Intervention de Jacques Freyssinet

Mission commune d'information impact emploi des exonérations de cotisations sociales — Réunion du 22 avril 2014 à 14h35
Audition de M. Jacques Freyssinet économiste

Jacques Freyssinet, économiste, professeur émérite à l'université de Paris I :

C'est moins en tant que spécialiste du chômage que comme président du conseil scientifique du Centre d'études de l'emploi et membre du Haut conseil de financement de la protection sociale, que je réponds à votre invitation. Je limiterai ma présentation aux exonérations de cotisations sur les bas salaires, qui en représentent 70 %. Comme il est trop tôt pour évaluer les 20 à 30 milliards du CICE, qui ne sont pas à strictement parler des exonérations, je parlerai essentiellement des 20 milliards du régime dit Fillon.

Il existe en effet un consensus sur leur effet positif sur l'emploi à bas niveau de qualification. C'est indiscutable, mais cela comporte des éléments de fragilité. Les dispositifs sont d'abord très instables : un rapport du Conseil d'orientation pour l'emploi note pas moins de 23 modifications depuis 1993 ; or nous avons besoin de séries, donc de stabilité, pour évaluer. Les dispositifs sont en outre couplés depuis 1998 avec d'autres objectifs : la réduction du temps de travail en 1998 et 2000 - à tel point qu'il est impossible de savoir laquelle des deux mesures est à l'origine des 350 000 créations d'emplois ; le réalignement en 2003 sur le Smic de différents minimaux salariaux à la suite des lois Aubry.

Les évaluations sur la période 1993-1997 sont nombreuses, mais avec des résultats très différents, comme mon collègue L'Horty l'a bien montré ; la majorité se situe toutefois dans une fourchette de 200 000 à 400 000 emplois créés ou sauvegardés - mais pas toutes. Faute d'évaluation autonome pour la période suivante, la Dares et la direction générale du Trésor extrapolent donc les résultats de la période précédente en postulant des rendements constants, « ce qui suggère que 550 000 à 1,1 million d'emplois seraient détruits en l'espace de quelques années si l'on supprimait totalement les allégements ». Elles ajoutent qu'une évaluation plus conservatrice, sans que l'on sache ce que cela signifie, descendrait à une fourchette de 400 000 à 800 000 emplois. Il ne faut donc pas qu'il y ait de rendements croissants ni décroissants mais l'on suppose que le phénomène mesuré dans un sens en 1993-1997 serait identique dans l'autre sens dix ans après... Voilà pourquoi les résultats quantitatifs varient du simple au triple.

Des débats existent sur les effets induits. Au risque de vous décevoir, il m'est difficile de répondre sur les effets d'aubaine ; faciles à repérer lorsqu'ils s'attachent à une mesure ciblée, comme une zone franche, ils ne le sont pas pour une mesure générale, puisqu'aucun employeur n'y a recours par opportunisme. Selon le projet de loi de financement de la sécurité sociale pour 2014, en 2012, 10,4 millions de salariés étaient concernés par les exonérations générales sur les bas salaires, ce qui, au regard des 0,4 à 1,1 million d'emplois concernés, représente un rapport de 1 à 10 ou de 1 à 20 : il faut arroser très large...

Un autre effet induit généralement pointé est la trappe à bas salaire. Des exonérations dégressives jusqu'à 1,6 smic alourdissent le coût d'une augmentation salariale, ce qui pourrait rendre des employeurs réticents à y consentir. Deux études publiées simultanément dans Économie et statistique, les seules à ma connaissance à être spécifiquement consacrées à cette question, arrivent à des résultats contraires à partir de méthodes différentes : effet très négatif jusqu'à 1,3 smic pour l'une et absence d'effet repérable pour l'autre. De l'avis général des économistes, nous ne sommes pas capables de trancher économétriquement, même si nous pouvons entendre des témoignages... En théorie économique, le capital et le travail peu qualifié sont substituables... Dès lors, stimuler l'emploi peu qualifié se fait-il aux dépens du travail qualifié, comme certaines études le montrent, même si ces quantifications restent fragiles ? Ce qui pose problème en tous cas d'un point de vue politique, c'est de favoriser des formes d'organisation de la production intensives en travail peu qualifié. J'en débattais avec Edmond Malinvaud au Conseil d'analyse économique, lors de la parution de son rapport à l'origine de cette politique : il faut certes qu'une mesure soit durable du point de vue des employeurs pour qu'elle soit efficace ; doit-on pour autant souhaiter à long terme que les entreprises s'organisent autour du travail peu qualifié ? Nous pourrions au contraire souhaiter faire disparaître ce dernier par une politique intensive de formation - comme le prévoient d'ailleurs les récents accords interprofessionnels sur la formation professionnelle et continue - tout en maintenant une politique en direction de travailleurs non qualifiés, qui forment la majorité des chômeurs de longue durée et dont le stock est alimenté chaque année par 100 000 jeunes sans diplôme.

Si des mesures ciblées sur le marché de l'emploi peuvent faire l'objet d'évaluations autonomes, randomisées, avec des résultats précis, l'analyse de mesures de cette ampleur - de 1 à 2,5 % du PIB - doivent tenir compte d'effets de bouclage macroéconomique : il faut examiner les conséquences sur l'économie de ce prélèvement de 20 ou 50 milliards, qui pourraient être utilisés en dépenses alternatives ou en économies budgétaires - surtout dans une période contrainte comme celle-ci. Un travail sur des modèles macro-économiques alternatifs est en cours au Haut conseil du financement de la protection sociale, dont les résultats seront publiés prochainement.

Pierre Cahuc a dû vous présenter avec flamme le dispositif « zéro charges pour les entreprises de moins de dix salariés », dont je ne discute pas les résultats. Je discuterai cependant sa conclusion, qui extrapole à toute l'économie un dispositif ayant fonctionné pendant un an pour certaines entreprises...

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