants par l'intermédiaire du droit pénal.
La responsabilité pénale des responsables locaux ne semble pas avoir été davantage sollicitée durant la pandémie. Cette situation s'explique par le fait que les décisions en matière de pandémie ont été très centralisées. Cela n'a pas fait disparaître le pouvoir de police générale du maire, mais les préfets et le juge administratif se sont attachés à l'empêcher d'interférer avec les mesures étatiques, comme cela a été constaté sur l'obligation du port du masque par exemple. En revanche, les décideurs nationaux, ministres et hauts fonctionnaires à l'instar du directeur général de la santé, ont fait l'objet d'un afflux massif de plaintes, ce qui a donné lieu à l'ouverture de plusieurs informations judiciaires, à des perquisitions et à la mise en examen d'Agnès Buzyn, en attendant probablement, celles d'autres ministres.
L'affaiblissement du Parlement peut-il expliquer cette évolution ? Nous avons coutume de souligner que la mise en cause croissante de la responsabilité pénale des gouvernants pallie la déshérence du principe de responsabilité politique. La conjonction du parlementarisme rationalisé et du fait majoritaire rend improbable la mise en jeu de la responsabilité gouvernementale. Dans la Constitution française, il n'existe pas de moyen de mise en jeu de la responsabilité individuelle des ministres. Le ministre engage la responsabilité du Gouvernement, ce qui entraîne le risque de renverser le Gouvernement dans son ensemble.
Les autres mécanismes de responsabilité, notamment les commissions d'enquête parlementaires, ont mis en lumière l'impréparation de l'administration de la santé. Mais elles ne peuvent que formuler des recommandations et ne sont donc pas en mesure de satisfaire le besoin de répression recherché à travers la plainte pénale.
La crise sanitaire a jeté une lumière crue sur la présidentialisation de la prise de décision, qui se satisfait assez mal de l'irresponsabilité du chef de l'État prévue à l'article 67 de la Constitution. Il apparaît donc une conjonction de facteurs institutionnels qui fait le jeu de la pénalisation de la vie politique. À l'affaiblissement du Parlement voulue par le constituant en 1958 est venue s'ajouter la montée en puissance d'un Président de la République irresponsable de droit, un Gouvernement qui l'est de fait et la montée en puissance de l'autorité judiciaire. Cette pénalisation me semble emblématique des problèmes de fonctionnement de la Ve République.
En ce qui concerne le privilège de juridiction des ministres, je vous propose de vous renvoyer à ma présentation écrite sur ce point. En résumé, jusqu'à la création de la Cour de justice de la République en 1993, la responsabilité pénale des ministres a été conçue comme un prolongement de la responsabilité politique. Le Parlement était investi du droit de mettre en jeu la responsabilité politique et une responsabilité politico-pénale à travers la transformation en Haute Cour de justice. Ce dédoublement fonctionnel a généré une certaine confusion entre responsabilité pénale et responsable politique, dont ont témoigné différents procès durant la première guerre mondiale.
Les Constitutions de 1946 et de 1958 reprennent le mécanisme des hautes cours parlementaires. En 1963, un arrêt de la chambre criminelle de la Cour de cassation pose le principe d'une compétence exclusive de la Haute Cour de justice. Le système va très vite se bloquer avec l'affaire du sang contaminé. Ce point est important, car il a pesé lourdement dans les débats instituant la Cour de justice de la République. Pour sortir de cette impasse, nous nous sommes exposés à une confusion des registres en établissant une institution proche des juridictions ordinaires tout en étant très spécifique.
Cette institution, la Cour de justice de la République, témoigne d'un mélange des genres certain. Douze juges parlementaires ont pour mission de juger de la responsabilité des ministres pour des actes accomplis dans le cadre de leurs fonctions, mais sur le fondement du droit pénal et de la procédure pénale.
Pour l'ensemble de ces raisons, le fonctionnement de la Cour de justice de la République peine assez largement à convaincre. L'instruction est extrêmement longue, car la commission refait intégralement le travail mené à bien par le juge ordinaire avant qu'il se dessaisisse. Cela a été le cas pour les affaires Pasqua et Balladur-Léotard.
Les procès sont décevants en raison de l'étroitesse du champ de compétences de la Cour de justice de la République. Celle-ci n'est compétente que pour les ministres et anciens ministres, ce qui fait que les coauteurs ou complices relèvent des juridictions ordinaires. Cette situation a fait obstacle à la manifestation de la vérité dans les affaires Lagarde ou Balladur par exemple. La Cour de justice de la République et la juridiction ordinaire se prononcent sur des faits liés ou identiques, ce qui entraîne un risque extrêmement fort de contradiction de la jurisprudence. En 2010, Charles Pasqua a été relaxé par la CJR de faits de corruption passive dans l'affaire du casino d'Annemasse, alors que la cour d'appel de Paris avait prouvé l'existence d'un pacte de corruption et condamné ses complices à des peines de prison.
La Cour de justice de la République n'a eu à juger que sept affaires. Les affaires les plus importantes sont le sang contaminé, les trois volets de l'affaire Pasqua en 2010, l'affaire Lagarde en 2016, l'affaire Balladur-Léotard en 2021. Ce nombre modeste d'arrêts témoigne de l'efficacité du filtre. Je me demande si ce filtre n'est pas en train de se distendre avec la mise en examen de Madame Buzyn et de Monsieur Dupond-Moretti. Cette extension du conflit d'intérêts à l'exercice des fonctions ministérielles tranduit l'antagonisme entre le garde des Sceaux et les magistrats, et une volonté des magistrats de contrôler leur ministre, ce que ne prévoit pas la Constitution.
Le filtre de la commission des requêtes est essentiel, car les ministres sont plus exposés que d'autres aux plaintes infondées. Il convient d'éviter de tomber dans le contrôle par la justice de l'action ministérielle. Cette commission des requêtes se compose de trois magistrats de la Cour de cassation, de deux conseillers d'État et de deux conseillers-maîtres à la Cour des comptes. Il est important que ce filtre soit exercé par des familiers de l'action administrative et financière de l'État. La frontière entre la responsabilité politique et pénale est extrêmement poreuse. Nous pourrions songer à faire siéger un certain nombre de parlementaires au sein de la commission des requêtes.
Je me suis interrogée sur la faiblesse des peines prononcées par la Cour de justice de la République. La lecture des arrêts montre que l'appréciation politique l'emporte largement sur les considérations juridiques. La présence récurrente de jugements de valeur sur la politique en témoigne.
Dans l'affaire du sang contaminé, la relaxe de Laurent Fabius s'accompagne d'un satisfecit quant à la manière dont il a exercé ses fonctions. En revanche, dans les affaires Balladur, Lagarde et Pasqua, le ministre est tancé quant à la manière dont il a exercé ses fonctions : l'arrêt contient de vives condamnations morales non suivies d'effet sur le plan pénal. L'affaire Pasqua est la plus choquante. Il a été relaxé par la Cour de Justice de la République dans l'affaire du casino d'Annemasse et dans l'affaire du transfert du siège social d'Alstom. Il est condamné à une peine d'un mois d'emprisonnement pour complicité d'abus de bien social dans une affaire concernant la SOFREMI, mais cette peine est assortie du sursis compte tenu de son passé au service de la France, et confondue avec la peine prononcée en 2009 par la cour d'appel de Paris pour financement illégal de sa campagne électoral. La Cour de justice de la République dans cette affaire n'a pas hésité à passer sous silence l'arrêt définitif de la cour d'appel de Paris qui pouvait pourtant l'inciter à condamner le ministre.
L'affaire Lagarde ne fait pas exception du point de vue de la peine. La décision de ne pas exercer de recours en annulation est reconnue comme constituant une négligence, mais aucune peine n'est prononcée afin de ne pas porter atteinte à sa réputation. N'est-ce pas pour la Cour de justice de la République, juridiction spécifique aux ministres, un peu curieux ? On s'interdit par principe de prononcer toute peine dès lors que le mis en cause poursuit sa carrière politique, ce qui soulève des difficultés.
En ce qui concerne l'affaire Balladur-Léotard, François Léotard a été condamné à deux ans de prison avec sursis et 100 000 euros d'amende, Édouard Balladur ayant été relaxé.
La clémence est assez manifeste. Quelle en est la raison ? Les facteurs sont multiples. Le député François Colcombet, ancien magistrat, affirmait que la Cour de justice de la République fonctionne un peu comme le tribunal de commerce d'une petite ville, où les commerçants se connaissent tous et se jugent entre eux. Il considère que le nombre de personnes siégeant à la Cour de justice de la République n'est pas assez important et perçoit une bienveillance d'identification : « la prochaine fois, si c'est moi, je paierai également ».
Ensuite, dans les affaires les plus complexes, comme le sang contaminé, l'affaire Pasqua ou l'affaire Balladur, la clémence de la juridiction s'explique par la dualité des procédures qui complique l'administration de la preuve.
En ce qui concerne l'affaire la plus récente, l'affaire Balladur-Léotard, aucun témoin clé condamné le 15 juin 2020 par le tribunal de commerce de Paris à de la prison ferme pour complicité d'abus de biens sociaux au détriment des sociétés Sofresa et DCN-I n'est venu déposer à la Cour de justice de la République. Certains ont envoyé des déclarations écrites à la Cour. Celles-ci n'ont pas été lues à l'audience, mais leur contenu a été publié dans Le Canard enchaîné, ce qui laisse songeur, et a été contesté par le seul témoin présent, l'ancien directeur de cabinet du Premier ministre. Je peux vous assurer que cette situation était incompréhensible. Cette disjonction des procédures permettait des stratégies juridictionnelles beaucoup plus qu'elle ne permettait l'établissement de la preuve par la confrontation des témoignages, comme dans un procès digne de ce nom.
En ce qui concerne l'origine frauduleuse du financement de la campagne d'Édouard Balladur, le tribunal correctionnel a dit « noir », la Cour de justice de la République a dit « blanc ». La jurisprudence de la Cour de justice de la République témoigne d'une justice politique, où une cour composée d'élus se montre moins sévère que ne le feraient des juges ordinaires.
Faut-il supprimer la Cour de justice de la République et reconnaître la pleine et entière compétence des tribunaux ordinaires ? Je ne le crois pas. Deux projets de loi ont visé à réformer la Cour de justice de la République, en 2013 puis en 2019, préconisant la compétence de la cour d'appel de Paris.
Le problème selon moi est que l'action du gouvernant consiste à trancher entre intérêts opposés, de sorte que le dommage est quasiment consubstantiel à l'action politique. La frontière entre l'incompétence du ministre et l'infraction pénale est évanescente. Tout ne peut être remis au juge ordinaire. Lorsque le constituant se sera prononcé en faveur de la suppression de la Cour de justice de la République, il est à craindre que le filtre de la commission des requêtes soit beaucoup plus lâche. Il faudrait à mon sens supprimer la CJR et circonscrire aussi précisément que possible la compétence des juridictions de droit commun afin de limiter leur compétence à la « criminalité gouvernante », c'est-à-dire aux délits de droit commun.
Cette proposition ne me semble pas poser de problème particulier. Parmi les décisions prises par la Cour de justice de la République, seules l'affaire du sang contaminé et l'affaire Lagarde se distinguent. Dans ces deux affaires, l'action judiciaire a abouti à porter un jugement sur la compétence professionnelle du ministre. Il en sera de même pour la gestion de la pandémie. En revanche, les autres affaires étaient fondées sur des délits de droit commun, escroquerie, diffamation, abus de biens sociaux, etc. Ces affaires auraient pu être traitées devant les juridictions ordinaires sans mettre en péril la séparation des pouvoirs.
Il faut prendre garde à ne pas remettre en cause l'un des apports majeurs du constitutionnalisme, la substitution de la responsabilité politique à la responsabilité pénale. Il faut maintenir une commission des requêtes, en y faisant siéger éventuellement des parlementaires, et la charger d'examiner les effets de l'acte incriminé afin d'identifier le caractère intentionnel de l'infraction. Il convient de trouver un mécanisme qui permette de limiter la compétence de l'autorité judiciaire aux seuls actes volontaires commis dans l'exercice ministériel, diffamation, atteinte à la vie privée, prise illégale d'intérêt, ou à l'occasion des fonctions, complicité d'escroquerie, abus de confiance, recès d'abus de bien social, etc. En revanche, les délits non intentionnels commis par négligence, imprudence ou mauvaise appréciation des intérêts de l'État, qui renvoient aux insuffisances du ministre, devraient relever de la seule responsabilité politique du ministre. La commission des requêtes pourrait, selon les cas, orienter la plainte vers les juridictions répressives de droit commun ou vers les instances parlementaires.
Dans un tel schéma, il faudrait faire en sorte de faire siéger des parlementaires au sein de la commission des requêtes afin de les inciter à se saisir du problème si la voie parlementaire était retenue. Guy Carcassonne proposait d'améliorer le dispositif de la Cour de justice de la République en prévoyant notamment que la décision prise par la commission des requêtes de mettre en jeu la responsabilité politique du ministre ou de l'ancien ministre entraîne la création de droit et sans délai d'une commission d'enquête parlementaire aux pouvoirs renforcés, bénéficiant par exemple d'un véritable droit de suite. Il précisait que cette commission pourrait proposer une sanction appropriée : destitution, interdiction d'exercer des fonctions gouvernementales, voire inéligibilité. Il proposait qu'un débat s'instaure sur la sanction, au cours duquel la personne mise en cause serait entendue. Ce débat serait inscrit de droit à l'ordre du jour de l'Assemblée nationale pour éviter tout éventuel contournement, contraignant cette dernière à offrir son quitus ou à imposer une sanction au gouvernant incriminé.
Des difficultés sont inhérentes à une telle proposition. Mais il me semble qu'une telle solution autoriserait une extension de la compétence des juridictions ordinaires pour les délits de droit commun et un renforcement des mécanismes de responsabilité politique dès lors qu'il s'agit de contrôler l'action du ministre. Ainsi serait peut-être atteint le difficile équilibre entre la justiciabilité et la nécessaire prise en compte des fonctions exercées.