Intervention de Jean-Marc Jancovici

Commission d'enquête sur le coût réel de l'électricité — Réunion du 20 mars 2012 : 1ère réunion
Audition de M. Jean-Marc Jancovici ingénieur conseil en énergie-climat

Jean-Marc Jancovici :

Pour étayer mon propos, je vous projetterai un document Powerpoint. Mon exposé servira d'assise à mes réponses à vos questions, monsieur le rapporteur. Elles tiendront ensuite en peu de mots.

L'essentiel de mon intervention visera à rappeler un fait simple : l'énergie est avant tout, par définition, la grandeur physique qui caractérise le changement d'état d'un système. Dire que l'énergie est une grandeur physique signifie qu'elle obéit à un certain nombre de lois. Les faits scientifiques ne sont pas des opinions : ils s'imposent à nous. Si l'on essaie de construire l'avenir en les ignorant, on va dans le mur !

Qu'il me soit permis de rappeler quelques éléments de base sur l'énergie.

L'énergie est donc, par définition, ce qui caractérise le changement. Du point de vue de l'utilisateur, un certain nombre de pratiques, aujourd'hui passées dans la vie courante, mais de manière très récente à l'échelle de l'histoire de l'humanité, supposent d'utiliser ou de restituer de l'énergie. C'est le cas si l'on modifie la température dans une pièce, si l'on met un objet en mouvement ou si on l'arrête, si l'on change une forme...

Aujourd'hui, le travail de tous les ouvriers d'usine consiste essentiellement à appuyer sur des boutons et à actionner des manettes afin de piloter des machines pour modifier, changer, déformer, extruder, aplatir, emboutir, etc. L'ouvrier moderne n'utilise donc pas plus ses muscles que l'employé des services.

Quand un corps se déplace dans un champ avec lequel il interagit, de l'énergie est mise en jeu ; idem quand une composition atomique change. Soit dit en passant, toutes les énergies que l'on utilise sur terre dérivent directement ou indirectement de l'énergie nucléaire. Enfin, l'énergie intervient quand de la matière et du rayonnement interagissent.

Par conséquent, dire que l'on utilise de l'énergie, c'est dire que l'on change le monde qui nous entoure. La conclusion qui s'impose alors est simple : l'énergie « propre » n'existe pas puisque, par définition, utiliser de l'énergie, c'est modifier ce qui nous entoure. Or être propre, n'est-ce pas laisser des lieux dans l'état dans lequel on les a trouvés ? Quand on utilise de l'énergie, c'est justement pour faire évoluer cet état.

Si l'énergie propre n'existe pas, ce qui peut exister en revanche, c'est une énergie dont les bénéfices sont significativement plus importants que les inconvénients, ou l'inverse. Comme l'énergie est une grandeur physique, ces différents aspects ne sont qu'une affaire de chiffres.

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Je vous présenterai maintenant un petit calcul qui rend compte de la totalité du monde qui nous entoure aujourd'hui. Je soutiens que les 35 heures, l'égalité entre les hommes et les femmes, le divorce, les études longues, la tertiarisation de l'économie, l'étalement urbain, la concentration urbaine, la désertification rurale, etc., s'expliquent par la comparaison entre l'énergie que sont capables de fournir nos muscles et l'énergie qui est associée à toutes les machines que nous employons, y compris le vidéoprojecteur que j'utilise en ce moment, l'ordinateur dont je me sers, le métro qui m'a amené ici, le percolateur qui vous a fait le café.

L'organisme d'un humain bien entraîné, par exemple celui d'un militaire du peloton de gendarmerie de haute montagne, qui gravit le Mont-Blanc et qui pèse 65 kilos restitue environ 0,5 kilowattheure d'énergie mécanique dans cet exercice. Je ne sais pas si certains d'entre vous ont déjà escaladé le Mont-Blanc en une journée ; pour l'avoir fait, mais en deux jours, je puis vous assurer que l'effort est significatif et qu'on ne le répète pas les jours suivants !

Par conséquent, le maximum d'énergie qu'un être humain puisse fournir avec ses jambes, lesquelles sont dotées des muscles les plus puissants de son organisme, représente une fraction de kilowattheure par journée de travail. Admettons que je sois non pas un esclavagiste, mais un employeur qui rémunère correctement ses employés : si je paie un homme au SMIC pour pédaler comme un forcené dans une usine, le kilowattheure d'énergie mécanique produit me reviendra environ 200 euros ; s'il utilise ses bras, la quantité d'énergie restituée sera grosso modo dix fois inférieure et le coût de revient dix fois supérieur. Quand bien même je ne respecterais aucune des lois sociales en vigueur en France et traiterais mes employés comme des esclaves, le simple fait de devoir les maintenir en vie, les nourrir, les protéger du froid, des prédateurs, etc. me ferait payer le kilowattheure d'énergie mécanique quelques euros ou une dizaine d'euros. En comparant ce chiffre au coût de l'énergie produite par les machines, on comprend pourquoi l'esclavage a disparu !

En effet, un litre de notre très chère essence, qui affole tant les foules à l'heure actuelle, contient environ 10 kilowattheures d'énergie chimique. Après passage dans un moteur, elle produit quelques kilowattheures d'énergie mécanique. En termes de coût marginal - hors coût du moteur -, le kilowattheure d'énergie mécanique issu d'une machine sera de 1 000 à 10 000 fois moins cher que le kilowattheure produit par un travailleur humain payé au SMIC.

Par conséquent, n'importe quel différentiel de salaire dans le monde se compense par n'importe quel trajet. En mettant des machines à notre service, nous avons multiplié notre pouvoir d'achat par 50, par 100 ou par 1 000. Bref, voilà ce qui permet les acquis sociaux. Cela a quelques implications.

Tout d'abord, contrairement à une idée répandue, le prix réel de l'énergie, depuis que nous en utilisons, n'a pas augmenté ; il a même considérablement décru. Le prix réel correspond au temps de travail nécessaire pour acquérir un kilowattheure. Cette durée est la seule unité constante dans le temps pour mesurer le prix réel d'une chose. Toute autre unité monétaire est trompeuse, en particulier le prix en monnaie courante, voire le prix en monnaie constante, qui doit être ramené à ce que les gens gagnent : si la fiche de paie augmente plus vite que le prix en monnaie constante, le prix réel n'augmente pas ; il baisse.

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Cette courbe retrace le prix du pétrole, qui est le prix directeur de toutes les autres énergies, depuis 1860. On constate qu'en monnaie constante le prix du baril de pétrole entre 1880 - auparavant, il a décru parallèlement à celui de l'huile de baleine, la source d'énergie concurrente - et 1970 est resté relativement stable, aux alentours de 20 dollars. Dans le même temps, la rémunération du consommateur occidental a été multipliée par quinze à vingt, ce qui revient à dire que le prix du litre de pétrole a été divisé par quinze à vingt. En outre, ma corporation, celle des ingénieurs, ayant remarquablement travaillé et multiplié par un facteur compris entre deux à dix l'efficacité mécanique de l'utilisation d'un litre de pétrole, le coût réel du kilowattheure fourni par l'esclave énergétique qu'est la machine a été divisé par cinquante à cent en l'espace d'un siècle.

Le prix réel - c'est-à-dire exprimé en temps de travail - de n'importe quel objet pouvant être acquis aujourd'hui - une table, une chaise, une paire de lunettes, une chemise - et existant déjà il y a un siècle a été divisé par un facteur allant de cinquante à cent. C'est ce que l'on appelle l'augmentation du pouvoir d'achat. Cette augmentation peut se ramener, en première approximation - j'insiste bien sur ce point -, à la baisse du prix réel de l'énergie. Même au cours des périodes récentes, contrairement à l'idée répandue, le prix de l'énergie a continué de baisser.

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Ce superbe graphique, issu de l'excellent Service de l'observation et des statistiques, présente l'évolution des dépenses de carburants, d'électricité, de gaz et autres combustibles des ménages français depuis 1970. Comme ces dépenses augmentent, on se dit que les gens paient leur énergie de plus en plus cher. En fait, la donnée importante est leur part dans le budget des ménages, autrement dit la part du temps de travail consacrée à l'achat de l'énergie. En prenant ce paramètre en considération, on s'aperçoit que l'énergie coûte moins cher aujourd'hui qu'avant le premier choc pétrolier.

Encore une fois, contrairement à une idée très répandue, l'énergie coûte de moins en moins cher. En fait, son coût est passé, au cours des quarante dernières années, de rien à encore moins que rien : j'ai montré tout à l'heure que l'énergie mécanique valait entre un millième et un dix-millième du coût du travail humain.

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Quel type d'énergie utilisons-nous en France ? Les journalistes, dans notre pays, confondent en permanence énergie et électricité, au motif que les seuls dispositifs de production français sont non pas des puits de pétrole ou de gaz ni des mines de charbon, mais des centrales électriques.

Les Français consomment, pour l'essentiel, des combustibles fossiles importés. Il faut pomper un peu pour les extraire du sous-sol, mais également les transporter. La part du pétrole dans la consommation énergétique des Français est exactement identique à ce qu'elle est dans la consommation des Britanniques, des Allemands ou des Italiens, les Américains n'utilisant guère plus de pétrole que nous.

Contrairement à une idée courante, le recours au nucléaire ne sert pas à éviter d'utiliser du pétrole ; il sert à éviter de consommer du gaz et du charbon, ce qui, selon moi, est une excellente idée.

Vous pouvez constater, sur ce graphique, que la part du chauffage électrique est importante, mais qu'elle est loin de constituer l'essentiel du total. Notez également que, pour le résidentiel et le tertiaire, le chauffage consomme moins d'électricité que les autres usages. Autrement dit, la consommation d'électricité qui augmente le plus vite aujourd'hui dans les bâtiments n'est pas celle qui est liée au chauffage, mais celle qui sert à faire fonctionner tout le reste : les machines qui montent et qui descendent, qui cuisent, qui refroidissent, qui tournent, qui retransmettent des tas d'images extraordinaires, etc. Bref, le chauffage ne représente pas l'essentiel de la consommation électrique dans les bâtiments.

Selon moi, il est très important de garder en tête un raisonnement macroéconomique : la notion microéconomique de coût et de prix n'a pas nécessairement beaucoup de sens.

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