Intervention de Hakim El Karoui

Commission d'enquête Combattre la radicalisation islamiste — Réunion du 4 février 2020 à 15h40
Audition de représentants de l'association musulmane pour l'islam de france amif sera publié ultérieurement

Hakim El Karoui, chef d'entreprise, essayiste :

Merci de citer mes livres ! Le premier, L'avenir d'une exception, est sous-titré « Pourquoi le monde a encore besoin des Français ». Je vous invite à le citer complètement, parce que j'y parle du paradoxe du modèle français. En effet, la France pratique l'assimilation, fondée sur une croyance collective inconsciente en les valeurs de l'universalité. L'idée est que nous sommes tous des citoyens égaux, en référence à la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen. Mais quid des étrangers ? Ils ne sont pas comme nous, ils peuvent être porteurs de valeurs et d'organisations différentes - et c'est le cas des Maghrébins plus que des Italiens ou des Espagnols. On observe un niveau de discrimination extraordinairement élevé, bien mis en évidence par l'Institut Montaigne par des testings : selon que votre prénom a une consonance catholique, juive ou musulmane, à parcours égal, vos chances de décrocher un entretien d'embauche varient considérablement.

L'Institut national d'études démographiques, dans son enquête « Trajectoires et origines », qui étudie la trajectoire des enfants d'immigrés, indique que 40 % d'entre eux disent souffrir d'un déni de francité. On leur dit : vous n'êtes pas des Français comme les autres. Contrastant avec cette forme de rejet, on observe un nombre extraordinairement élevé de mariages mixtes. Aux États-Unis, où des Noirs et des Blancs vivent ensemble depuis 350 ans, il n'y a que 3 % de mariages mixtes. En France, après cinquante ans de vie commune en métropole, on est à 25 % ! Cette extraordinaire ouverture, sans comparaison avec le reste du monde occidental, contraste avec la fermeture et le rejet ressenti par les Français d'origine étrangère : c'est le paradoxe français, c'est l'assimilation, qui fait que tant que vous n'êtes pas comme nous, d'une certaine manière, on a un doute, on vous rejette symboliquement, mais qu'à partir du moment où il n'y a plus de grandes différences - le voile est un exemple de grande différence -, vous êtes un Français comme un autre, et l'on se marie avec vous.

Du coup, quand on entre dans l'atmosphère nationale, dans l'atmosphère républicaine, on se dépouille de ce qu'on a, c'est un grand moment d'acculturation ; c'est aussi un moment dangereux, où l'on n'est plus de son pays d'origine, sans être encore Français : c'est là-dessus que jouent les islamistes. C'est pourquoi il est si important de nommer, et de dire : vous êtes des Français comme les autres, vous avez vocation à être des Français comme les autres, à ce moment d'inquiétude et d'incertitude. À la fin de ce trajet, il y a l'accès non seulement à la nationalité et à la citoyenneté, mais aussi à l'identité. La difficulté, dans ce modèle français d'assimilation, c'est que le succès est silencieux, alors que l'échec, lui, est très criant, car il remet en cause notre idée de l'universel.

La loi française autorise le voile. Comme musulman, je suis opposé au voile. J'essaie d'expliquer pourquoi il peut être perçu par certains comme insupportable. Inversement, les Américains considèrent les Français, sur ce point, comme fous, xénophobes et racistes. En fait, le voile est cette grande différence entre les hommes et les femmes qui ne peut exister, en France, dans notre modèle républicain. C'est pourquoi il est perçu par la majorité des Français comme quelque chose d'irréductible. Le voile est un déni de liberté : les gens n'imaginent pas qu'on puisse le porter librement, quoi qu'en disent certaines femmes voilées. C'est aussi un déni d'égalité. Si les hommes étaient voilés, comme les sikhs, qui portent un turban, il n'y aurait pas cette question de l'égalité entre les hommes et les femmes. C'est, enfin, un déni de fraternité, parce c'est une séparation entre le corps musulman et le reste de la société, perçue comme non-musulmane. En somme, le voile peut être perçu comme une question posée à l'idée d'universel.

Quant à Tariq Oubrou, vous devriez le convoquer, et lire ses livres ! Interrogez aussi Alain Juppé sur son compte, puisqu'il est l'imam de Bordeaux. Regardez la carte du djihadisme en France, et regardez ce qui se passe à Bordeaux. Voyez enfin ce que disent les islamistes de lui. Il a eu son parcours : on a le droit de changer ! Après tout, un ancien Premier ministre avait été trotskiste...

J'ai entendu dire que je sous-estimais l'emprise des Frères musulmans et surestimais celle des salafistes. La dynamique, en France, est générationnelle. La seule organisation qui s'appelle Les Frères musulmans est en Égypte. En France, les Frères musulmans sont des étudiants maghrébins, en général en sciences, arrivés dans les années 1980, venant essentiellement du Maroc et de Tunisie. Ils ont créé une première organisation, qui a changé de nom plusieurs fois, qui était l'UOIF, qui est aujourd'hui Musulmans de France. Je vous suggère d'auditionner Amar Lasfar, d'ailleurs. Ces vingt dernières années, il y a eu un conflit entre les fondateurs et la génération suivante, les premiers maîtrisant l'arabe et tenant la seconde à distance des responsabilités. Puis, les Frères musulmans se sont institutionnalisés, et ils font du business : Amar Lasfar se considère comme un businessman. La dynamique est aujourd'hui chez les identitaires, incarnés d'une certaine manière par le CCIF. Leur discours met au coeur de l'identité l'islam et la discrimination subie par les musulmans à travers le concept ambigu d'islamophobie. Et il y a une deuxième branche, autour du néo-salafisme, qui est en train de muter, a un lien évident avec le jihadisme, et qui a aujourd'hui le vent en poupe : les grands prédicateurs salafistes ont dix fois plus de followers que le plus connu des Frères musulmans. Bref, auprès des jeunes, les courants porteurs sont les identitaires d'un côté, les salafistes ou néo-salafistes de l'autre.

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