Intervention de Éric Ginter

Commission d'enquête Evasion des capitaux — Réunion du 5 juin 2012 : 1ère réunion
Audition de Mme Manon Sieraczek avocate fiscaliste et de Mm. éric Ginter associé au cabinet stc partners kpmg gianmarco monsellato managing partner de taj société d'avocats membre de deloitte et touche tohmatsu limited pierre-sébastien thill président du directoire de cms francis lefebvre et michel combe associé responsable de landwell et associés

Éric Ginter, associé au cabinet STC partners (KPMG) :

Monsieur le président, monsieur le rapporteur, madame, messieurs les sénateurs, je ferai une présentation rapide du cabinet auquel j'appartiens, en m'appuyant sur les documents qui apparaissent sur l'écran de la salle.

Le cabinet STC partners a été créé en 2005 par d'anciens avocats d'affaires d'Arthur Andersen. Ayant la particularité d'être composé pour moitié de fiscalistes et pour moitié de juristes, il est spécialisé dans le conseil juridique et fiscal des dirigeants et cadres d'entreprise, ce que l'on appelle parfois le private equity. Depuis un peu plus d'un an, il est affilié au réseau KPMG International pour ce qui concerne la fiscalité.

Pour ma part, j'ai été administrateur civil à la Direction générale des impôts, chargé notamment de la coordination du contrôle fiscal sur le plan international. Je suis avocat depuis vingt ans et professeur associé à l'université de Bourgogne, où j'enseigne la fiscalité internationale. Par ailleurs, j'ai commis un livre sur la fiscalité communautaire.

Pour en venir au sujet qui nous occupe aujourd'hui, je concentrerai essentiellement mon propos sur la problématique de la fiscalité des personnes physiques ; mes confrères aborderont plus particulièrement les aspects relatifs à la fiscalité des entreprises.

S'agissant de la fiscalité des personnes physiques, sujet extrêmement vaste, j'ai choisi volontairement de m'attacher à la question de la détention d'avoirs non déclarés à l'étranger, qui fait à l'heure actuelle l'objet d'une attention toute particulière, ainsi qu'à celle de la délocalisation dans les pays fiscalement plus attractifs que la France, dont on parle également beaucoup en ce moment. Cela étant, je répondrai bien évidemment à toutes les questions que vous me poserez.

La détention d'avoirs non déclarés à l'étranger est un phénomène dont tout le monde soupçonnait plus ou moins l'existence, moi y compris, je dois le dire. Mais c'est la procédure de régularisation, officiellement mise en place jusqu'à la fin de l'année 2009, qui a permis d'en mesurer toute l'ampleur : tant les professionnels que l'administration ont découvert que ce phénomène dépassait peut-être ce que l'on pouvait imaginer, au moins pour ce qui concerne les personnes physiques.

Examinons tout d'abord brièvement l'origine de l'importance des avoirs financiers détenus à l'étranger de façon plus ou moins régulière. Dans la plupart des dossiers examinés, il s'avère que cela procède d'un contexte historique ou familial.

Je n'ai pas besoin de vous rappeler que l'histoire du XXe siècle a été relativement troublée. Dès lors, on peut comprendre que des familles aient souhaité, à différentes époques, mettre de l'argent en sécurité.

Le contexte familial peut également jouer un rôle : des membres d'une famille peuvent vouloir, à un moment donné, soustraire des sommes d'argent à certains autres membres de la famille.

Parfois, les deux contextes se sont imbriqués : des personnes ont dû émigrer en France, je dirai même en France métropolitaine, et elles n'ont pas forcément emmené avec elles tous les avoirs qu'elles pouvaient détenir un peu partout dans le monde.

Ces personnes n'ont pas eu pour seul objectif l'optimisation fiscale. Même si cet objectif est lié au suivant, il s'agit presque d'un objectif secondaire. Elles ont généralement eu pour souci la stabilité et la protection d'une épargne « de secours ». Il est d'ailleurs frappant de constater que ces avoirs n'ont finalement pas rapporté grand-chose ; ce n'était donc pas fondamentalement l'objectif recherché.

De façon plus moderne peut-être, des personnes ont cherché à bénéficier d'instruments d'épargne diversifiés ou plus souples que ceux qui existent en France. De ce point de vue, il est vrai que les législations étrangères sont assez compétitives. Il ne s'agit donc pas là d'un objectif fiscal.

Bien évidemment, ne soyons pas naïfs, certains ont pu vouloir se soustraire à un certain nombre d'obligations fiscales, au titre de l'impôt sur la fortune et des droits de succession notamment, l'impôt sur le revenu constituant une cause relativement marginale.

Face à ce phénomène, un certain nombre d'obligations, que j'ose à peine rappeler ici (Sourires.), ont été progressivement instaurées par le législateur. Aussi les énumérerai-je très rapidement.

Premièrement, ont été renforcées les sanctions pour non-déclaration de comptes bancaires et de contrats d'assurance vie à l'étranger. Actuellement, la pénalité est de 10 000 euros par an et par compte non déclaré, soit un montant relativement substantiel.

Deuxièmement, a été adoptée, l'an passé, une loi visant spécifiquement les trusts anglo-saxons au motif qu'ils pouvaient être un moyen de favoriser la fraude et l'évasion fiscales. Au travers de la procédure de régularisation mise en place en 2009, l'administration a peut-être été conduite à pointer les trusts. Pour autant, ceux-ci ne sont pas forcément un outil d'optimisation fiscale ; ils peuvent être, dans de nombreux pays, un outil d'organisation patrimoniale parfaitement normal.

Troisièmement, a été créée, au début des années quatre-vingt, une taxe de 3 % sur les immeubles détenus en France et ont été adoptées des mesures plus ciblées visant les sociétés de portefeuille, au travers de l'article 123 bis du code général des impôts, la technique de la rent a star company, avec l'article 155 A du même code, ainsi que, de façon générale, des mesures de nature à renforcer toutes les sanctions relatives aux structures localisées dans les États et territoires non coopératifs, les ETNC, que je ne développerai pas.

J'en ai terminé avec le volet répressif. Permettez-moi d'aborder maintenant la question de la coopération internationale pour la lutte contre l'évasion fiscale.

Avec le recul dont je dispose, je puis vous dire que, en la matière, on note un changement tout à fait net par rapport à la situation que l'on a pu connaître auparavant.

Dans le passé, on cherchait à combattre les paradis fiscaux, c'est-à-dire les pays où l'on ne paie pas ou peu d'impôts. Depuis une dizaine d'années, le problème est abordé d'une tout autre manière.

Un pays peut faire le choix, pour une raison ou une autre, de ne pas prélever d'impôt sur le revenu parce qu'il engrange par ailleurs des recettes qui lui suffisent. Après tout, c'est un choix, et l'on ne voit pas pourquoi on devrait forcément s'en formaliser et prendre des mesures tendant à la condamner. En revanche, un vrai problème se pose si ce même pays favorise la fraude dans d'autres pays en se livrant à une compétition fiscale susceptible d'être dommageable pour ses voisins.

Ce problème a été abordé au niveau européen notamment dans le cadre du groupe Primarolo, que vous connaissez certainement. Depuis quelques années, beaucoup a été fait pour favoriser et développer l'échange systématique d'informations au sein des États membres de l'Union européenne, entre les pays de l'OCDE, voire au-delà. Même si ce travail avance lentement, il a déjà abouti à la signature de conventions fiscales d'un nouveau type.

Ces conventions sont destinées non pas à éviter les doubles impositions, mais à permettre essentiellement, uniquement même, l'échange d'informations avec des pays à faible pression fiscale.

C'est une chose de signer des conventions, mais c'en est une autre de les appliquer ! Le groupe d'examen par les pairs du Forum mondial sur la transparence et l'échange de renseignements à des fins fiscales, que préside M. François d'Aubert, a pour objet de réaliser un suivi de la mise en oeuvre de ces conventions et d'opérer un classement des pays. Il y a là une pression des pairs qui est, à mon avis, très importante dans l'ordre international, et un certain nombre de pays y sont tout à fait sensibles.

Parmi les autres mesures de coopération internationale figurent également l'extension des pouvoirs de contrôle de l'administration dès lors qu'est mise en oeuvre une procédure d'échange de renseignements, ainsi que, comme l'a évoqué Mme Sieraczek, la création d'une police fiscale chargée de lutter contre la grande fraude et dotée de pouvoirs d'investigation particuliers.

Le volet répressif est un élément tout à fait essentiel de la politique fiscale. Mais mettre le contribuable dans une situation où il n'a d'autre choix que de se soumettre ou de se démettre, si je puis dire, n'est pas, à mon avis, la meilleure façon de procéder.

Il me paraît également hautement souhaitable que, à l'instar de ce qui existe dans un certain nombre de pays, notamment aux États-Unis, nous puissions proposer à un contribuable qui, pour une raison ou une autre, parfois un peu indépendante de sa volonté, ne se trouve pas tout à fait dans les clous d'y revenir dans des conditions raisonnables. Une telle possibilité permettrait de faire avancer les choses, d'autant qu'elle en offrirait une meilleure connaissance à l'administration.

Il est aussi tout à fait clair dans mon esprit qu'il ne s'agit pas de faire des amnisties fiscales ; je pense d'ailleurs que cette opinion est largement partagée par les services de la DGFIP. On en a discuté dans différents forums internationaux : le principe même d'une amnistie est totalement contraire à notre système fiscal déclaratif, à un système de compliance comme on dit dans les pays anglo-saxons. Le temps me manque pour m'étendre plus longtemps sur cette contradiction.

Il ne s'agit donc pas de procéder à une amnistie, contrairement à ce qui a été fait dans un certain nombre de pays, y compris des pays voisins de la France. Il s'agit simplement de faire payer aux contribuables l'intégralité de ce qu'ils doivent, sans leur accorder aucune remise particulière, mais en faisant ce que dans notre jargon nous appelons une AMLF, c'est-à-dire une application modérée de la loi fiscale. L'application modérée des sanctions diverses et variées dont le code général des impôts et le livre des procédures fiscales sont particulièrement riches suffit à alléger très sensiblement la charge pour le contribuable.

Par exemple, les taux de prélèvement sur le montant des actifs possédés à l'étranger dans le cadre de la procédure de régularisation, dont certains journaux avaient qualifiée la création d'épouvantable, n'ont pas été de l'ordre de 60 %, contrairement à ce qu'avaient annoncé ces journaux. De fait, ces taux s'établissent entre 15 % et 20 %, ce qui n'est finalement pas excessif pour un contribuable qui souhaite se remettre dans les clous. Bien évidemment, les sommes ainsi régularisées ne seront pas exonérées des impôts dont ils sont redevables, c'est-à-dire l'impôt sur la fortune, les droits de succession, ainsi que, le cas échéant, l'impôt sur le revenu.

La procédure de régularisation a officiellement été interrompue en décembre 2009. En fait, elle continue d'exister et je crois que nous n'avons aucune raison de nous en plaindre, bien au contraire ! On pourrait même souhaiter qu'elle soit un peu plus formalisée, car les contribuables qui ne sont pas forcément complètement décidés n'ont finalement aujourd'hui aucune visibilité. On les informe de l'existence de cette procédure tout en leur indiquant que le ministre peut y mettre un terme dès le lendemain... Évidemment, ce n'est pas totalement satisfaisant. D'autre part, puisque rien n'est écrit, on n'est pas à l'abri d'une révision de la façon dont l'administration applique effectivement la loi fiscale : ce n'est pas non plus totalement satisfaisant en termes d'équité et d'égalité des citoyens devant l'impôt.

Le deuxième point de mon exposé introductif concerne la délocalisation dans des pays fiscalement plus attractifs que la France.

Cette délocalisation est parfois conçue comme un élément d'optimisation fiscale, ce que reflète d'ailleurs assez bien le questionnaire que vous nous avez transmis.

De fait, si toutes sortes de raisons peuvent amener les contribuables à se délocaliser dans un pays étranger, la recherche d'un avantage fiscal en fait partie.

Il est clair qu'il est aujourd'hui beaucoup plus facile de se délocaliser que par le passé. La globalisation des échanges, la création d'une eurozone, les facilités de transport, la réaffirmation par la Cour de justice européenne du principe de liberté d'établissement et le fait qu'elle ait sanctionné certaines mesures prises unilatéralement par les États pour entraver cette liberté sont autant d'éléments qui, bien sûr, ouvrent beaucoup plus largement que dans le passé le champ des possibles du contribuable.

Par ailleurs, je rejoins ce qui a été dit tout à l'heure : il est évident que l'absence d'harmonisation fiscale entre les États, notamment en matière d'impôt sur le revenu, incite fortement les contribuables à se délocaliser. Elle crée pour eux un certain nombre d'opportunités. Si l'on fait le tour des pays voisins de l'Hexagone - je vous épargnerai cet exercice, mais nous pourrons y revenir si vous le souhaitez -, on peut très facilement repérer l'avantage particulier que chacun d'eux peut présenter pour un contribuable français.

D'une manière générale - je m'adresse ici au législateur -, il est clair que, dans la perspective d'une gestion patrimoniale de long terme, un certain nombre de personnes peuvent rechercher à l'étranger une certaine stabilité fiscale qui, il faut bien le reconnaître, fait un peu défaut dans notre pays, notamment depuis une période récente. Pour ma part, alors que je fais de la fiscalité depuis à peu près trente ans, je n'avais jamais vu autant de lois de finances rectificatives qu'en 2011 !

Sans vouloir verser dans le politiquement correct, cet exercice d'optimisation connaît une limitation évidente - sur laquelle nous sommes, en tout cas, particulièrement rigoureux lorsque nous avons à conseiller des personnes -, à savoir l'effectivité de la délocalisation, faute de quoi on s'expose à toutes sortes de sanctions très désagréables et, finalement, au paiement des impôts auxquels on aurait éventuellement souhaité se soustraire ou dont on aurait voulu atténuer la charge.

Pour limiter ce phénomène, un certain nombre de mesures ont été prises par les États. Il est d'ailleurs assez curieux et assez paradoxal que les États aient plutôt essayé de lutter contre la délocalisation, phénomène typiquement international, par des mesures d'ordre national.

Je pense au renforcement des contrôles fiscaux, visant évidemment à lutter contre les fausses délocalisations.

Je pense également à la relecture « constructive » - lorsqu'elle est possible - des conventions internationales, par exemple en matière de stock-options. Sur la question des revenus différés en général, un problème se pose, qui, à mon avis, mériterait d'être traité au fond : on peut, pendant toute une période, avoir acquis un revenu dans un pays déterminé mais ne le percevoir finalement que quelques années plus tard - tel est le principe des revenus différés, qui font eux aussi l'objet de travaux internationaux - dans un pays choisi pour sa législation « qui va bien ».

Il est clair que cela pose un vrai problème au pays qui a éventuellement supporté la charge pendant un certain nombre d'années et qui n'en reçoit pas, après coup, le produit. C'est ce qui a par exemple conduit un pays comme le Danemark à dénoncer ses conventions fiscales avec la France ou l'Espagne, considérant qu'il n'était finalement pas logique qu'il supporte le poids des cotisations de retraite dans la mesure où les pensions de retraite sont ensuite taxées en France ou en Espagne, où des Danois avaient le bon goût de prendre leur retraite.

Je pense, enfin, à la création d'obstacles à la sortie, à savoir les régimes d'exit tax. Je rappelle que la première exit tax, créée en 1999 puis condamnée par la Cour de justice des communautés européennes, a été rétablie l'an passé. On en attend d'ailleurs toujours les dispositions d'application - le décret est paru, mais pas les instructions administratives. D'autres pays ont essayé de mettre en place de tels dispositifs, avec des succès, disons, variables.

Plus intéressantes me paraissent les mesures internationales qui organiseraient un véritable partage du pouvoir d'imposition entre les États, mais qui sont malheureusement embryonnaires. Un tel partage constituera à mon avis un élément fondamental de la fiscalité dans les années à venir.

On peut ainsi parfaitement imaginer d'instaurer des droits de suite par voie conventionnelle. C'est ce qu'a, par exemple, prévu la convention entre la France et le Royaume-Uni en permettant l'imposition des plus-values réalisées par des résidents français qui s'installeraient en Grande-Bretagne et, réciproquement, des résidents britanniques s'installant en France. On peut imaginer d'étendre des dispositifs analogues à toutes sortes de revenus, comme, je vous en ai déjà parlé, les stock-options et les retraites ; la Commission européenne a d'ailleurs fait un certain nombre de propositions en la matière.

Pour faciliter le partage des impositions entre les États, il conviendrait d'encourager des mécanismes conventionnels, dans un cadre soit européen soit bilatéral, même si le cadre multilatéral serait vraisemblablement mieux adapté à de tels dispositifs.

Je conclurai cet exposé, dont je vous prie d'excuser la longueur, par quatre observations très rapides.

Premièrement, je suis d'avis que la répartition du pouvoir d'imposer entre les États constituera dans les années à venir un sujet absolument majeur ; on en reparlera certainement avec la question des prix de transfert.

Deuxièmement, tant les États que les contribuables auraient tout à gagner à ce que soient mises en place, dans un cadre juridique non contestable - ce qui est loin d'être le cas aujourd'hui -, des règles claires et relativement pérennes permettant de définir la façon dont cette répartition doit s'organiser.

Troisièmement, il est tout à fait évident que la coopération fiscale internationale entre les États doit être développée, que ce soit par la définition de règles communes ou par le développement des échanges d'informations ; les contribuables y ont aussi à gagner, ne serait-ce que pour montrer que ce qu'ils font est tout à fait conforme à la morale et aux bonnes moeurs.

Ce mouvement est aujourd'hui relativement timide sur le plan international. Si le législateur national a pris un certain nombre de dispositions, on pourra regretter qu'il n'y ait pas plus d'enthousiasme à placer ces débats au moins sur le plan européen, qui, à mon avis, constituerait le niveau adéquat.

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