Je reviens de Madrid, où j'ai couvert la fin du procès relatif à l'affaire Puerto. Cette histoire est selon moi assez représentative des dysfonctionnements de la lutte antidopage, de sa complexité, de l'hypocrisie qui existe autour de cette question et de ce que l'on demande aux sportifs...
L'affaire Puerto a éclaté quelques semaines avant le Tour de France de 2006. En mai 2006, la Guardia Civil avait retrouvé des poches de sang dans des appartements, notamment à Madrid, qui n'est qu'à deux heures de Paris en avion, et mis à jour un vaste réseau de dopage sanguin, organisé depuis la capitale espagnole !
Branle-bas de combat avant le Tour de France ! J'ai vu les photos qui ornent les grilles du Jardin du Luxembourg, qui honorent cette centième édition... Il ne fallait pas gâcher le Tour de France. On s'est donc empressé, avant le départ, de mettre au banc les coureurs pris dans le cadre de cette perquisition. Plusieurs cyclistes ont été interdits de Tour de France. Une réunion avait eu lieu auparavant entre le ministre des sports espagnol, représentant son Gouvernement, le président de l'Union cycliste internationale (UCI), et un représentant de la Guardia Civil. On avait annoncé qu'un grand nombre de cyclistes étaient impliqués dans cette affaire ; leurs noms avaient été rapidement révélés, afin qu'ils soient exclus du Tour de France. D'autres athlètes ont également été soupçonnés d'être clients du docteur Fuentes -dont le procès s'est terminé hier- parmi lesquels des footballeurs, des tennismen, des athlètes, des handballeurs, etc.
Puis, le Tour de France est passé, et l'on n'a plus entendu parler de l'affaire Puerto. J'ai été en contact avec le principal accusé, Eufemiano Fuentes, médecin originaire des Canaries, qui possédait une formation de gynécologue. Après quelques recherches, on pouvait s'apercevoir qu'il n'avait pas seulement sévi dans le milieu cycliste, mais d'abord dans l'athlétisme, avec la Fédération espagnole, au moment des Jeux olympiques de Barcelone. J'ai pu m'entretenir avec lui en 2006 et il s'est confié à moi. J'ai eu confirmation qu'il s'occupait aussi de footballeurs de grands clubs.
En rentrant de ce périple en Espagne, j'écris un article de deux pages, dans Le Monde, où j'explique que des clubs de premier rang sont liés au docteur Fuentes, ainsi qu'un boxeur français, dont le nom a été publié à l'époque.
La réaction des clubs de football a été très vive. Un procès a été intenté contre Le Monde et contre moi-même, en tant qu'auteur principal des articles. Quelques mois après, le juge d'instruction classe l'affaire sans suite, et l'on va attendre plusieurs années avant que le dossier, sous la pression des médias, mais également de l'Agence mondiale antidopage (AMA), après deux classements et deux réouvertures, aboutisse au procès qui a débuté le 28 janvier à Madrid, et qui s'est terminé hier.
Entre-temps, le pouvoir politique espagnol fait comprendre que le sport espagnol n'a rien à se reprocher, et qu'on a souillé l'honneur de certains clubs ; Contador est contrôlé positif sur le Tour de France, le Premier ministre espagnol prend sa défense et l'on se retrouve avec un procès, sept ans après les faits, durant lesquels on a évité de s'intéresser aux autres sports, de perquisitionner au domicile de Fuentes, à Las Palmas, au Canaries, alors que j'ai pu, petit journaliste français, consulter un certain nombre de documents mettant en cause des sportifs de niveau mondial ! Durant le procès, seuls sont impliqués des cyclistes, et l'on poursuit simplement un médecin pour atteinte à la santé publique -la loi antidopage espagnole n'existant pas encore...
Dès le deuxième jour du procès, le médecin laisse entendre qu'il est disposé à donner le nom de ses clients, qu'il connaît parfaitement les codes des quelques 200 poches de sang entreposées et gardées jalousement à Barcelone, et qu'il est prêt à les donner, si la juge lui pose la question. La juge n'estime pas nécessaire de la lui poser. Les médias continuent à faire leur travail. Sortent alors, en plein procès, des noms d'athlètes espagnols, et le nom d'un club de football, la Real Sociedad, dont l'ancien président assure qu'une caisse noire finance l'achat de médicaments, par l'intermédiaire du docteur Fuentes. La justice se désintéresse de ces informations, continuant à essayer de prouver que le médecin, par ses agissements, a mis en péril la santé de cyclistes. Aucun autre sportif ne sera appelé à témoigner dans le cadre de ce procès, malgré toutes les suspicions, tous les indices et toutes les déclarations des uns et des autres !
Aujourd'hui, le jugement est mis en délibéré pour deux mois. Le parquet a requis deux ans de prison. Or, en Espagne, c'est une durée pour laquelle on ne va pas en prison. Autant dire que le docteur Fuentes ne risque pas grand-chose ! Peut-être l'Ama obtiendra-t-elle enfin, demain, les poches de sang qu'elle réclame depuis six ans, et que la justice refuse de lui livrer, et connaîtra-t-elle l'identité des autres sportifs impliqués dans cette opération. On ne saura toutefois jamais, selon moi, le nom des sportifs impliqués.
Peut-être des sportifs français étaient-ils également concernés, plusieurs athlètes et coureurs ayant raconté que des voyages étaient organisés depuis Lyon, jusqu'en Espagne, et que des transfusions sanguines avaient eu lieu sur le sol français durant plusieurs Tours de France.
C'est un coureur dénommé Jesús Manzano qui est notamment à l'origine de l'enquête de la Guardia Civil : en 2004, il avait raconté la vie d'un sportif dopé dans le journal espagnol As, parlant d'un malaise qu'il aurait eu durant le Tour de France du centenaire, en 2003, lors d'une étape à Morzine, du fait de poches de sang, selon lui entreposées au soleil.
Il me paraît important de rappeler tout ceci, l'Espagne étant un pays voisin du nôtre. Comme dans le domaine de la lutte contre les paradis fiscaux, une lutte antidopage efficace ne peut qu'être coordonnée à l'échelle mondiale, car il est très facile pour un sportif d'aller à l'étranger, dans un paradis du dopage.
Les grands centres du dopage se déplacent dans le temps. On a connu l'Allemagne de l'Est, les États-Unis, la rivalité des deux blocs aux jeux olympiques. On peut dire que la France, avant l'affaire Festina, a également connu un dopage organisé. Après l'intervention de la police sur le Tour de France de 1998, le phénomène s'est déplacé vers l'Italie. La loi antidopage a mis un coup d'arrêt à cette pratique, en effrayant notamment certains médecins. L'Italie a également connu une loi pénale antidopage très répressive vis-à-vis des sportifs. Aujourd'hui, le dopage s'est déplacé vers l'Espagne, avec des médecins dont les noms sont apparus dans le dossier Armstrong, comme celui de Fuentes, ou de del Moral, qui est toujours à Valence et qui n'a jamais été poursuivi...
Le pouvoir sportif est aujourd'hui chargé d'effectuer les contrôles lors des compétitions internationales, notamment sur le Tour de France. C'est là le premier point à changer, qu'il s'agisse du Tour de France, de Roland Garros, de la Coupe du monde de football ou de l'Euro. Il paraît primordial que la lutte antidopage soit confiée à un organisme totalement indépendant, comme les organisations antidopage nationales ou l'Ama, qui pourrait être à même de gérer les stratégies de contrôle, notamment en matière de compétitions, mais également en matière de sanctions. On imagine en effet mal la Fédération internationale de football association (FIFA) effectuer de vrais contrôles, elle qui scie la branche sur laquelle elle est assise !
L'affaire Puerto l'illustre parfaitement, le pouvoir sportif n'ayant pris aucune sanction à l'égard des sportifs incriminés, hormis les Italiens, dont la législation est différente de celle de l'Espagne.
L'opération policière est également importante. Si la Guardia Civil n'était pas intervenue dans l'affaire Puerto, il ne se serait rien passé ! Si, en 1998, les forces de police n'avaient pas intercepté ce véhicule à la frontière, il n'y aurait sans doute pas eu d'affaire Festina, pas plus que d'affaire COFIDIS, quelques années plus tard !
Je pense donc qu'il faut renforcer les pouvoirs de l'Office central de lutte contre les atteintes à l'environnement et à la santé publique (Oclaesp), qui a compétence sur les affaires de dopage, mais dont les moyens me semblent limités.
L'intervention de la police a toutefois ses limites. La Guardia Civil, dans l'affaire Puerto, était prête à aller très loin, et c'est le juge d'instruction qui y a mis un frein. Il faut donc une véritable volonté de la part de la justice de s'intéresser aux affaires de dopage. Ce n'est pas toujours évident. J'ai beaucoup discuté de l'affaire COFIDIS avec le juge d'instruction de Nanterre en charge du dossier. Il m'avait expliqué que le dopage n'était pas la priorité de la justice, dans un contexte de restrictions budgétaires, d'autant que le sport est un dossier sensible, tout autant que des affaires politico-judiciaires, voire davantage encore, où l'on touche aux nouveaux héros -en Espagne plus qu'ailleurs. On le voit aussi en France quand on parle de Jeannie Longo, de Richard Virenque, de Laurent Jalabert ou de Zinédine Zidane...
Marie-George Buffet a évoqué les pressions qui s'étaient exercées sur elle, notamment médiatiques. Cela n'a pas toujours été simple pour moi non plus d'enquêter sur le dopage, ni de dénoncer certaines pratiques. On reproche parfois aux journalistes de vouloir casser le « joujou » des Français. En période de crise, le sport est un spectacle économique important, avec des enjeux financiers considérables. Dans le match qui a eu lieu hier, on imagine mal des contrôleurs antidopage contrôler les équipes et prendre le risque de provoquer un incident diplomatique entre deux pays... C'est pourtant ce qu'il faudrait faire !
Il faut aussi que les personnes aux commandes du contrôle antidopage, qu'il soit mondial ou français, soit des personnalités très fortes, capables de résister aux pressions, de se servir des médias. Les médias ont un rôle à jouer. J'avais de très bonnes relations avec le président de l'Agence française de lutte contre le dopage (AFLD). Il s'agit d'un travail qui doit être collectif. Les médias présentent souvent de belles histoires et ont aussi leur part de responsabilités dans le traitement du sport de haut niveau. Beaucoup sont aussi parties prenantes du spectacle sportif : France Télévisions est aujourd'hui un partenaire important du Tour de France, qui génère des audiences et des rentrées publicitaires très importantes. Il en va de même du football sur TF1, Canal Plus, ou BeIN Sport... Sans les médias, et notamment la télévision, il n'y a pas de spectacle sportif. Il y a donc aussi une part de responsabilité des médias par rapport à l'organisation du sport.
Quel sport veut-on ? J'ai l'impression que le public désire des matchs de Ligue des champions tous les trois jours. C'est une responsabilité collective. L'opinion publique est la première à brûler les sportifs qu'elle a adulés hier. Armstrong, qui est devenu un pestiféré du jour au lendemain, n'est que le résultat d'un système -même si c'est lui qui l'a élaboré. Beaucoup de monde, des sponsors à la télévision, a profité de cette belle histoire. On veut des médailles, des performances, une équipe de France compétitive, un Tour de France avec des Français qui brillent : ce n'est pas possible sans dopage, je le dis clairement !
On veut faire croire que le dopage est une dérive, un fléau, et que le sport serait pur. Non ! Le dopage est consubstantiel au sport de haut niveau. Aujourd'hui, on veut utiliser tous les moyens pour gagner. Le dopage résulte d'un long processus, qui commence par un bandage en cas de claquage, puis une infiltration... Le dopage est d'abord une définition, celle d'un produit interdit ou autorisé, qui évolue avec le temps, selon les études.
Il y a trente ans, les transfusions sanguines n'étaient pas interdites. Je me souviens ainsi d'une interview de Franz Beckenbauer dans la presse allemande qui, à une question sur sa longévité, répondait naïvement au journaliste que son médecin lui faisait des transfusions...
Aujourd'hui, les corticoïdes sont pratiquement légalisés, puisqu'on en a élevé le seuil de détection. Or, ils sont à la base du dopage de beaucoup de sportifs ! Il y a quelques années, presque la moitié du peloton se déclarait asthmatique pour obtenir une autorisation d'usage à des fins thérapeutiques (AUT) et pouvoir utiliser des corticoïdes ! J'ai eu un jour une colite néphrétique ; un médecin m'a fait une injection d'une petite dose de corticoïdes ; le soir, j'étais en pleine forme ! J'ai alors vraiment pris conscience de ce que pouvaient apporter des produits qui ne sont pas aujourd'hui considérés comme dopants. Je pense que le dopage est à l'heure actuelle légalisé...
Il existe de nos jours deux listes, l'une de produits interdits en compétition et l'autre de produits autorisés hors compétition. Or, pour l'essentiel, le dopage consiste aujourd'hui à se doper à l'entraînement, afin d'être performant le jour du match, ou de la compétition. Ceux-ci s'enchaînant, et la charge d'entraînement ayant augmenté, les sportifs doivent se doper pour tenir et faire reculer le seuil de fatigue.
Un autre point me semble important : il s'agit du calendrier des épreuves sportives. C'est un point qui me semble déterminant, et sur lequel il faut se pencher. On veut des matchs de haute qualité tous les trois jours : pour éviter que les sportifs ne se dopent, il faudrait prévoir une réforme des rythmes et des calendriers. J'ai vu l'émoi suscité par les déclarations de Françoise Lasne dans le monde du rugby... Je vous invite à lire l'interview que nous allons publier dans le cahier « Sports et Forme », où un ancien rugbyman exprime son inquiétude par rapport aux charges d'entraînement qui ont été décuplées. La morphologie des rugbymen, en dix ou vingt ans, s'est complètement transformée ! Ce n'est plus le même sport. Les impacts et la violence sont tels qu'il me semble impensable de continuer avec les mêmes méthodes !
On ne peut être au niveau sans avoir recours à une aide extérieure. Zinédine Zidane, lors du procès de la Juventus de Turin, interrogé par le juge Guariniello, a clairement reconnu qu'il est impossible d'enchaîner les matchs à l'eau claire. Le juge lui demande ce que lui donne son médecin... On avait retrouvé plus de 240 sortes de médicaments dans la pharmacie de la Juventus dans les années 1998. Zidane répond qu'on lui a prescrit des perfusions de vitamines. Pour lui, il ne s'agissait pas de dopage ! Il avait intégré cette ultra-médicalisation. Le sportif, depuis son plus jeune âge, évolue en effet dans un environnement hypermédicalisé.
Je pense aussi qu'il faut revoir la place du médecin dans le sport et dans les clubs. On demande aux médecins de faire en sorte que les sportifs puissent jouer chaque semaine. On dit que le Real Madrid ou le Barça, qui ont énormément d'argent et achètent beaucoup de joueurs, font tourner leurs effectifs : c'est faux ! Lionel Messi joue tous les week-ends, tous les matchs ! Les compétitions s'additionnent parce que les sponsors et les chaînes de télévision les réclament. David Beckham a joué hier soir, non parce qu'il est bon, mais parce qu'il est lié par un gros contrat !
On demande aux médecins de reculer le seuil de fatigue, de faire en sorte que les joueurs soient toujours opérationnels. Je pense qu'il faut une véritable médecine du travail dans le domaine sportif, et instaurer des arrêts de travail. Quand un joueur ou un coureur est blessé, qu'il donne des signes de fatigue, on doit le mettre en arrêt de travail, ce qu'on ne fait absolument pas !