Intervention de Jean-Dominique Giuliani

Commission d'enquête Frontières européennes et avenir espace Schengen — Réunion du 3 janvier 2017 à 11:5
Audition de M. Jean-Dominique Giuliani président du conseil d'administration de la fondation robert schuman

Jean-Dominique Giuliani, président du conseil d'administration de la Fondation Robert Schuman :

Permettez-moi de dire tout le plaisir que j'ai à me retrouver devant votre Haute Assemblée, qui, une fois de plus, fait la preuve de son sérieux et de son sens de l'opportunité en se penchant sur l'un des problèmes qui préoccupent le plus nos concitoyens et les citoyens européens.

Comme le rappelait M. Gattolin lors de la précédente audition, l'Union européenne a été construite comme une confédération d'États à l'envers, car la construire à l'endroit dans les années 1950 aurait impliqué de poursuivre les conflits, les guerres et les oppositions. Concernant la libre circulation, qui est l'un des objectifs des traités européens, celle des personnes est venue après celle des biens, et la libéralisation progressive de la circulation des services et des capitaux. Elle est venue naturellement, comme une liberté supplémentaire qui a été offerte aux citoyens européens.

Il n'y a donc pas lieu d'en faire un fondement idéologique de la construction européenne. C'est une liberté qui nous a été permise par l'Union européenne et dont l'origine est intergouvernementale. Je tenais à le rappeler, puisque, dans l'ensemble des critiques que l'on porte sur l'espace Schengen, on met en cause les institutions communes de l'Union européenne. Or, comme le disait Yves Bertoncini, ce sont cinq États membres de l'Union européenne, dont le nôtre, qui ont jugé nécessaire d'offrir à nos acteurs économiques, sociaux, politiques et à nos citoyens une liberté supplémentaire qui, selon eux, a contribué, à partir de 1985, au développement de nos intérêts communs, qu'ils soient économiques, sociaux, matériels ou politiques. Si nous devions revenir sur cette liberté, il faudrait le faire en fonction des principes qui sont les nôtres, c'est-à-dire avec mesure et proportionnalité en fonction des impératifs de sécurité et de défense de nos concitoyens.

La question de l'immigration est devenue l'un des défis majeurs de l'Union européenne, car elle suscite des peurs et des mouvements de réaction politique. Les citoyens européens, notamment les Français, ont le sentiment que nous ne maîtrisons pas les mouvements migratoires. De ce point de vue, la crise de l'espace Schengen doit être analysée avec le plus de lucidité et d'objectivité possible.

Elle a été engendrée par une crise d'une exceptionnelle ampleur qui n'a pas été prévue. Elle était pourtant prévisible, parce que l'Europe est et restera encore pour longtemps le continent le plus exposé à la pression migratoire. Je rappelle que, dans les années 1960, Robert Schuman écrivait déjà que le destin de l'Afrique conditionnerait celui de l'Europe. Les prévisions démographiques de l'Organisation des Nations unies concluant à un doublement de la population du continent africain d'ici à 2050, on peut penser que la pression migratoire est devant nous pour longtemps.

En prévoyant l'ouverture progressive de la libre circulation en contrepartie d'un renforcement des frontières extérieures, il est clair que nous n'avons pas fait porter suffisamment notre attention sur le renforcement des frontières extérieures de l'Union européenne.

De plus, il me semble que certains de nos choix de politique étrangère à nos frontières mériteraient d'être questionnés par votre commission d'enquête, qu'il s'agisse des positionnements de nos diplomaties lors des « printemps arabes » ou des relations avec nos partenaires à nos frontières orientales. Ces prises de position diplomatiques ont des conséquences évidentes en termes de pression migratoire, qu'il s'agisse de migration économique ou de réfugiés.

Je rappelle que le Préambule de la Constitution de 1946, qui a été intégré à celle de 1958, rappelle que le droit d'asile fait partie de nos obligations juridiques et pas seulement morales. C'est la raison pour laquelle nous nous sommes trouvés dans la difficulté d'accueillir à la fois des flots de réfugiés engendrés par les conflits à nos frontières et des flux de migrants économiques qui vont continuer.

Nous analysons la crise actuelle de l'espace Schengen comme un recul de la solidarité entre les États membres - nous l'observons dans d'autres domaines -, un affaiblissement de l'engagement des États membres au sein de l'Union européenne et la multiplication de vaines tentatives de repli national, particulièrement dangereuses pour l'ensemble des États membres de l'Union européenne, non seulement sur le plan collectif mais aussi sur le plan individuel.

Cette liberté supplémentaire qui a été donnée aux Européens a eu pour conséquence un développement des échanges économiques à l'intérieur de l'Union européenne, dont je rappelle qu'elle reste la première puissance commerciale du monde, le commerce intracommunautaire en faisant vraisemblablement la zone la plus importante dans ce domaine au monde. C'est une liberté de commercer à l'intérieur de l'Union européenne, mais aussi, pour les États tiers, de commercer avec l'Union européenne, qui reste le premier continent pour les investissements étrangers dans le monde et découle naturellement de l'Union économique et monétaire.

Le bilan est difficile à chiffrer. Vous évoquiez précédemment le coût d'une sortie de l'espace Schengen. Monsieur le Rapporteur, vous connaissez les travaux de France Stratégie ou de la fondation Bertelsmann. Je leur laisserai le soin d'exposer ces travaux qui sont ce qui se fait de plus sérieux, bien qu'ils alignent les milliards d'euros sans qu'il soit possible de confirmer ces chiffres en cas d'un retour à des frontières nationales. Toutefois, l'intérêt de ces études est de rappeler qu'au moins trois domaines seraient concernés : le tourisme, qui représente 85 millions de visiteurs pour la France, soit un apport de près d'un demi-point de PIB chaque année ; les travailleurs frontaliers, qu'évoquait précédemment M. Bertoncini ; le commerce et nos acteurs économiques en général. Dans une fourchette large, la fondation Bertelsmann estime que, pour l'Allemagne, le coût d'un retour à la situation précédant les accords de Schengen pourrait dépasser les 200 milliards d'euros d'ici à 2025.

Vous évoquez dans votre questionnaire la souveraineté nationale : avons-nous eu raison de partager notre souveraineté ? Je ne suis pas sûr que les accords de Schengen aient vraiment organisé des transferts de souveraineté. Ce dont je suis certain, en revanche, c'est que nous devons nous interroger sur une conception moderne de la souveraineté nationale. Si, en vertu de la définition traditionnelle, est souverain celui qui peut décider - chez nous, démocratiquement -, des grandes options économiques, politiques et sociales sur un territoire défini, nul État dans le monde ne peut aujourd'hui être souverain sans coopération avec ses voisins et partenaires.

Cette coopération ne fait pas l'objet d'une communication politique sur le plan intérieur où que ce soit dans le monde. Nous rejoignons la question évoquée précédemment : cette interdépendance oriente et conditionne la politique de tous les États du monde, mais, au sein de l'Union européenne, elle a l'avantage de s'inscrire dans un droit connu et codifié par des traités, basé sur des valeurs partagées entre des États aux systèmes proches, même si certains sont différents.

Vous évoquiez notamment des États qui avaient moins de pouvoir, moins de prérogatives. Personnellement, je pense que c'est plutôt une question de volonté politique. C'est la raison pour laquelle je crois que mieux assurer nos choix souverains en matière d'immigration, c'est aussi accepter, dans la communication politique avec nos concitoyens européens, qu'en matière de sécurité, de défense et d'immigration, notre souveraineté passe par la coopération. Il nous faut rester pragmatiques pour assurer une maîtrise des flux migratoires dans la durée, pour notre pays, mais aussi pour l'ensemble de l'Union européenne, car nous ne pourrons pas rester isolés au sein d'un continent relativement petit par la taille et, par ailleurs, nous ne saurions faire face seuls à l'ampleur des défis posés par la pression migratoire que nous subirons à l'avenir.

Concernant les mesures qui ont été mises en oeuvre récemment, nous considérons que le chemin parcouru est considérable. Le renforcement de Frontex et son nouveau statut, la révision du code frontières Schengen et les possibilités d'une application souple de ses dispositions, le dispositif « frontières intelligentes », le partenariat avec cinq pays d'Afrique qui devrait être développé, sont autant d'avancées que nous devons à la Commission européenne, et particulièrement à son président, Jean-Claude Juncker, qui, dès l'origine, s'est engagé pour une meilleure maîtrise des flux migratoires. Dans son programme présenté en 2014, il mesurait déjà combien cette question était essentielle pour l'Union européenne. Personnellement, je regrette que nous ayons laissé aux institutions communes le soin de le faire. Je pense que c'est l'absence de volonté politique de certains États membres, dont peut-être le nôtre, qui explique que ces questions soient traitées ainsi. En tant que compétences partagées, l'immigration et l'asile ne peuvent être exercées seulement par des institutions communes. Elles nécessitent une volonté politique des États membres.

Pour améliorer la situation de l'espace Schengen, il faut d'abord renforcer les mesures qui ont déjà été prises, notamment pour Frontex. Monsieur le Rapporteur, vous rappeliez que son premier budget était de 19 millions d'euros, alors qu'il est maintenant de 254 millions d'euros ; cela prouve qu'on a tout de même pris la mesure, même tardivement, de la situation.

Par ailleurs, nous devons faire preuve de plus de fermeté, tant à l'intérieur qu'à l'extérieur de l'espace Schengen. Certains États membres, comme la Grèce ou l'Italie, devraient instaurer une sorte de conditionnalité interne. Nous devrions nous montrer plus fermes dans l'application des principes de Schengen vis-à-vis de ces États, en contrepartie d'une aide et du renforcement de Frontex ou de la création d'un parquet européen permettant de traquer les infractions aux législations européennes. Nous devrions instaurer une conditionnalité dans notre aide et étendre cette conditionnalité aux pays qui se montrent réticents à accueillir des réfugiés, notamment les pays d'Europe centrale et orientale, avec lesquels nous sommes particulièrement généreux.

Cette conditionnalité va de soi en matière externe. C'est d'ailleurs ce qu'a commencé à faire Mme Mogherini. Je crois qu'il faut développer cette action. Les fonds d'aide au développement de l'Union européenne sont considérables aussi bien en Afrique de l'Ouest qu'en Afrique de l'Est. Il faut conditionner nos aides à la signature d'accords de réadmission et à l'acceptation du retour des personnes qui seraient en infraction avec notre législation sur l'immigration. La France est le pays qui totalise le plus d'accords de réadmission signés, une quarantaine - même notre partenaire allemand n'en a pas signés autant ! Nous pourrions utiliser l'échelon européen pour en signer davantage.

Toutefois, cela ne saurait remplacer une volonté politique forte des États membres. Pour renforcer l'espace Schengen et en assurer la survie, ces derniers pourraient, par exemple, recourir à des accords qui ne seraient pas forcément signés à vingt-six. Il s'agit d'une réflexion générale concernant l'évolution de l'Union européenne que je suis prêt à défendre devant votre commission.

Je pense notamment que le mouvement d'intégration doit désormais se faire par l'exemple. Si notre pays prenait l'initiative, avec l'Allemagne, l'Italie, la Grèce ou l'Espagne, d'harmoniser les conditions de l'asile, les conditions d'accueil faites aux réfugiés, et bien sûr les politiques migratoires, sachant que les besoins sont différents dans chaque pays, avec un peu de temps et de délai, nous aurions peut-être un exemple de coopération qui pourrait ensuite être étendu à d'autres pays de l'Union européenne.

Comme Yves Bertoncini, nous ne souhaitons pas que la liberté donnée par l'espace Schengen puisse être amputée pour des raisons, au reste légitimes, de sécurité et de maîtrise des flux migratoires. Nous pensons que nous aurons besoin d'une immigration maîtrisée, que certains États membres de l'Union européenne, notamment l'Allemagne, auront plus de besoins de main-d'oeuvre et d'immigration que d'autres. Nous pensons également que les questions de sécurité, notamment face à la menace terroriste, devront être traitées avec le sérieux qui convient et que, pour cela, une préférence européenne est la condition de la puissance européenne évoquée par M. Bertoncini. Nous pensons, enfin, que c'est peut-être plus par l'exemple que par les procédures et les mécanismes législatifs que nous pourrons démontrer que nous avons la volonté politique de préserver cet espace de libre circulation.

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