On voudrait tous adhérer aux réflexions du Grand Rabbin, même si on n'est pas de sa religion ou qu'on n'en a pas du tout. Si la société des hommes était si simple, avec des petites victoires et beaucoup d'interdits, on ne serait pas là pour réfléchir à la question des drogues dans la société. Pourquoi les drogues existent-elles ? Pourquoi recherche-t-on des produits toujours plus efficaces mais diaboliques ? Tous ceux qui sont ici se posent la question de savoir comment lutter contre la consommation de drogues et autres fantaisies dramatiques pour la société et pour les individus eux-mêmes mais je ne crois pas que la société de l'interdit soit une société communicante. Les sociétés ont toujours été sous l'emprise de drogues. Pourquoi ?
Certaines religions donnent le mauvais exemple en buvant du vin blanc lors de la messe...
Grand Rabbin Haim Korsia. - La nôtre utilise le vin rouge !
On ne peut dire que pratiquer telle ou telle religion peut régler ces problèmes -vous ne l'avez d'ailleurs pas dit- ni que ceux qui n'en ont pas sont en position délicate ! La vérité est que certains êtres humains en difficulté tombent dans l'addiction -drogues, jeux, sexe. Comment prévenir, informer et faire en sorte que ces situations restent marginales ? Il existera toujours des gens qui transgresseront les règles. La question est de savoir comment être le plus efficace possible pour éviter que cette transgression ne devienne une pratique majoritaire.
Pourquoi certains produisent-ils de la drogue pour gagner de l'argent ? Pourquoi d'autres empoisonnent-ils la vie de leurs semblables en la leur vendant ? Pourquoi les gens les plus malheureux sont-ils souvent les victimes exploitées de ces produits qu'on leur propose et qu'ils finissent par accepter avant de s'y enfermer ?
Ce sont les questions qu'il faut que nous nous posions car notre idée est de lutter contre toutes les formes d'addiction. Le problème réside dans le fait que l'interdit, selon moi, ne suffit pas et que la prohibition ne fonctionne pas !
Grand Rabbin Haim Korsia. - Votre question est très juste et j'ose rappeler le temps où votre cabinet m'associait à quelques-unes de ses réflexions. Vous aviez soutenu ce qui avait été fait par deux de vos prédécesseurs qui n'étaient pas de votre couleur politique. J'avais proposé à M. Debré de former les policiers aux réalités des cultes, ce qui avait été fait. Vous aviez vous-même relancé le projet.
A l'époque, on disait que chacun avait son rôle. Comme pour un arc gothique -si j'ose employer l'image en tant que rabbin- il faut que s'exercent deux pressions pour trouver un point d'équilibre entre la répression contre les trafiquants et ceux qui exploitent la faiblesse des toxicomanes -qui doit être terrible- et le soutien aux victimes.
S'il devait y avoir une doctrine, ce devrait être celle-là. Le tout-répressif ou le tout-accompagnement sont aussi dangereux l'un que l'autre. Il faut recourir aux deux mais il faut que chacun soit dans son rôle, avec des gens pour aider, des gens pour comprendre, des gens pour théoriser, des gens pour réfléchir, des gens pour prendre la distance afin de ne pas être uniquement dans la compassion, qui empêche la réflexion.
Vous parlez du vin : c'est en effet une forme de psychotrope. J'ai parlé de la fête de Pourim et du livre d'Esther dans la Bible. C'est la seule fois où l'on demande de boire jusqu'à ne plus savoir qui l'on doit bénir et qui l'on doit maudire : Vive Haman et maudit soit Mardochée. Pourquoi ? C'est là la limite : ne pas aller au-delà. Un très beau texte dit qu'au moment de notre mort, un ange viendra nous demander si nous nous sommes privés de quelque chose de permis. La question est celle de la juste utilisation des choses. Le vin est très bon en lui-même. Tout est bien tant qu'il existe une limite.
Madame évoquait les antidépresseurs : parfois, ils sont nécessaires pour nous aider. N'aurait-on pas le droit de prendre une canne lorsqu'on s'est fracturé la jambe au motif qu'un homme doit être debout sur ses deux jambes ?
Il faut cependant être capable de fixer des limites. Il en va ainsi pour beaucoup de choses. L'important est d'avoir une collégialité en matière de drogues et ne pas abandonner le terrain à ceux qui voient en chaque drogué quelqu'un qu'il faut absolument aider. Il ne s'agit pas de créer un mur mais de rappeler le cadre acceptable pour l'ensemble de la société.
Malheureusement, les gens pensent que le suicide est contagieux, tout comme la drogue. Faites l'expérience ! Il faut revaloriser ce travail d'équipe autour de ceux qui attendent quelque chose. Certaines attendent une parole, une main tendue, une parole spirituelle des religions, une parole humaniste.
Dieu nous dit d'aimer les hommes. Je préfère donc m'occuper directement d'un lien humain ! Que l'espoir vienne de Dieu ou des hommes, ce qui compte, c'est qu'il y ait espoir, c'est-à-dire espérance, volonté de s'élever et de sortir du déterminisme dans lequel on croit que telle ou telle substance nous a plongés.
C'est peut-être cela, la transcendance divine, l'espérance de pouvoir améliorer le monde ! Cela ne peut se faire que dans le cadre d'un travail d'équipe, un travail collégial où l'on trouve à la fois la répression mais aussi l'accompagnement.
Il faut savoir élever une digue face à l'inacceptable. Il faut voir les dégâts que fait la drogue ! Il y a également une différence entre les dégâts qu'un toxicomane s'inflige et les implications pour autrui, comme dans le cas d'une conduite sous l'emprise de stupéfiants. C'est une lourde responsabilité !
Faut-il accepter de sortir de ses limites en utilisant, comme en discothèque par exemple, des produits pour durer toute la nuit, ne plus être soi ? Se fait-on tellement horreur qu'on ne s'assume pas ? Voilà la vraie question qu'il faut poser aux jeunes, mêmes à ceux qui sont bien dans leur peau, nos enfants !