Monsieur le président, monsieur le rapporteur, mesdames, messieurs les sénateurs, je m'efforcerai de compléter les propos de mes confrères mais, sans être divergente, ma vision sera un peu différente de celles qui ont été présentées jusqu'à présent.
Pour préparer l'audition, j'ai évidemment réfléchi au sujet. Or le fait que les travaux de votre commission d'enquête portent sur « l'évasion des capitaux et des actifs hors de France et ses incidences fiscales » m'a posé quelques difficultés.
En effet, je ne sais pas définir le terme « évasion ». Je connais la fraude, je connais l'erreur, je connais l'optimisation, mais je ne connais pas l'évasion - sauf lorsqu'elle consiste à sortir d'une prison, image qui me semble quelque peu inappropriée pour un sujet fiscal.
Je ne suis pas pour autant naïf et je me doute bien que le terme « évasion » a une connotation négative et renvoie plus à la fraude qu'à l'optimisation légitime.
Or la fraude, c'est banal, c'est simple. L'Italie a montré la voie pour lutter contre la fraude. Nul besoin de sortir des chiffres inventés sur les paradis fiscaux : pour lutter très efficacement contre la fraude, il suffit que l'administration s'attaque à l'économie souterraine et se rende dans n'importe quelle ville pour comparer les signes apparents de richesse à la déclaration d'impôt. Si l'Italie y arrive, je pense que d'autres pays peuvent y parvenir au moins aussi efficacement !
Mais le danger de la fraude n'est pas tant dans l'impact social ou financier qu'il crée. D'abord, l'impact financier est largement surestimé. Pour ce qui est de l'impact social, à l'instar de Michel Foucault, je ne pense pas qu'il puisse y avoir une norme sans fraude. Norme et fraude ont besoin l'une de l'autre pour exister ; c'est un fait, heureux ou malheureux.
Le vrai danger de la fraude, c'est qu'elle nous cache la réalité : elle nous fait regarder ailleurs.
Pour citer cette fois le président Chirac, je crains que notre maison ne brûle et que nous ne regardions ailleurs.
Le vrai danger fiscal n'a absolument rien à voir avec les paradis fiscaux. Il a à voir avec nos partenaires fiscaux, avec des pays comme l'Allemagne, l'Angleterre, les États-Unis ou la Chine.
Depuis vingt ans, nous sommes dans une guerre fiscale, entamée par les États-Unis sous la présidence de Bill Clinton, qui déclarait en substance au Sénat américain en 1990 : Il est temps d'attaquer fiscalement les concurrents de nos groupes pour, par l'impôt, réintroduire les barrières douanières. C'est ce qu'ont fait les États-Unis, imités par d'autres pays, depuis vingt ans.
Nous sommes confrontés au protectionnisme offensif et défensif de nos partenaires, qui attirent chez eux les recettes fiscales de leurs concurrents étrangers tout en protégeant leurs contribuables, pendant qu'en France nous faisons exactement l'inverse : nous mettons nos contribuables au pilori en les accusant de ne pas payer l'impôt.
Mais nous sommes relativement naïfs dans cette guerre fiscale.
Quelques mots sur mon cabinet et mon expérience vous permettront de mieux comprendre d'où je viens et pourquoi j'ai un parti pris assez marqué sur cette question.
Taj, c'est 400 collaborateurs, sept villes et un lien organique avec 25 000 fiscalistes de Deloitte travaillant partout sur la planète. Cela nous donne une vision unique de la fiscalité dans le monde, depuis la Chine jusqu'aux États-Unis en passant par la France. Nos clients sont non seulement de gros groupes internationaux, mais aussi des PME exportatrices qui recherchent avant tout la sécurité.
Je ne connais pas la fraude : en vingt ans, je n'ai même jamais eu à la défendre. En vertu d'une sorte d'autorégulation du marché, les fraudeurs - dont je ne nie pas l'existence - ne font pas appel à nos grands cabinets parce qu'ils suspectent que nous sommes trop respectables pour les aider - à tort ou à raison d'ailleurs, mais peu importe. Du coup, nous ne les voyons pas.
Qui estime la profession d'avocat fiscaliste néfaste n'a qu'à rendre la règle fiscale simple, claire et stable : je n'aurai alors plus de travail ! Je crains toutefois d'en avoir encore pour quelques années... (Sourires.)
Notre travail consiste à beaucoup expliquer, à sécuriser les investissements sur le plan fiscal et, il est vrai, à optimiser parce que l'optimisation est nécessaire. En effet, les clients, entreprises françaises et étrangères, sont dans un monde de compétition sans merci. Une entreprise contrainte de payer significativement plus d'impôt que son concurrent est vouée à disparaître, absorbée ou annihilée par ce dernier. C'est une réalité. Les entreprises ont donc, vis-à-vis de leurs actionnaires comme de leurs salariés, l'obligation d'optimiser pour survivre.
Dans ce contexte, notre credo, c'est la sécurité et la stabilité. Nous sommes l'un des seuls cabinets fiscalistes à avoir créé un pôle de prospective, un centre de recherche, un blog de fiscalité maintenant très connu, faisant l'objet de 6 000 connexions par mois - je sais que quelques sénateurs s'y connectent régulièrement -, visant à partager les idées et les meilleures pratiques internationales, en toute neutralité et dans un souci de comparaison.
En 2008, nous avons mené une enquête auprès de 450 dirigeants d'entreprises françaises et internationales sur leurs relations avec la fiscalité française. C'est bien évidemment en toute honnêteté, en toute franchise et sans posture qu'ils ont répondu à une enquête menée par un cabinet. Or tous nous ont indiqué rechercher en priorité la sécurité.
Notre cabinet milite en faveur d'une harmonisation : nous plaidons pour l'ACCIS - derrière ce nom barbare se cache l'assiette commune consolidée pour l'impôt sur les sociétés - et pour une base fiscale européenne pour l'impôt des particuliers.
En ce qui me concerne, cela fait vingt ans que je suis spécialisé en fiscalité internationale et en prix de transfert. Ces sujets attirent beaucoup l'attention des journalistes, qui les voient comme plus romantiques qu'ils ne le sont en réalité. J'ai, sur ces questions, écrit un livre et beaucoup publié, en France comme à l'étranger. Or, en vingt ans, j'ai été témoin de l'émergence d'un nouveau protectionnisme : un protectionnisme fiscal. En effet, si les droits de douane ont disparu, la fiscalité les a remplacés au centuple.
Ce n'est plus une barrière à l'entrée que l'on crée : on vous laisse entrer, on vous attire même, mais après on vous taxe par des redressements protectionnistes sur les prix de transfert et on fait en sorte que vous ne repartiez plus. Ce faisant, on met en danger le commerce mondial, dont tous les États dépendent pour équilibrer leur budget.
En vérité, c'est là que se joue la vraie bataille fiscale, à coups de redressement de prix de transfert, d'attaque de prix de transfert, en priorité contre les groupes étrangers à son pays.
Les États l'ont à peu près tous bien compris et s'arrangent pour, par exemple, cibler les Japonais ou les Européens - comme aux États-Unis - pour pouvoir faire rentrer par l'impôt les droits de douane qui ont disparu.
Quelles stratégies adopter dans ce contexte ?
Première stratégie : la compétitivité. Au-delà des redressements, chaque État crée un ou plusieurs régimes de faveur pour attirer les investissements, ce qui est légitime. Comme l'indiquait mon confrère, chaque pays, y compris en Europe, crée des incitations pour faire venir les contribuables du pays voisin. Un État est donc obligé d'être compétitif s'il ne veut pas perdre ses recettes fiscales.
Deuxième stratégie : la sécurité. Toute entreprise est prête à payer un peu plus d'impôts en contrepartie d'une sécurité et d'une stabilité accrues.
Troisième stratégie : la contractualisation. Nous ne sommes plus au XVIIe siècle : nous devons accepter que la souveraineté fiscale n'existe plus ; le monde est ouvert. Sur les sujets compliqués comme les prix de transfert, contractualiser en amont la base fiscale est une sécurité tant pour l'État que pour l'entreprise.
La fin des souverainetés fiscales est peut-être le point le plus difficile à accepter pour un grand et vieux pays comme la France. Mais, en réalité, avec l'économie globalisée et aujourd'hui immatérielle, il est pratiquement impossible de savoir avec certitude où est créée la richesse : entre un producteur chinois, un chercheur français, un financier anglais, un assureur japonais et un dirigeant américain, cela fait vingt ans que je cherche la formule. Je ne l'ai toujours pas trouvée ! Les plus grands économistes eux-mêmes s'arrachent les cheveux ! Quant aux États, ils répondent tous que la richesse est créée chez eux...
On assiste donc à des impositions énormes. Savez-vous que seules 6 % des entreprises européennes n'ont jamais subi de double imposition - autrement dit, n'ont jamais payé deux fois l'impôt sur le même bénéfice. Savez-vous qui est au premier rang des doubles d'impositions ? La France ! La presse ne fait que peu état de telles réalités, pour moi quotidiennes.
Savez-vous pourquoi Chrysler a fait faillite ? Parce que, entre les États-Unis et le Canada, qui ne sont pas des paradis fiscaux, elle a subi une double imposition de un milliard de dollars ! Elle a déposé le bilan à la suite de ce redressement de prix de transfert. D'ailleurs, la première chose qu'a faite Fiat en rachetant Chrysler a été d'essayer de négocier un accord sur ces prix de transfert.
Si les prix de transfert coûtent des emplois, c'est du fait non de l'optimisation, mais de la guerre fiscale que se livrent les États.
Face à cette situation, quelles sont les réponses de nos partenaires.
Premièrement, ils ont recouru au protectionnisme, qui consiste à attaquer les voisins étrangers en protégeant les siens - par exemple, en baissant les impôts sur ses entreprises tout en les augmentant sur les entreprises étrangères. C'est ce qu'ont fait les États-Unis ou encore la Chine - depuis 2008 en ce qui concerne cette dernière, de manière absolument magistrale -, l'Inde, l'Italie, l'Espagne... Tout le monde se met au protectionnisme fiscal !
Parallèlement, ces mêmes pays ont développé la contractualisation : mettons-nous d'accord en amont sur un investissement sécurisé, non pas via un taux de faveur, mais en termes de base d'impôt, avec des règles figées pendant cinq ans renouvelables - ce qui permet de penser à autre chose pendant cinq ans.
Les États-Unis, la Chine, les Pays-Bas, la Belgique et la Grande-Bretagne sont des pays très en pointe sur la contractualisation. Aux Pays-Bas, il existe une méthode très intéressante, qui consiste à poster de manière permanente des inspecteurs des impôts auprès des auditeurs comptables de l'entreprise et à arrêter l'imposition fiscale en même temps que les comptes, au 31 décembre de chaque année. En cas de désaccord, on arrive au contentieux. Ce système - appelé enhanced relationship - permet d'éliminer l'insécurité. Il rencontre un très grand succès aux Pays-Bas. Très bizarrement, ce sont justement les entreprises que la presse qualifie de « fraudeurs » qui sollicitent la présence permanente d'inspecteurs des impôts en contrepartie d'une imposition fiscale arrêtée au moment de l'arrêt des comptes.
Et puis il y a la compétition. Là, vraiment, tout le monde s'y met, les Allemands les premiers. Chacun s'accorde à condamner les paradis fiscaux mais, dans le même temps, incite à investir chez lui. Cette compétition entre États pour accueillir le commerce international est légitime. La Suisse ne fait, sur ce plan, qu'imiter les pays de l'Union. Sachez toutefois que l'impôt sur les sociétés rapporte, en Suisse, beaucoup plus qu'en France en % du PNB, et deux fois plus qu'en Allemagne. La Suisse n'est pas un paradis fiscal : c'est un pays attractif, ce qui n'est pas la même chose.
Le manque de compétitivité coûte donc beaucoup plus cher à la France que tous les paradis fiscaux réunis, et ce à deux niveaux.
Il y a, d'une part, un coût direct, en termes de recettes. Un redressement du prix de transfert subi par un groupe français aux États-Unis, en Allemagne ou en Chine représente autant de bases fiscales qui seront taxées, non plus en France, mais à l'étranger.
Il y a, d'autre part, un coût indirect. La compétitivité de nos entreprises et, partant, leurs capacités à créer de l'emploi et de la richesse dans la durée sont, du coup, mises encore davantage en danger. À long terme, c'est la part dérivée de l'impôt qui est en péril.
En vingt ans d'expérience, je n'ai jamais été confronté à un paradis fiscal ni à une fraude. En revanche, j'ai eu affaire, quotidiennement, à des entreprises assommées de double imposition, victimes d'insécurité, de règles changeant en permanence, tous les ans - malheureusement, la France est championne du monde en la matière ! -, ainsi que d'optimisation mal appliquée.
Il arrive parfois qu'une entreprise, ayant décidé d'investir à l'étranger mais dont les dirigeants ne sont pas des experts fiscaux, applique mal la réglementation et devient potentiellement redressable.
S'agissant des particuliers, pour lesquels j'ai moins d'expérience que mes confrères, je n'ai néanmoins jamais connu, en France, de « rebelles à l'impôt » ; dans d'autres pays, cela existe.
En revanche, j'ai rencontré des entrepreneurs n'acceptant pas de voir plus de la moitié des fruits de leurs talents prélevée, alors qu'ils seront seuls à assumer leur échec, sans aucun partage.
J'ai connu de nombreux salariés vivant de plus en plus mal le fait de voir près de 75 % des fruits de leur travail partir en prélèvements obligatoires. Une fois que l'employeur a payé les charges sociales patronales et salariales, chaque salarié, après avoir lui-même acquitté l'impôt sur le revenu, ne récupère, en moyenne, qu'entre 25 % et 30 % du total.
Rappelons-nous que le fondement de la démocratie en Europe et aux États-Unis, c'est la Magna Carta, qui remonte au XIIIe siècle, quand il est décidé que, en Angleterre, toute augmentation d'impôt doit être au préalable acceptée par ceux qui vont la payer. Si la Magna Carta est devenue une pièce de musée, elle reste d'actualité au XXIe siècle, car le consentement à l'impôt est un principe fondamental pour une société démocratique.
Nous ne sommes plus au XVIIe siècle. Nous vivons dans un monde ouvert, où la souveraineté fiscale a effectivement diminué, surtout en Europe. Nous avons un marché unique, une monnaie unique, mais des fiscalités diverses, ce qui est une première historique.
Dès lors, deux choix s'offrent à nous : soit l'harmonisation européenne, que nous appelons de nos voeux, soit la compétition.
Mécaniquement, si nous harmonisons la fiscalité en Europe, plus aucun arbitrage ne sera possible sur le continent. La concurrence se fera avec les pays extra-européens.
Sans harmonisation, seule la compétition est possible : il n'y a pas de troisième voie. Dans un monde compétitif, la règle, c'est que les contribuables sont les alliés de l'administration, parce qu'ils ont besoin de sécurité.
Ne laissons pas une poignée de fraudeurs nous détourner de l'impérieuse nécessité de repenser notre fiscalité à l'aune des enjeux du XXIe siècle ! Je reste évidemment à votre disposition pour répondre à toutes vos questions.