Intervention de Thierry Jadot

Mission d'information sur le harcèlement scolaire et le cyberharcèlement — Réunion du 30 juin 2021 à 16h35
Audition d'un laboratoire d'idées du numérique et d'une plateforme de modération avec la participation de Mm. Thierry Jadot ancien président dentsu aegis network et contributeur aux travaux de l'institut montaigne et matthieu boutard directeur général de la plateforme de modération bodyguard

Thierry Jadot, ancien président, Dentsu Aegis Network et contributeur aux travaux de l'Institut Montaigne :

Nous avons réalisé pour l'Institut Montaigne, ce rapport diffusé en avril 2020 et bâti à partir d'une enquête menée auprès de 3 000 jeunes. Notre travail s'inspire des travaux du Puri Source Center qui s'intéressait au cyberharcèlement sur des enfants de 13 à 20 ans. Pour notre part, nous avons étendu le panel aux enfants de 11 à 20 ans. En effet, l'âge de 11 ans correspond à l'âge d'entrée au collège et à la fourniture du premier téléphone portable par les parents. Ainsi, 3 000 adolescents ont été interrogés, 1 000 parents de ces adolescents ainsi que 1 000 personnes représentatives de la population française.

Notre premier constat porte sur l'ampleur du phénomène : 56 % des jeunes estiment avoir été attaqués sur internet au moins une fois, 35 % estiment l'avoir été plusieurs fois. Par cyberviolence, on entend l'accès à des contenus violents, la diffusion de rumeurs, de photos ou d'informations intimes.

Il s'agit d'un phénomène massif prévalant en particulier chez les jeunes filles. En effet, le taux de harcèlement de jeunes filles âgées de 11 à 20 ans est 5 points plus élevé. Pendant le confinement, les appels sur les plateformes de protection ont augmenté de 30 % et les requêtes auprès des réseaux sociaux ont, quant à elles, plus que doublé. Notre enquête constate que les jeunes sont conscients de la gravité des cyberviolences : plus de 95 % considèrent qu'il s'agit d'atteintes à leur intégrité et à leur vie personnelle. En revanche, ils sont plus de 60 % à penser qu'ils maîtrisent leur vie en ligne. Or, il s'agit d'une surestimation de leur part.

L'enjeu est complexe. En effet, dans l'univers d'internet, il n'existe pas de transmission intergénérationnelle de l'apprentissage. Les adolescents sont en situation d'apprentissage, au même titre que les parents et les professeurs.

Par ailleurs, nous avons constaté une divergence croissante entre l'usage digital des adultes et celui des adolescents. Il y a quelques années, la plateforme utilisée par le plus grand nombre était Facebook. Aujourd'hui, la plupart des adolescents ont délaissé Facebook au profit de Snapchat, d'Instagram et de TikTok pour les plus jeunes. Il en résulte que la compréhension des usages d'internet des adolescents est de plus en plus difficile pour leurs parents.

L'éducation représente la meilleure réponse pour les adolescents dans ce contexte. Ainsi, 67 % des adolescents font confiance à leurs professeurs lorsqu'apparait une situation de cyberviolence. En revanche, 70 % des parents ne font pas confiance à l'Éducation nationale pour résoudre ce type de problème. 60 % des parents ne savent pas non plus à qui s'adresser quand un problème de ce type se pose. Or, nous savons que les cyberviolences doivent être traitées en gestion de crise. En effet, nous estimons à dix jours le délai au-delà duquel il devient trop tard pour échapper à la viralité d'un contenu. De nombreuses mesures sont prises dans l'Éducation nationale, en particulier depuis la réforme du code de l'éducation en 2019.

Cependant, nous constatons que la maîtrise des usages diffère de la maîtrise de la vie numérique qui nécessite des connaissances en informatique. Or les lycéens ne sont que 8 % à souscrire à la spécialité numérique et science informatique (15 % de garçons contre 2 % de filles). L'enjeu de promotion des spécialités informatiques est donc réel. Il est nécessaire de disposer de plus de professeurs dans cette filière, voire de créer une agrégation spécifique.

De leurs côtés, les parents sont démunis, car ils ne savent pas qui sont leurs interlocuteurs. Ainsi, dans notre rapport, nous recommandons la création d'un guichet unique. Comme vous l'avez souligné, le cyberharcèlement ignore les géographies et les temporalités. Par ailleurs, il est fondamental de ne pas faire de distinction entre cyberharcèlement et harcèlement. Parmi les adolescents, 80 % considèrent que leur vie digitale ne se distingue pas de leur vie réelle. Nous savons également que la cyberviolence se prolonge souvent dans des situations de violence réelle en milieu scolaire.

La lutte contre le cyberharcèlement doit impliquer de nombreux acteurs tels que les opérateurs téléphoniques, les animateurs extrascolaires, etc. Par ailleurs, les plateformes dédiées telles que le 30 20 doivent rester ouvertes au-delà de 20 heures le soir et pendant le weekend. En outre, il sera nécessaire de préciser le rôle de chacune des plateformes, en cas de création d'un guichet unique.

Certaines plateformes exigent la fourniture d'une adresse électronique afin de pouvoir déclarer un fait de cyberviolence. Or un enfant de 12 ans ne dispose pas nécessairement d'une adresse électronique et doit alors solliciter ses parents dans ce but. Cependant, les parents ne sont pas nécessairement les bons interlocuteurs en la matière. Ce point souligne la problématique du rôle des parents dans cet écosystème.

Notre étude révèle que 21 % des adolescents estiment avoir été à l'origine ou complice d'un acte de cyberviolence. Afin de sensibiliser les parents, les victimes et les auteurs d'actes de cyberviolence, nous souhaitons que la lutte contre les cyberviolences et contre le cyberharcèlement devienne une grande cause nationale.

Nous recommandons d'associer les plateformes à ce travail. Suite à l'Accord de 2016 conclu avec la Commission européenne portant guide de bonne conduite, ces plateformes ont commencé à agir. Leur action s'est déployée véritablement à partir de 2018, mais pas toujours avec efficacité, car l'accord de 2016 préserve leur liberté d'action. Ainsi, les requêtes faites à Facebook pour dénoncer des actes de cyberviolence ont doublé entre 2015 et 2019. En parallèle, le taux de transmission des réponses est passé de 40 % à 70 %, ce qui constitue une amélioration.

Nous recommandons le soutien au Digital Service Act à travers d'une part, la nomination d'un responsable légal dans chaque pays de l'Union européenne et d'autre part, l'audit des plateformes via la réalisation de stress tests par des auditeurs indépendants. Étant donné la forte évolutivité du secteur numérique et la rapidité d'obsolescence du droit en la matière, ce travail doit être réalisé en collaboration avec les plateformes. L'idéal serait de mettre en place une approche hybride fondée d'une part sur l'obligation d'agir, et d'autre part sur la collaboration en matière de méthodes d'actions, comme c'est le cas dans le domaine de la finance.

Finalement, pour résumer mon propos, mes principales recommandations sont les suivantes : la création d'une grande cause nationale, la création d'un guichet unique, la mise en place d'une approche systémique impliquant l'ensemble des acteurs et la responsabilisation des plateformes à travers des audits indépendants. L'idée est d'amener progressivement les plateformes vers des pratiques plus transparentes. Au lieu d'analyser les algorithmes, analysons plutôt de quelle manière les plateformes répondent concrètement à la cyberviolence.

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