Nos premières auditions avaient pour objectif d'apprécier les conséquences de la réforme de la taxe professionnelle sur le budget de l'État. L'objectif de la table ronde d'aujourd'hui est de connaître les effets de la réforme sur les entreprises.
Monsieur Boulle, nous souhaiterions connaître, au travers d'une brève présentation, le bilan établi par votre organisation sur la réforme de la taxe professionnelle et ses conséquences sur les entreprises que vous représentez.
M. Claude Boulle, président exécutif de l'Union du commerce de centre-ville, président de la commission fiscale du Conseil du commerce de France. - En préambule, je tiens à préciser que je participe à cette table ronde avec une double casquette, d'une part, comme président exécutif de l'Union du commerce de centre-ville et, d'autre part, comme président de la commission fiscale du conseil du commerce de France (CDCF). L'Union du commerce de centre-ville représente principalement les grands magasins, les succursalistes ainsi que beaucoup d'enseignes de l'habillement et de la chaussure. En d'autres mots, il s'agit d'une alliance des commerces de « l'équipement de la personne ». Le CDCF est, quant à lui, un organisme regroupant l'ensemble des fédérations du commerce. Il a beaucoup travaillé, depuis deux ans, sur la fiscalité des entreprises, et a publié un « Livre Blanc commerce et fiscalité » qui recense et analyse les évolutions fiscales que nous avons connues depuis 2007 et leurs conséquences sur le commerce. Comme vous le savez, l'actuelle mandature s'est caractérisée par un nombre élevé d'initiatives fiscales de toutes sortes concernant le commerce...
Parmi ces évolutions, nous accordons une place particulière à la contribution économique territoriale (CET), qui remplace la taxe professionnelle depuis 2010, et dont la mise en place a été menée au pas de charge fin 2009. Le commerce a été assez peu associé à la concertation préparant la réforme. Il s'est surtout agi de réaliser un transfert entre des activités réputées délocalisables, liées à l'industrie, vers des activités de commerce non délocalisables, liées aux territoires et aux consommateurs. En d'autres termes, dès le départ, il était prévu un transfert de charges ou de recettes entre secteurs d'activités.
La question qui se pose aujourd'hui est de savoir comment cette réforme a été perçue par les entreprises et quelles en sont les conséquences en termes de ressources.
En tant qu'organisation professionnelle, je ciblerai mon analyse sur les perdants de la réforme. Nous disposons de suffisamment d'éléments montrant que les perdants sont beaucoup plus nombreux que ceux prévus initialement en 2009... Dans le cadre du Livre Blanc, nous avons élaboré un panel d'une trentaine d'entreprises appartenant à différents secteurs. Comme les entreprises ne voulaient pas communiquer des données fiscales, nous avons fait appel à un cabinet d'avocats afin de garantir la confidentialité des informations recueillies. Les entreprises sélectionnées représentaient, en 2009, environ 31 milliards d'euros de chiffre d'affaires pour un effectif de 150.000 salariés. Je précise que celles qui ont répondu à notre enquête sont majoritairement perdantes à la réforme. Toutefois, le panel est représentatif des différentes catégories d'entreprises : on y distingue deux entreprises de moins de 50 millions d'euros de chiffre d'affaires, dix-huit entre 50 millions et un milliard d'euros, enfin, les huit dernières ont un chiffre d'affaires de plus d'un milliard d'euros. Elles appartiennent à différents secteurs : grands magasins, chaînes d'habillement, cuir, chaussure, bricolage, commerce alimentaire, électrodomestique, services automobiles et vente à distance.
Dix-neuf entreprises ont fait état, fin 2010, d'une progression supérieure à 10 % de leur impôt économique, depuis le passage à la CET. Or, rappelons-nous que le Gouvernement nous avait assuré que le secteur du commerce représenterait 22 % des gagnants ou des gains. Par ailleurs, toujours dans notre panel d'entreprises, un bon tiers connaît actuellement des hausses supérieures à 30 % ; huit entreprises ont des hausses comprises entre 10 et 30 %.
Compte-tenu des assiettes, de la part foncière qui progresse assez fortement et de la valeur ajoutée, malgré la mécanique du plafonnement de CET, les entreprises dynamiques, c'est-à-dire celles ayant procédé à de nombreuses embauches et ayant bénéficié de la réforme Strauss-Kahn de 1999, vont nécessairement être frappées par la réforme de la taxe professionnelle. C'est le cas des entreprises du commerce, et notamment du commerce assisté dont le personnel apporte du conseil et de l'accueil sur les lieux de vente. Par exemple, le magasin des Galeries Lafayette est le cinquième employeur privé de Paris ; à Montpellier, en centre-ville, les Galeries Lafayette et les marques qui y sont installées, représentent environ 400 personnes, soit le premier employeur privé de la ville. Ces entreprises ont effectivement subi, de manière inégale, de hausses relativement importantes de produit de taxe professionnelle. Aujourd'hui, l'effet de cette augmentation n'est pas très important en raison du mécanisme d'écrêtement applicable pendant quatre ans. Par ailleurs, le dispositif d'écrêtement est complexe et les entreprises ne l'ont pas totalement intégré dans leurs charges d'exploitation.
Il est certain que le panel sur lequel repose notre analyse n'est pas représentatif de l'ensemble du commerce de France.
Pour être complet sur cette question, je vous signale la publication d'une autre étude portant sur le secteur des entreprises automobiles, spécialisées dans la réparation, la vente, les pièces détachées, réalisée par le Conseil national de la profession automobile fin 2010. Sur le panel de 286 établissements de tailles diverses constitués de PME du commerce et de l'artisanat, 41 % d'entre eux subissent, selon cette étude, une hausse de leur CET supérieure à 10 %. Compte-tenu du poids des surfaces qu'elles occupent, ces entreprises imputent cette hausse à l'augmentation de la part foncière de la CET, c'est-à-dire la CFE.
Je souhaiterai maintenant aborder la question de l'administration et de la gestion, question essentielle pour les entreprises. Beaucoup d'entreprises - y compris celles qui ont des fonctions importantes dans la gestion de systèmes d'information, la fiscalité, les questions juridiques - estiment que la réforme a été mise en oeuvre dans la précipitation, et certains choix se sont accompagnés d'une gestion plus lourde, notamment pour les entreprises fonctionnant sur un mode succursaliste. En effet, les choix retenus nécessitent une gestion site par site et commune par commune. Il en est ainsi pour la déclaration des effectifs, dont les modalités ont été modifiées par le Parlement puisque les dispositions initiales prévoyaient une deuxième déclaration annuelle des salaires par les entreprises. Toutefois, malgré la simplification proposée par le Sénat l'an dernier, certaines entreprises doivent réaliser cette seconde déclaration, toutes n'ayant pas les mêmes dates de clôture d'exercice comptable qui sont soit le 30 mars, soit le 31 août. Dans ce deuxième cas, les entreprises sont soumises à l'élaboration d'une nouvelle déclaration d'effectifs, sans pouvoir bénéficier de la déclaration automatisée des données sociales unifiée (DADS-U). Les parlementaires étant très soucieux de simplification, cette question pourrait faire l'objet d'améliorations.
Ainsi, le calcul de la valeur ajoutée est source de surcoût administratif pour les entreprises. Dans le régime de la taxe professionnelle, chaque entreprise devait s'acquitter d'une cotisation minimale. Aujourd'hui, avec la CET, un calcul complexe de la valeur ajoutée doit être réalisé avant que les résultats de chaque site soient envoyés au groupe, la cotisation minimale de 1,5 % étant désormais calculée au niveau de celui-ci.
En ce qui concerne l'écrêtement, nous avons proposé la mise en place d'un écrêtement des hausses étalé sur dix ans. En effet, les impôts ne doivent pas progresser plus vite que le chiffre d'affaires ou les valeurs ajoutées. C'est pourquoi nous souhaitions que le dispositif d'écrêtement transitoire soit plus étalé dans le temps. Malheureusement, notre demande n'a pas été satisfaite.
Le mécanisme est par ailleurs d'une complexité extrême. Il faut tout d'abord remplir un imprimé fiscal de dix pages ce qui est plutôt dissuasif. Ensuite, une double déclaration est nécessaire, la première sur la base de l'ancienne législation et la seconde sur la base de la nouvelle ! Enfin, ce n'est qu'au-delà d'un écart supérieur à 10 % que s'applique le dispositif du dégrèvement.
La gestion administrative est d'autant plus lourde que la taxe professionnelle est désormais remplacée par deux nouvelles impositions : la cotisation foncière des entreprises (CFE) et la cotisation sur la valeur ajoutée des entreprises (CVAE). Celle-ci s'accompagne d'une extension du champ d'application de l'impôt économique ce qui, de fait, conduira à une hausse des contentieux fiscaux : en effet, dans certains cas, les loyers payés par un dépositaire de marque dans un grand magasin peuvent être rattachés à sa valeur ajoutée, alors que cette situation n'existait pas auparavant.
Globalement, les entreprises du commerce et les succursalistes constatent une dégradation de la règle et de la qualité de l'administration fiscale au cours des dernières années. Nous estimons que la réforme de la taxe professionnelle a été appliquée de façon trop rapide. Cet impôt était horriblement compliqué mais il nous aurait semblé utile de prendre le temps nécessaire pour le réformer afin de veiller au maintien d'une certaine qualité de la norme fiscale.
Certes, l'administration de l'impôt des entreprises a connu depuis quelques années des progrès majeurs, tels que le correspondant unique, la direction générale des entreprises, la télédéclaration, qui marquent une volonté de progrès, d'efficacité et de rationalisation. Toutefois, nous avons le sentiment que, depuis trois ou quatre ans, ces objectifs ont été perdus de vue au profit d'une multiplication des textes fiscaux, qui reflètent d'ailleurs souvent les conséquences des bras de fer entre le Parlement, le ministère des finances et le Gouvernement. La réforme de la taxe professionnelle et la mise en place de la CET s'inscrit dans ce contexte de multiplication des textes, peu favorable au secteur du commerce. Si ces textes ont été adoptés dans des conditions parfois difficiles, ils l'ont également été de façon parfois improvisée. Il en est ainsi de la taxe locale sur la publicité et les enseignes, des deux « rafistolages » de la TASCOM qui ont conduit au triplement de celle-ci pour certaines entreprises, ou encore de la révision des valeurs locatives cadastrales actuellement expérimentée pour les locaux commerciaux. Bref, toutes ces mesures se sont accumulées sans réelle concertation depuis trois ou quatre ans, sans oublier les écotaxes, etc.
La CET s'inscrit dans ce mouvement : si l'objectif était d'alléger la charge fiscale de certaines industries délocalisables, les conditions dans lesquelles le secteur du commerce doit s'acquitter de l'impôt économique n'ont pas été suffisamment anticipées. Le secteur du commerce doit s'acquitter de l'impôt mais dans un contexte qui tienne compte de l'évolution réelle des chiffres d'affaires et des valeurs ajoutées. Depuis le second semestre 2009, la situation de la consommation en France est fluctuante. Si elle est excellente boulevard Haussmann, grâce au tourisme, elle est sans doute beaucoup moins dynamique dans les territoires « périphériques », notamment pour de nombreuses enseignes de l'habillement depuis septembre dernier. C'est pourquoi l'ensemble de ces questions méritent une attention accrue.