Intervention de Philippe Bock

Commission d'enquête Evasion des capitaux — Réunion du 3 avril 2012 : 1ère réunion
Audition de M. Philippe Bock co-secrétaire général du syndicat solidaires douanes

Philippe Bock, co-secrétaire général du syndicat Solidaires douanes :

Nous vous remercions de nous avoir invités à déposer devant cette commission d'enquête. Pour nous, c'est un thème majeur, qui fait partie intégrante de la lutte contre la fraude, dans toutes les acceptions de ce terme.

Ce sujet est en effet important à plus d'un titre. Son adaptation aussi bien à la réalité du monde économique et financier qu'à celle des trafics que nous affrontons nous interpelle. Cette thématique soulève en outre des questions d'ordre budgétaire - on ne peut plus d'actualité -, mais aussi d'équité et de citoyenneté.

Afin de n'être pas trop long, je vais vous exposer le regard que nous portons sur ce sujet, en axant mon propos sur les missions douanières en la matière.

Un journaliste m'a récemment demandé ce qui s'était passé depuis le G20 de Londres, qui s'est tenu en 2009 et où fut abordée la question des paradis fiscaux. Sans vouloir apparaître d'emblée trop sévère ou pessimiste, je dirai qu'il ne s'est pas passé grand-chose... On ne peut pas dire que nous ayons connu d'évolutions majeures en la matière et, pour les douanes, c'est encore plus vrai.

En matière douanière, le contrôle des capitaux, c'est principalement celui des espèces ou quasi-espèces de plus de 10 000 euros. Une fois qu'on a dit cela, on a quasiment tout dit ! C'est donc une mission strictement encadrée, qui n'a pas de sens pour les mouvements immatériels. Or, quand on voit le montant que représentent les transactions dématérialisées entre Paris et Londres, par exemple, on réalise le décalage entre notre quotidien et la réalité du monde économique et, surtout, financier.

Ceci dit, les agents des douanes restent clairement en première ligne. En effet, si vous voulez dissimuler des fonds, que ce soit pour des raisons fiscales ou autres, l'espèce ou la quasi-espèce reste une « valeur refuge », sans mauvais jeu de mots. Les quasi-espèces comprennent les chèques ou les sorties d'assurance vie, par exemple. Il existe toute une série d'objets à caractère financier, qui entrent dans cette catégorie.

Il faut savoir qu'en France, un chèque est « traçable » : on sait qui l'émet, qui le reçoit et par quel établissement il transite. Avec l'interposition d'une frontière, le processus devient beaucoup plus opaque. Lorsqu'on parle de paradis fiscaux, on évoque généralement les îles exotiques ou des archipels dans la zone Pacifique. Cependant, d'une certaine façon, une frontière est un début de paradis fiscal : la France est, en quelque sorte, le paradis fiscal de l'Allemagne et réciproquement. C'est une réalité vécue au quotidien : avec une frontière, la chose est nettement moins traçable !

Quant à notre mission en matière financière, je dirai qu'elle est à la fois maltraitée et mal traitée. Pour préparer cette audition, je me suis astreint à lire la prose officielle de mon administration : dans son bilan pour 2011, pas un mot sur le sujet ! C'est assez révélateur, surtout quand on sait que cette mission figure en toutes lettres dans le code des douanes !

La fraude financière n'est pas citée parmi les grands courants de fraude, ce qui, dans le contexte actuel, me paraît assez frappant et révélateur du positionnement de l'administration.

Bien évidemment, une administration ou un pouvoir politique fixe ses priorités : cela tombe sous le sens, et bien loin de moi l'idée de le contester. Mais de là à voir cette mission et l'action menée concrètement pour son accomplissement passées complètement sous silence... Je crois que le balancier est allé un peu trop loin.

Parmi les critères de performance, avec lesquels l'administration vit au quotidien - ce n'est d'ailleurs pas quelque chose que le syndicat Solidaires apprécie beaucoup, la douane s'y étant convertie outre mesure -, il n'y en a aucun en matière financière et très peu en matière fiscale.

Je vous citerai quelques chiffres. En 2010, pour une mission pourtant traitée à la marge, si vous me permettez ce raccourci, 91 millions d'euros au titre des sommes non déclarées à l'exportation ont tout de même été enregistrées : ce n'est pas rien ! En 2009, 1 363 manquements ont été constatés par les services et 188 millions d'euros de sommes dissimulées ont été recensés. Ce n'est donc pas négligeable. Même s'il est toujours difficile de donner un ordre de grandeur à quelque chose qui, par essence, est dissimulé, je pense que, si la douane réinvestissait ce terrain, les sommes que je viens de mentionner pourraient être multipliées par dix. Et cette estimation n'est pas outrancière, loin s'en faut.

Dans ces sommes, il y a de tout. Parmi elles, évidemment, des choses sales, voire très sales, liées aux trafics divers : stupéfiants, armes, tabacs, entre autres. Il y a aussi du fiscal. Cela dit, par nature, la fraude sur des produits prohibés est également fiscale. À la louche, 90 % des sommes constatées ont, au moins, une incidence fiscale.

Le système que l'on applique au quotidien pour la lutte contre la fraude a été largement désarmé. Sur le terrain, tout d'abord. Je suis originaire de l'est de la France. Dans cette région, où se situent les frontières suisse et luxembourgeoise, l'apparition du douanier a toujours fait peur. J'ai le souvenir de douanes extrêmement efficaces du côté de Thionville, qui étaient la terreur du Luxembourg. Je me demande si les banques luxembourgeoises ont sablé le champagne quand on a changé notre dispositif sur place !

Sans vouloir entrer dans notre petite cuisine sur le terrain, tout cela est marquant. Ces unités ne rentraient jamais bredouilles. Sans vous donner trop d'astuces, pour frauder, ne prenez pas de train direct pour Luxembourg. Allez d'abord à Metz, puis prenez le TER (Transport Express Régional). C'est une chose toute bête, mais ce sont des quasi-autoroutes de l'évasion fiscale, qui sont connues par beaucoup de monde, y compris par les douaniers : heureusement !

Vous le voyez, ce sont les particuliers qui sont principalement ciblés.

Malheureusement, le constat est pratiquement le même pour les sociétés et les échanges commerciaux. Nos moyens pour contrecarrer la fraude financière et son organisation au sein des sociétés sont également en deçà du nécessaire. Les administrations sont relativement désarmées face à la technique des prix de transfert, par exemple. Idem pour les exportations majorées. Il est assez facile de réaliser un montage permettant de faire entrer ou sortir des fonds sans véritable justification économique. L'administration fiscale ferait à peu près le même constat.

Il ressort de tout cela l'impression que, parmi les infractions prévues par le code des douanes, qui considère pourtant la fraude financière comme un délit, certaines fraudes apparaissent comme graves - les stupéfiants, les armes - et d'autres moins graves, comme la fraude financière. Tout se passe comme si c'était un délit de second rang.

La crise financière a, sur ce point, un peu changé la donne, mais je n'irai tout de même pas jusqu'à me féliciter qu'elle ait eu lieu... Avant la crise financière, mon administration, que je vais être obligé de critiquer un peu, voulait exonérer le chèque de l'obligation déclarative, alors que c'est un moyen de paiement international extrêmement difficile à tracer. Plutôt que de sortir des billets du territoire, y compris des billets de 500 euros, plus pratiques parce que le volume est moindre, mieux vaut envoyer un chèque par la poste ! C'est une astuce toute bête. Les courtiers qui pratiquent l'évasion fiscale - pour ne pas dire qu'ils se sont spécialisés dans cette matière - connaissent fort bien cette technique. Le risque de se faire intercepter est assez faible.

Quelques mots au sujet de l'or. Le code des douanes ne comprend plus d'articles le concernant. C'est assez frappant. Alors que nous assistons à une envolée sur ce terrain depuis six à huit mois, nous sommes ainsi désarmés. J'ai vu des gens venir avec de l'or du sud de l'Italie, être contrôlés à la frontière, et tout étonnés qu'il ne se passe rien, puis repartir avec de l'argent de Belgique - ce pays pratiquait les meilleurs taux de conversion - et n'être contrôlés, et sanctionnés, qu'à ce stade. La situation est donc un peu difficile, tant du point de vue des principes que de la réalité de terrain.

L'administration est plus à l'aise avec les pays tiers, du fait d'un règlement communautaire en vigueur dans l'Union européenne. De ce côté, pas de souci. En revanche, en ce qui concerne le trafic intracommunautaire, l'administration est gênée aux entournures. Or il est difficile d'avoir une idée précise de l'ampleur des flux, aussi bien intracommunautaires qu'avec les pays tiers - je pense néanmoins que la circulation intracommunautaire est quantitativement la plus important. Je ne reparlerai pas du Luxembourg, sinon on va croire que je fais une fixation !

En ce qui concerne le dispositif de sanction, l'obligation déclarative est sanctionnée de zéro à 25 %. Je vais vous donner l'exemple d'une situation certes caricaturale, mais devant laquelle nous nous sommes trouvés il y a quinze jours : elle est d'ailleurs assez gênante. Nous avons intercepté des personnes se déplaçant entre les Pays-Bas, la France et l'Espagne, et transportant, chose tout à fait interdite, un montant excessif d'espèces imprégnées de cocaïne. On applique une amende de 25 % et on renvoie le reste de l'argent par virement. L'exemple est extrême : c'est une hérésie ! Là, on atteint vraiment les limites du système.

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