Intervention de Jean Pisani-Ferry

Commission d'enquête Frontières européennes et avenir espace Schengen — Réunion du 3 janvier 2017 à 14h40
Audition de M. Jean Pisani-ferry commissaire général de france stratégie

Jean Pisani-Ferry, commissaire général de France Stratégie :

Voilà qui invite les experts à prendre leurs responsabilités concernant notamment les chiffres qu'ils publient...

Je vous remercie de nous entendre sur ce sujet. Effectivement, nous avons publié en février 2016, au moment où le sujet suscitait intérêt et préoccupation, une note d'analyse sur les conséquences économiques d'un abandon des accords de Schengen, par laquelle nous avons cherché à examiner quelles pourraient en être les conséquences économiques. J'insiste sur le mot « économiques », puisque notre expertise ne s'étend pas aux questions de sécurité, sur lesquelles nous ne nous sommes donc pas prononcés. Cette étude a été la première à circuler en Europe sur ce sujet, suivie par d'autres. Je serai donc amené à compléter notre analyse est à dire ce que je pense de ces autres études.

Notre préoccupation était européenne et française et portait assez peu sur les autres pays européens pris individuellement. Nous avons cherché à évaluer deux types d'impacts économiques : d'abord, un impact à court terme, immédiat, en essayant de chiffrer ce que pourrait être l'effet d'une moindre porosité des frontières sur les échanges de marchandises et de personnes ; puis nous avons essayé d'envisager les effets à plus long terme.

Le premier exercice vise à mesurer ce que pourrait être l'impact d'un renforcement des contrôles aux frontières pendant une durée de quelques mois à quelques trimestres, de façon non permanente.

Le second exercice vise à évaluer ce que pourrait être l'impact d'un rétablissement permanent des contrôles aux frontières, avec des effets structurants sur les flux de biens.

Les coûts directs de court terme dont il est question sont d'abord les coûts administratifs liés à la mise en place de ces contrôles avec ce que cela suppose d'investissements et de coûts de fonctionnement. Nous ne les avons pas chiffrés nous-mêmes. Il se trouve que, depuis lors, une étude menée par RAND Europe pour le Parlement européen, strictement complémentaire de la nôtre, s'est concentrée sur cet aspect-là des choses.

De notre côté, nous avons essayé plutôt de chiffrer les coûts économiques - donc non budgétaires - pour les différents agents économiques, à savoir les secteurs du tourisme et du fret, ainsi que les frontaliers.

L'étude de RAND Europe estime que, pour la France, les coûts fixes seraient compris entre 1 et 2 milliards d'euros en investissements et entre 150 et 250 millions d'euros par an en coûts de fonctionnement - admirez la précision de ces chiffres ! On retrouve les mêmes chiffres pour l'ensemble des pays de la zone Schengen, même s'ils ne sont pas strictement analogues d'un pays à l'autre : cela dépend de la géographie, de l'étendue des frontières, du nombre de points de passage et de bien d'autres paramètres.

J'en viens maintenant à ce que nous avons chiffré nous-mêmes. Nous avons chiffré d'abord l'impact sur le tourisme en nous attachant à mesurer les effets non pas sur le tourisme de moyenne ou de longue durée, mais sur les séjours journaliers qui pourraient être affectés par un passage de la frontière plus long. On compte 122 millions d'excursionnistes, c'est-à-dire des gens qui passent la frontière pour aller faire quelques courses ou aller au restaurant. Nous avons estimé que le coût économique pour notre pays lié à une baisse des ressources touristiques consécutive à une diminution du nombre des courts séjours et des excursions entre 500 millions et 1 milliard d'euros.

En ce qui concerne les frontaliers, nous n'avons pas supposé qu'ils allaient quitter leur emploi de l'autre côté de la frontière, mais simplement qu'ils allaient subir un coût économique lié à l'allongement du temps de passage et du temps de transport. Nous avons chiffré ce coût en bien-être pour les salariés concernés entre 250 et 500 millions d'euros.

Quant au troisième impact, il concerne les transports de marchandises du fait de l'allongement du temps de transport. À part pour le tourisme de courte durée, tout reste en l'état : on continue à travailler de l'autre côté de la frontière, on continue à échanger ; simplement, les salariés subissent un coût en bien-être, les entreprises subissent un coût lié à l'allongement de la durée de transport, mais l'échange international demeure à son niveau. Donc, le coût estimé sur les exportations et les importations se situe entre 60 et 120 millions d'euros, ce qui correspond strictement à l'allongement du temps de transport.

Au global, le tourisme supporterait la moitié du coût d'un abandon des accords de Schengen et les frontaliers un quart. Un huitième de ces coûts seraient budgétaires - ils n'étaient pas intégrés dans notre étude initiale, mais nous avons repris l'estimation de RAND Europe -, le dernier huitième étant supporté par le transport de marchandises.

Tout cela n'est pas considérable, sachant qu'il s'agit non pas d'un coût budgétaire, mais d'un coût en bien-être. De fait, des mesures temporaires de contrôle aux frontières ne représentent pas un enjeu économique très marquant.

En revanche, nous nous sommes interrogés sur les coûts indirects à moyen et à long terme, qui sont beaucoup plus difficiles à évaluer parce que la méthodologie ne peut pas être la même. Nous avons fait appel à un grand spécialiste du commerce international, le professeur Thierry Mayer, pour mesurer l'intensité à ce jour des échanges, toutes choses égales par ailleurs, entre les pays membres de la zone Schengen par rapport aux pays qui n'en sont pas membres. Autrement dit, le fait de participer à cette forme d'intégration a-t-il des impacts économiques mesurables ?

Tous les spécialistes qui travaillent sur le commerce international mettent l'accent aujourd'hui sur l'importance des réseaux de personnes : l'échange est le fruit de décisions prises par des personnes, et donc la fréquence avec laquelle elles voyagent ou s'installent de l'autre côté de la frontière est un déterminant très important de l'intensité du commerce international entre deux pays. De fait, on peut imaginer que l'appartenance à la zone Schengen a un impact sur le commerce international en créant et en facilitant naturellement les relations, propices ensuite aux activités économiques et aux échanges.

Notre méthode a consisté à estimer le surplus de commerce existant entre les pays de la zone Schengen par rapport aux pays qui n'en font pas partie. Nous avons pris en compte bien sûr les autres déterminants dans l'intensité des échanges - le poids économique des pays en question, la distance entre les uns et les autres, la présence ou non d'une frontière commune, d'une langue commune, etc. -, et, une fois cette série de variables intégrée, nous avons estimé que l'appartenance à la zone Schengen expliquait à peu près 10 % du montant des échanges, ce qui est considérable. Je ne vous dirai certainement pas qu'il est mesuré avec une précision absolue ; il est le fruit d'une comparaison que nous avons faite, à situations équivalentes, entre les pays situés en zone Schengen et les autres.

Ce chiffre de 10 %, il faut le convertir en un coût économique. Première étape : nous nous sommes attachés à mesurer le surplus d'échanges qui peut être attribué à la participation à la zone Schengen. Deuxième étape : dans l'hypothèse d'une réduction des échanges à la suite d'une sortie des accords de Schengen ou d'un démantèlement des accords de Schengen, ce qui, par équivalence, pourrait conduire à une réduction des échanges de même ampleur, il faut compter avec un tarif douanier, tarif que nous avons estimé à trois points, sur l'ensemble des biens, ce qui n'est pas négligeable, sachant que, dans le cadre d'autres négociations, nous nous sommes battus pour moins que cela.

Une fois qu'on a l'équivalent tarifaire, on peut utiliser les méthodes classiques de chiffrage des mesures de libéralisation ou de protection commerciale avec les mêmes instruments, en l'espèce le modèle MIRAGE du CEPII, le Centre d'études prospectives et d'informations internationales, centre internationalement reconnu en matière de commerce international et qui fait partie du réseau de France Stratégie. La seule différence, c'est que l'application d'un tarif douanier, même si elle a également un coût économique, a l'avantage de produire des recettes.

Sans surprise, les échanges commerciaux enregistreraient une diminution de l'ordre de 10 % à l'horizon 2025. En calculant, à partir de ce modèle, la variation du PIB qui s'ensuivrait, on estime que la France verrait celui-ci baisser de 0,5 %, soit 10 milliards d'euros. C'est moins que pour les pays de l'espace Schengen de manière globale, qui sont plus ouverts que la France et pour lesquels la réduction des échanges est plus importante. La France n'est pas un pays particulièrement ouvert au commerce international du fait de sa taille et en raison d'un niveau d'échanges - importations et exportations - sensiblement inférieur à celui de l'Allemagne.

Quelques points complémentaires en réponse aux interrogations soulevées dans votre questionnaire.

Les autres études ont adopté des méthodologies qui ne sont pas très différentes de la nôtre. Ensuite, les paramètres varient et peuvent donc aboutir à des chiffres un peu différents. Tout cela est valable à un horizon d'une dizaine d'années, sachant que toutes les études s'accordent à considérer qu'on peut travailler à deux horizons : un horizon immédiat pour chiffrer l'impact sur des transactions et des échanges qui demeurent ; un horizon de long terme pour chiffrer l'impact sur les échanges eux-mêmes.

Vous nous avez également demandé si l'abandon des accords de Schengen remettrait en cause l'Union européenne et l'euro. Il convient d'être prudent : l'Union européenne, sous la forme de la Communauté européenne, a existé avant Schengen et certains pays membres de l'Union européenne ne sont pas dans l'espace Schengen. Par conséquent, il ne faut pas exagérer et spéculer à l'excès sur des conséquences qui seraient désastreuses pour l'Union dans son ensemble, tout en étant conscient du fait que cet abandon aurait un impact économique. Néanmoins, la reconstitution d'un système de contrôle aux frontières serait un élément parmi d'autres, préoccupants, de désagrégation de l'Union européenne, et s'inscrirait dans un ensemble et dans une dynamique.

La question sur laquelle je conclurai est de savoir si l'on peut faire autrement et mieux. Je m'aventure là en dehors de mon domaine d'expertise puisque nous ne sommes pas des spécialistes des questions de sécurité. Simplement, de notre point de vue, l'idée que c'est par le contrôle aux frontières que l'on assure le mieux le respect des objectifs de sécurité ne va pas de soi. On peut se demander où il vaut mieux affecter les moyens, s'ils doivent être constants : faut-il plutôt les consacrer à des contrôles statiques à la frontière, compte tenu de la multiplicité des points de passage, ou bien à des contrôles plus mobiles ? Faut-il les consacrer à un renforcement des frontières extérieures de l'Union, à des moyens de contrôle par les systèmes d'information, à un renforcement de la coopération entre les services de police et de renseignement ou à d'autres actions encore ? Très franchement, je suis incapable de vous indiquer le rapport coût-bénéfice de ces différentes options.

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