Intervention de Éliane Assassi

Commission d'enquête Cabinets de conseil — Réunion du 16 mars 2022 à 9h30
Examen du rapport

Photo de Éliane AssassiÉliane Assassi, rapporteure :

J'adresserai tout d'abord des remerciements aux membres du groupe CRCE, qui a utilisé son droit de tirage pour la mise en place de cette commission d'enquête sur un sujet qui a fait irruption dans le débat public à l'aune de la crise sanitaire.

Je remercie particulièrement le président Arnaud Bazin : sa présence à toutes les étapes de nos travaux et la pertinence de ses remarques lors des différentes auditions doivent être saluées. Je remercie également tous les membres de la commission d'enquête, qui ont trouvé de l'intérêt pour ce sujet et l'ont déjà manifesté à plusieurs reprises.

Ces semaines de travail ont été passionnantes, pleines de rebondissements.

Notre commission d'enquête a pu bénéficier d'une résonance médiatique grâce au sérieux de notre démarche. Les auditions du cabinet McKinsey et du ministre Olivier Véran ont été vues 7 millions de fois ! Le rapport devra être à la hauteur des attentes.

Ce travail collégial, pluraliste, effectué dans le respect de chacune et de chacun, c'est aussi la marque de fabrique du Sénat. Croyez bien que je m'en félicite.

J'en viens aux principaux axes de mon rapport.

Le recours aux cabinets de conseil privés durant la crise sanitaire ne recouvre que très partiellement l'ensemble de leurs interventions pour le compte de l'État. L'objectif a donc été de faire la lumière sur leur influence croissante sur les politiques publiques.

Depuis plusieurs années, l'État est régulièrement conseillé sur sa stratégie, son organisation et ses infrastructures informatiques. Les cabinets de conseil les plus connus sont Accenture, Boston Consulting Group (BCG), Ernst & Young (EY), McKinsey, Roland Berger ou encore Wavestone. Ensemble, ils emploient près de 40 000 consultants en France.

Force est de constater que le recours à ces cabinets a relativement augmenté ces dernières années, particulièrement entre 2018 et 2021, année où toutes les dépenses de conseil de l'État ont dépassé le milliard d'euros, dont 893,9 millions pour les ministères et 171,9 millions pour un échantillon de 40 opérateurs. Et ces sommes considérables sont sous-estimées, car notre commission d'enquête n'a interrogé que les opérateurs dont le budget était le plus important.

Selon les données qui nous ont été fournies par la direction du budget, les dépenses de conseil des ministères sont passées de 379,1 millions d'euros en 2018 à 893,9 millions d'euros en 2021, avec une multiplication par 3,7 pour les conseils en stratégie et organisation, et par 5,8 pour les conseils en stratégie des systèmes d'information. Cinq ministères concentrent les dépenses les plus stratégiques : l'intérieur, les finances, les Armées, la transition écologique et les affaires sociales.

Quelle est la porte d'entrée pour ces cabinets ? Ce sont les accords-cadres, dont ceux de la direction interministérielle de la transformation publique (DITP) et de l'Union des groupements d'achats publics (UGAP). Ces accords-cadres mettent à disposition des ministères un vivier de cabinets dans lequel ils peuvent « piocher » en fonction de leurs besoins pour des missions dont ils jugent a priori qu'elles ne peuvent pas être réalisées en interne.

Dans les faits, le recours aux consultants privés pour leur expertise technique et leur capacité à apporter un regard extérieur à l'administration est devenu un réflexe, d'autant qu'ils disposent d'une certaine force de frappe et font preuve de facultés d'adaptation aux diverses situations. C'est par exemple le cas des cabinets internationaux, qui peuvent faire du copier-coller avec des rapports réalisés à l'étranger.

Les cabinets de conseil sont également appelés quand le Gouvernement est en difficulté sur un sujet donné. Pour ne pas réitérer le fiasco de la distribution de la propagande électorale qui a eu lieu lors des dernières élections régionales et départementales, le cabinet Sémaphores a été appelé à la rescousse. Cette mission, dont le coût s'élève à 289 785 euros, est destinée à accompagner les préfectures dans la mise sous pli et la distribution des professions de foi pour l'élection présidentielle et les élections législatives. Espérons qu'il n'y aura pas d'incident cette fois-ci...

S'installe progressivement une relation de dépendance entre l'administration et ses consultants. Cela se vérifie particulièrement dans le domaine de l'informatique. Dans l'exemple des radars routiers, l'État a recours à des prestations de Sopra Steria et de Egis, pour un montant prévisionnel de 82 millions d'euros sur neuf ans - de 2017 à 2026 -, soit environ 9 millions d'euros par an. De même, la réforme de l'aide personnalisée au logement (APL) ayant été reportée à plusieurs reprises, l'État a sollicité les services de McKinsey pour revoir les systèmes d'information de la Caisse nationale des allocations familiales (CNAF). Les nouvelles mesures sont entrées en vigueur le 1erjanvier 2021 et ont coûté 3,88 millions d'euros en prestations de conseil !

Si la gestion de la crise sanitaire a été sous-traitée à des cabinets de conseil, c'est parce que l'État n'y était pas préparé. 68 commandes ont été passées à des consultants, pour un montant total de 41,05 millions d'euros. Parmi les cabinets sollicités, McKinsey, Citwell et Accenture ont mobilisé à eux trois 11 128 jours de consultants pendant la crise, sachant que l'intervention d'un consultant a été facturée en moyenne 2 168,38 euros par jour. Chacune et chacun se remémore l'épisode des masques : le cabinet Citwell a été chargé de leur approvisionnement, de leur stockage et de leur distribution, tout en accompagnant le ministère lors d'interviews à la presse ; les missions de Citwell se sont ensuite étendues aux autres équipements de protection individuelle, tels que les blouses et les gants, aux médicaments de réanimation et aux vaccins.

En résumé, les cabinets de conseil ont été chèrement présents tout au long de la crise sanitaire. Quels étaient alors le rôle et la place de notre administration, particulièrement de nos agences ? Les personnels de Santé publique France ont dû subir la présence d'un consultant de McKinsey entre décembre 2020 et février 2021, pour un montant de 169 440 euros. Ils l'ont mal vécu et ont demandé, je cite, que « le cabinet arrête de leur demander l'état d'avancement, à quinze heures, sur des actions prises le matin à neuf heures lorsqu'elles prennent du temps » ou encore « de réduire la taille des comptes rendus de réunion ». C'est tout simplement de la pression exercée par des consultants sur des agents publics !

On parle beaucoup aujourd'hui de concepts « disruptifs ». Ils trouvent ici toute leur signification : les cabinets de conseil sont appelés à répondre à une urgence en démontrant qu'il est possible de faire vite et bien. Quelles sont les méthodes utilisées ? Post-it, gommettes de différentes couleurs, bateaux pirates, lego serious play...

Au sein de l'Office français de protection des réfugiés et apatrides (Ofpra), ces méthodes n'ont pas du tout été appréciées par les agents qui ont subi la présence de consultants de la DITP et du cabinet Wavestone chargés de leur expliquer comment réduire le délai de traitement des dossiers. Ils se sont sentis infantilisés par un vocabulaire peu approprié à leurs missions de service public et développé au détriment de leur travail. Or, le coût de cette mission s'est élevé à près de 10 millions d'euros entre 2018 et 2021.

Ces dispositifs ont également été déployés pour différentes concertations, telles que la Conférence sur l'avenir de l'Europe ou la Convention citoyenne pour le climat. Quant aux États généraux de la justice, ils ont nécessité le recours à deux cabinets, Inop's et Capgemini, pour la création d'une plateforme en ligne et l'animation d'ateliers participatifs. Coût de la mission : 957 241,97 euros.

Les « livrables » rendus par les cabinets de conseil sont de qualité inégale. Les évaluations de la DITP sont souvent critiques. À titre d'exemple, l'une d'entre elles déplore « l'absence de rigueur sur le fond comme sur la forme » ou encore « un manque de culture juridique et, plus largement, du secteur public », de la part du cabinet.

Dans certains cas, les suites données aux livrables restent mystérieuses, quand elles existent.

McKinsey est intervenu entre 2019 et 2020 auprès de la Caisse nationale d'assurance vieillesse (CNAV) pour préparer la réforme des retraites qui, chacun le sait, a été interrompue. Cette mission, outre qu'elle ait été confiée à un cabinet privé, a coûté la bagatelle de 957 664,20 euros, avec comme seules traces tangibles un power point et un carnet de 50 pages. Nous sommes loin d'un rapport circonstancié à la hauteur de cet objectif difficile et commandé par l'actualité !

À ce stade, comment ne pas évoquer la fameuse mission confiée à McKinsey sur l'avenir du métier d'enseignant ? Le colloque de l'Organisation des Nations unies pour l'éducation, la science et la culture (Unesco) a finalement été annulé en raison de la crise sanitaire, mais facturé 496 000 euros.

Autre exemple : la mission confiée au cabinet Boston Consulting Group (BCG) et à Ernst & Young (EY) pour participer à l'organisation de la Convention managériale de l'État, qui devait réunir plus de 1 800 hauts fonctionnaires en décembre 2018. Il s'agissait « d'embarquer les fonctionnaires dans un élan de transformation », alors incarné par le programme Action publique 2022. Cette initiative a été annulée en raison de la crise des « Gilets jaunes ». Coût de l'opération : 558 900 euros.

Ces exemples, outre ceux qui jalonnent notre rapport, nous conduisent à affirmer qu'il est nécessaire de renforcer les règles déontologiques. Comme l'a rappelé le président de la Haute Autorité pour la transparence de la vie publique (HATVP), Didier Migaud : « l'intervention des cabinets peut légitimement susciter des inquiétudes en matière de déontologie. »

Plusieurs risques peuvent ainsi être identifiés : quand des cabinets de conseil sont missionnés par plusieurs clients, quand on y trouve des traces de « pantouflage » ou de pro bono, ces travaux réalisés gracieusement par des cabinets à but lucratif.

L'influence avérée des cabinets de conseil sur la prise de décision publique mérite toute notre attention. Un mot règne : la « discrétion ». Nous l'avons vérifié lors des auditions, et M. le ministre des solidarités et de la santé, Olivier Véran, nous l'a implicitement dit : « si vous aviez voulu [les] documents estampillés McKinsey présents dans le dossier, vous auriez trouvé une feuille blanche ».

Par ailleurs, des consultants intègrent les équipes de leurs clients et sont quasiment assimilés à des agents publics. Certains ont même rédigé des notes sous le sceau de l'administration et disposent d'une adresse électronique du ministère.

Ces méthodes renforcent ce que notre commission d'enquête a ressenti dès le début de ses travaux : un manque flagrant de transparence dans le rôle et la place des cabinets de conseil dans notre administration. Cette opacité alimente un sentiment de défiance chez les agents et interroge tant sur leurs capacités à réaliser eux-mêmes des travaux que sur l'absence de concertation en amont pour juger de l'utilité ou non d'avoir recours à un cabinet privé.

Notre commission d'enquête a été d'emblée interpellée sur les contenus des documents que ces cabinets proposent à leurs clients. Jusqu'où vont-ils dans leurs préconisations ?

Selon le Gouvernement, l'autorité publique décide en responsabilité, et les cabinets de conseil n'ont aucune influence sur la décision. Or certains soumettent plusieurs scénarii de conseil en stratégie et mettent en évidence celui qui leur semble le plus adapté à la commande, mais surtout au contexte politique. Les consultants apportent des solutions clefs en main aux décideurs publics. Ces derniers peuvent les accepter ou non, mais leur marge de manoeuvre ne peut qu'être réduite.

Les cabinets de conseil sont intervenus sur des réformes majeures de ce quinquennat : Ernst & Young a participé à la réforme juridictionnelle, pour un coût de 592 380 euros ; McKinsey a été sollicité sur le processus de gestion d'un bonus-malus sur les cotisations patronales d'assurance chômage, pour un montant de 327 060 euros ; Capgemini s'est investi dans la simplification de l'accès aux droits des personnes handicapées, à hauteur de 370 608 euros ; Roland Berger s'est penché sur la réforme de la formation professionnelle, pour 2,6 millions d'euros. Sans oublier la rédaction par un cabinet d'avocats de l'étude d'impact sur le projet de loi d'orientation des mobilités (LOM).

L'objectif premier de cette commission d'enquête était d'examiner si les cabinets de conseil influençaient les politiques publiques. L'exemple de la gestion de la crise sanitaire confirme cette hypothèse. Est apparue au fur et à mesure de nos travaux une dimension tentaculaire, soulignant l'intervention des cabinets dans de très nombreux secteurs d'activité de la puissance publique.

De nombreuses pistes restent encore à exploiter. Chaque jour, l'intrusion en profondeur du secteur privé dans la sphère de la décision publique apparaît plus diversifiée, plus importante. L'accélération de ce phénomène dans le présent quinquennat est patente au regard des seuls exemples et des chiffres que j'ai cités.

Face aux révélations successives, le Gouvernement a souhaité donner l'impression de réagir. Le matin même de son audition, Mme Amélie de Montchalin a annoncé une réduction de 15 % du recours aux cabinets de conseil, hors informatique. Dans la foulée, le Premier ministre a envoyé une circulaire aux membres du Gouvernement. Faut-il rappeler qu'elle est non contraignante ? Mieux vaut tard que jamais, mais un long chemin reste à parcourir pour mettre un terme à cette dérive. Tel est le sens des propositions que je vous propose au nom de la commission d'enquête.

Avant de conclure, j'évoquerai une affirmation portée sous serment devant notre commission d'enquête par le représentant d'un cabinet. Des investigations in situ nous ont révélé des faits qui semblent contredire ses déclarations. Nous allons donc devoir prendre des initiatives judiciaires sur lesquelles Monsieur le président Arnaud Bazin reviendra.

À un moment où nombre de nos concitoyens doutent de l'action publique, nos travaux sont une modeste participation à la volonté de reprise en main de la sphère publique par la politique. Ce qui fonde la légitimité de l'action de l'État, de ses administrations ou établissements administratifs, c'est la démocratie. Le sens de l'action de l'État doit être porté par les citoyens, qui s'expriment au travers de leur vote.

L'intervention des cabinets de conseil n'est pas à rejeter, car leur apport peut être utile, mais dans des conditions bien déterminées et transparentes. J'espère que nos travaux permettront d'ouvrir le débat et d'agir.

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