Intervention de Jean-Baptiste Carpentier

Commission d'enquête Evasion des capitaux — Réunion du 3 avril 2012 : 1ère réunion
Audition de Mm. Jean-Baptiste Carpentier directeur du service traitement du renseignement et action contre les circuits financiers clandestins et yves ulmann directeur adjoint

Jean-Baptiste Carpentier, directeur du service Traitement de l'information et action contre les circuits financiers clandestins :

Les fonctionnaires de notre service appartiennent au ministère de l'économie, des finances et de l'industrie. Pour des raisons historiques, puisque notre service a fait partie de la Direction générale des douanes jusqu'en 2006, il s'agit majoritairement de douaniers. Depuis que je suis arrivé à la tête du service, et conformément aux demandes des différents ministres, nous avons cherché à diversifier l'origine de nos agents, en utilisant de manière importante la ressource de recrutement qu'offre la Direction générale des finances publiques : aujourd'hui, 30 % de notre personnel environ en sont issus. Nous recrutons également quelques contractuels. Nous avons essayé de recruter au niveau interministériel : la procédure s'est révélée un peu compliquée, non pas que les fonctionnaires des autres ministères soient de moindre qualité - encore que les personnels de notre ministère soient plus particulièrement qualifiés pour travailler sur des flux financiers -, mais, dirigeant un service dont je tiens à concentrer les efforts dans une logique opérationnelle, je cherche à réduire au maximum les coûts de gestion et des fonctions support. Or la diversification du personnel suppose des frais de gestion des ressources humaines que je ne souhaite pas assumer, considérant la petite taille de la cellule qui est la mienne.

Cela dit, nos personnels suivent des formations : nous avons développé un programme de formation interne dont près des trois quarts du personnel bénéficie chaque année ; nous avons également accès à un certain nombre de formations organisées par le ministère au titre des fonctions support. On peut toujours manquer de personnels mieux formés, mais - excusez-moi d'être aussi brutal ! - le personnel en formation ne produit pas : il faut donc trouver un équilibre entre formation et activité. Par ailleurs, notre travail s'apprend beaucoup par la pratique.

En ce qui concerne les délais entre la déclaration de soupçon et la transmission de l'information, il est très difficile de vous répondre, sinon par la fameuse boutade chère à l'armée sur le refroidissement du fût du canon... Oui, il faut un certain temps, car, contrairement au monde judiciaire, nous ne travaillons pas en flux : les déclarations que nous recevons sont stockées pendant dix ans, dans un cadre tout à fait légal, validé par la Commission nationale de l'informatique et des libertés. C'est le traitement des informations stockées qui nous permet ensuite de ressortir des affaires : une première information n'est pas nécessairement utilisable, mais une deuxième information reçue deux ans plus tard apportera peut-être un éclairage qui justifiera la constitution d'un dossier. Il y aura peut-être eu deux ans d'écart, mais, en réalité, cela fera beaucoup moins.

Abstraction faite de ces considérations de délai, notre service a vocation à réaliser un travail d'analyse documentaire, sans exercer d'activités opérationnelles. Ce travail ne justifie donc pas des années de procédure. Selon le niveau de complexité des affaires, la nécessité ou non de recourir à la coopération de nos homologues internationaux, les temps d'investigation varient entre moins d'un mois et six à neuf mois. Certains dossiers atypiques peuvent donner lieu à une investigation d'une durée supérieure à un an, mais ces dossiers se comptent sur les doigts d'une seule main : il s'agit d'affaires délicates, compliquées, sur lesquelles nous avons beaucoup de peine à « caler » un scénario.

Il faut bien voir que la nature même de notre action consiste à travailler sur scénario : nous cherchons à raconter une histoire. Nous constatons que 100 passent de A à B, que B donne 50 à C et 50 à D et qu'ensuite D donne 100 à E. Nous observons ces divers mouvements et cherchons à savoir à quoi ressemblent ces flux. Très souvent, nous n'arrivons pas à raconter l'histoire, ce qui explique que le dossier ne soit pas toujours transmis : des mouvements peuvent paraître étranges sans pour autant cacher des agissements illicites.

Soyons très clairs : la déclaration de soupçon n'est pas une déclaration d'opération illicite. Je travaille sur des opérations légales. Simplement, elles ont suscité chez les professionnels qui nous informent des interrogations. C'est la raison pour laquelle notre fichier est radicalement confidentiel et que personne, absolument personne, n'y a accès, ni les services de renseignement ni les services de police.

Nous contrôlons systématiquement les accès à notre fichier, car les noms qui y figurent ne sont pas des noms de suspects ; il ne s'agit pas d'un fichier de police : n'importe lequel d'entre nous est susceptible d'avoir accompli une opération qui est apparue suspecte à un banquier.

Pour vous donner un exemple, on nous a signalé qu'une personnalité semblait recevoir assez massivement des fonds de Suisse et cette personne n'avait pas déclaré de compte à l'étranger ; or il est apparu, au fil des investigations que nous avons menées, dans un contexte fortement marqué par la recherche de comptes à l'étranger non déclarés, que cette personne avait résilié un contrat d'assurance-vie en France et viré cet argent sur un autre compte français, mais il figurait pour la banque destinataire comme ayant transité par la Suisse, pour des raisons informatiques liées au fonctionnement de la compagnie d'assurances. La personne concernée n'avait donc jamais réalisé d'opération en Suisse, il s'agissait d'une opération effectuée de Paris à Paris mais, pour des raisons internes à l'établissement financier, la banque destinataire a enregistré un virement provenant de Suisse. L'origine du virement a été totalement retracée, sans la moindre hésitation.

Vous voyez donc que des opérations peuvent nous être déclarées, alors que leurs auteurs n'ont strictement rien à se reprocher.

Pour répondre à votre question, nous traitons les affaires les plus simples en quelques semaines, les plus complexes en quelques mois, notre objectif étant de nous en tenir à un délai normatif de trois à six mois pour les affaires les plus classiques.

Vous m'avez demandé si j'étais satisfait de mon statut : j'essaie de ne pas être le ravi de la crèche ! On peut toujours avoir des ambitions démesurées : en ce qui me concerne, je suis un fonctionnaire républicain, je m'efforce de faire fonctionner au mieux le service qui m'est confié dans le cadre légal et réglementaire de la République. Si on nous confie des pouvoirs supplémentaires, nous essaierons de faire également pour le mieux ; pour le moment, je me contente de cultiver mon jardin, sans aller chercher ce qui se trouve dans le jardin des autres.

Il faut éviter de créer de l'entropie dans le dispositif : je pourrais avoir la « grosse tête », mais je ne sais pas tout et je ne peux pas tout faire. Les services fiscaux font leur métier, l'Office central de répression de la grande délinquance financière fait son métier, de même que la justice : quant à nous, nous essayons d'assurer un travail de renseignement au profit des autres autorités républicaines.

J'ai parfois eu l'occasion de formuler des suggestions. D'une manière générale, je pense que le législateur, ou le pouvoir réglementaire, devrait limiter au maximum la circulation d'argent liquide, puisque, comme je vous l'ai dit, je continue à m'interroger sur le fait que le plafond de paiement en liquide soit fixé à 3 000 euros. Je n'ai jamais eu une telle somme sur moi et je ne conçois pas que l'on puisse détenir des sommes substantielles en argent liquide sans que l'on ait à en justifier l'origine. Tout ce qui pourra être fait pour réduire les plafonds de paiement en liquide sera important : si l'on observe le cas d'autres États qui connaissent des difficultés financières importantes, l'une des premières mesures qu'ils ont prises a consisté à baisser le plafond des paiements en argent liquide à 1 000 euros - il me semble que tel a été le cas en Italie. Certains estimaient que la France était un État fasciste parce qu'elle interdisait les paiements en liquide, mais je constate que nos voisins transalpins ont adopté un plafond sensiblement plus bas - je rappelle que l'Union européenne fixe un plafond à 15 000 euros. J'ai toujours présenté cette suggestion à mes ministres, mais je ne peux rien faire de plus.

Par ailleurs, un billet de 500 euros est en circulation. À titre personnel, je me suis toujours demandé pourquoi la Banque centrale européenne émettait la plus grosse coupure actuellement en circulation dans le monde depuis que les billets de 1 000 dollars ont disparu, sans jamais trouver la réponse.

À quoi sert un billet de 500 euros ? Personne ne veut accepter ce billet de façon légale, mais il présente l'avantage de pouvoir transporter plusieurs dizaines de milliers d'euros dans un étui à cigarettes et de passer ainsi très facilement les frontières, plus facilement en tout cas qu'avec des coupures de 20 euros. Évidemment, on ne résoudra pas tous les problèmes en supprimant ce billet, mais il faut reconnaître qu'il pose un problème.

Paradoxalement, nos amis britanniques, qui ne font pas partie de la zone euro, ont prohibé l'utilisation du billet de 500 euros à l'achat et à la vente, au motif que, pour 90 %, son utilisation serait liée à la fraude, selon leurs études. Je suis surpris que des éléments pris en compte par un Etat qui n'est pas membre de la zone euro ne soient toujours pas pris en compte par les Etats membres de cette zone...

Dernière proposition : j'ai eu l'occasion de m'interroger sur la licéité de méthodologies permettant tout à fait légalement à un citoyen de mettre en place un certain nombre d'opérations financières licites mais dépourvues de tout fondement économique, avec pour seule fin de dissimuler l'origine des fonds. En matière de blanchiment, pour qu'un juge puisse prononcer une condamnation, il faut qu'il retrouve l'origine illicite des fonds.

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