Les cent membres du collectif SavoirsCom1, créé en 2012, s'intéressent aux biens communs de la connaissance : numériques ou tangibles. Ces biens n'appartiennent à personne et appartiennent à tous ; ils sont généralement préservés par une communauté qui en assure la gouvernance. Un exemple fameux en est Wikipedia, organisme ni public ni privé qui se développe et s'épanouit au bénéfice de tous.
Notre manifeste met en avant dix points pour que les règles de fonctionnement de notre société permettent l'épanouissement de ces biens communs : un accès ouvert aux données de la recherche ; la diffusion des ressources pédagogiques ; l'existence de tiers lieux, tels que les bibliothèques ; les licences de libre diffusion, qui expriment les conditions d'une gouvernance de l'information et permettent de rendre publiques des règles de fonctionnement ; le refus des verrous numériques ou DRM ; le partage non marchand et l'investissement dans la création, sans séparer les deux grâce à la contribution créative, par exemple.
Pour nous, le domaine public, le patrimoine commun, est vivant, ainsi que nous l'avons dit dernièrement à l'Assemblée nationale lors d'une journée d'étude. Nous sommes opposés aux enclosures qui menacent ces biens communs, ces appropriations indues. Nous souhaitons moins une opposition entre public et privé qu'une saine articulation entre ces deux mondes, pour éviter le copyfraud, l'apposition de droits restreignant l'appropriabilité des données et leur circulation. La directive, parce qu'elle pose certains problèmes à cet égard, appelle une transposition habile.
Les données culturelles sont des informations publiques issues d'un document élaboré ou détenues par l'administration, non soumises à un droit de propriété intellectuelle et ne comportant pas d'information à caractère personnel. La définition du caractère culturel n'est pas claire, loin s'en faut. La définition de la loi de 1978 part des auteurs ou détenteurs, qui doivent être des établissements, organismes ou services culturels, termes dont une mission juridique auprès du Conseil d'Etat a souligné la portée particulièrement large et ne correspondant pas à des structures nettement définies. C'est ce caractère flou qui gêne. Les données bibliographiques, par exemple, sont des métadonnées sur des objets culturels. Dans un monde où les catalogues sont des outils commerciaux au service d'entreprises privées, il faut qu'elles soient libérées. On peut citer également des données statistiques, de recherche, des études du ministère de la culture, l'emplacement des bibliothèques et des musées, des données numérisées, grâce auxquelles les établissements culturels pratiquent largement le copyfraud.
La libération de ces données a d'abord un but économique. Ainsi l'application mobile CultureClic rend-elle lisibles sur un téléphone des données patrimoniales libres issues notamment de la Bibliothèque nationale de France, enrichissant l'appréhension d'un bâtiment en temps réel ; à partir d'un téléphone mobile. Téléchargée plus de 450 000 fois, elle est lauréate du portail Proxima mobile, projet porté par une entreprise privée. L'enjeu est également celui de l'efficience des politiques publiques, en posant aux acteurs publics des questions de format de données et d'interopérabilité. C'est en effet un enjeu très important pour l'efficience des politiques publiques.
Or les données culturelles bénéficient d'un régime dérogatoire. L'article 11 de la loi de 1978 laisse le droit aux institutions culturelles de fixer les conditions de leur ouverture. Il faut combattre cette exception qui n'a pas de raison d'être. Quoique souvent avancé, l'argument de la défense de la propriété intellectuelle est irrecevable, puisqu'il entre en contradiction avec la définition même de ces données, libres de droit. Ce régime est extraordinairement dangereux : le contentieux opposant les services d'archives et l'entreprise privée NotreFamille.com a mis en évidence le pouvoir limité de l'administration, tenue de respecter l'obligation d'ouverture des données publiques face à une entreprise qui voulait s'approprier des données publiques. Nous risquons une balkanisation des archives municipales : Hervé Lemoine, directeur des Archives de France, a récemment souhaité dans la Revue française de généalogie que le projet de loi patrimoine prévu fin 2014 établisse un régime dérogatoire pour les archives. Pourquoi ce traitement particulier ? Pourquoi le maintien de redevances, pourtant dénoncées par Etalab et par plusieurs rapports ?
Certains rapports émanant du ministère de la culture marquent une évolution intéressante de la position officielle. C'est le cas, depuis l'adoption de la directive de juillet 2013, du rapport Trojette, du guide Data Culture rédigé par Camille Domange, qui appelle à normaliser l'ouverture des données culturelles, comme, dès juin 2012, d'une position du Conseil national du numérique. On peut aussi citer la feuille de route Open data du Gouvernement, ou l'opération Automne numérique du ministère de la culture en faveur des licences libres. Or ces évolutions significatives risquent d'être freinées par la directive qui ralentira ce mouvement.
Si le régime dérogatoire est maintenu, le risque est grand d'un retard considérable de la France. La situation est hétérogène : la Bibliothèque nationale de France ouvre ses métadonnées, mais, invoquant un raisonnement juridique douteux, impose un copyfraud sur des documents du domaine public, sous prétexte qu'ils sont numérisés. Europeana a développé les licences CC-Zéro qui garantissent la domanialité publique des contenus diffusés. La Norvège souhaite numériser l'ensemble de ses fonds culturels d'ici 2035. Les Archives nationales des Pays-Bas figurent sur Flickr, service de partage de photos et filiale de Yahoo, bel exemple d'alliance public-privé puisqu'elle garantit que les données restent un bien commun. Le Museum d'Amsterdam a également libéré ses données sous CC-Zéro.
L'ouverture des données culturelles publiques ne doit pas être une option, mais une véritable politique publique. Pourquoi les données culturelles seraient-elles protégées alors que l'IGN ou Météo-France devraient trouver de nouveaux modèles économiques, de nouvelles ressources propres, tout comme la Réunion des musées nationaux (RMN) ?
L'ouverture doit être soumise à une clause de partage à l'identique ou share alike, ce dépassement de la frontière obsolète entre commercial et non commercial, qui n'impose qu'une seule chose : que ce qui a été libéré le reste, avec les enrichissements éventuellement apportés par des tiers. C'est, avec le logiciel libre, la racine d'une évolution majeure de la société de l'information. Les collectivités territoriales libérant leurs données utilisent majoritairement la licence Open database license (ODbL) qui comprend cette clause, contrairement à la licence ouverte proposée par l'Etat.
Thomas Fourmeux, assistant multimédia aux bibliothèques municipales d'Aulnay-sous-Bois. - Exposé à des tentatives d'enclosures, le domaine public n'est pas consacré positivement : les oeuvres s'y retrouvent une fois que les droits patrimoniaux ont expiré. Nous le défendons parce qu'il constitue une ressource alimentant les biens communs de la connaissance susceptible d'être appropriée par chacun d'entre nous pour constituer ses propres connaissances. Nous rejoignons le comité des sages qui, dans son rapport, affirmait que les institutions culturelles devaient faciliter le plus possible l'accès à la réutilisation des oeuvres du domaine public ayant fait l'objet d'une numérisation. Cela, au-delà des frontières nationales, au bénéfice de tous les citoyens de l'Union européenne, ce qui entre en contradiction avec les pratiques de la Bibliothèque nationale de France, par exemple.
Selon la charte d'Europeana, un domaine public sain et prospère est essentiel au bien-être social et économique de la société, et sa numérisation ne crée pas de nouveaux droits, contrairement à ce que prétendent certains. L'article 27 de la Déclaration universelle des droits de l'homme affirme que toute personne a le droit de prendre part librement à la vie culturelle de la communauté, de jouir des arts et de participer au progrès scientifique et aux bienfaits qui en résultent. Le numérique, en élargissant cette capacité, donne tout son sens au domaine public, auquel il facilite l'accès.
En prévoyant l'octroi d'exclusivités dans le cadre de partenariats public-privé, la directive rendrait inaccessible à l'ensemble des citoyens une partie du domaine public numérisé. La Bibliothèque nationale de France a ainsi passé des accords avec des partenaires privés afin de numériser plusieurs dizaines de milliers de documents relevant du domaine public. Cet accord est pour nous un acte de copyfraud, puisque le partenaire privé bénéficiera d'une exclusivité pendant dix ans sur ces oeuvres numérisées.