Nous sommes en liaison, par visioconférence, avec le docteur Henry Joseph, pharmacien et pharmacognoste en Guadeloupe. Engagé depuis une trentaine d'années dans la valorisation de la biodiversité végétale, il a fondé en 2005 le laboratoire Phytobôkaz qui propose des produits à base de plantes. Le docteur Joseph est membre de l'Aplamedarom, Association pour les Plantes Médicinales et Aromatiques de Guadeloupe. Je vous remercie de contribuer aux réflexions de notre mission en apportant un nouvel éclairage sur la situation dans les outre-mer.
Dr Henry Joseph, pharmacien et pharmocognoste en Guadeloupe. - Comme vous venez de le dire, j'ai créé la société Phytobôkaz avec le professeur Paul Bourgeois, professeur de chimie à l'université Antilles-Guyane. Je suis également membre du comité scientifique du Parc national de Guadeloupe, qui participe à la préservation de la biodiversité de notre région.
Laissez-moi d'abord féliciter le Sénat de la mise en place de cette mission d'information, sur une filière dont les potentialités en termes de développement de métiers d'avenir sont spécifiquement attendues dans les outre-mer.
Les filières innovantes issues des plantes sont en effet de puissants vecteurs de développement économique en outre-mer, en raison de la richesse de notre biodiversité et de l'attachement de nos populations à leur patrimoine végétal, qu'elles considèrent comme un élément indispensable à leur existence, surtout lorsqu'on vit sur une île, comme c'est le cas en Guadeloupe.
Nous n'avons jamais connu l'existence d'herboristeries aux Antilles. Ceci s'explique par l'histoire, car l'usage des plantes médicinales a toujours été entaché d'interdiction notamment par les colons, qui avaient peur que les esclaves ne les empoisonnent par les plantes. Un arrêté du conseil souverain daté du 8 mars 1799 énonce qu' « il est interdit aux gens de couleur, noirs ou esclaves, d'exercer la médecine, la chirurgie, d'utiliser aucun remède sous quelque forme que ce soit, sous peine de 500 francs d'amende pour les gens libres, punition corporelle pour les esclaves, et les colons qui tolèrent ce genre de pratiques seront déchus de leurs dits esclaves. »
Jusqu'à très récemment, les choses sont restées en l'état, même après l'abolition de l'esclavage. C'est ce qui explique non seulement l'absence d'herboristeries aux Antilles mais aussi l'absence de nos plantes d'outre-mer dans la pharmacopée française : leur inscription, je vous le rappelle, date seulement de 2013 alors que la pharmacopée française a plus de 200 ans. Le même problème existe encore avec l'absence d'inscription des plantes d'outre-mer dans la liste des plantes autorisées dans les compléments alimentaires.
Alors qu'aux Antilles nous recensons 625 plantes médicinales et 220 espèces comestibles, on peut dire que l'outre-mer a été oublié. Ce n'est que grâce au travail remarquable de maître Isabelle Robard et de moi-même, soutenus par les parlementaires de nos régions et par l'association pour les plantes médicinales et aromatiques de Guadeloupe que nous avons pu faire évoluer les choses.
Et ce n'est qu'en 2009, au terme de douze années de bataille juridique menée au cours d'un parcours législatif qui s'est heurté à des oppositions tant du gouvernement que des parlementaires, que nous sommes parvenus à faire modifier l'article L. 5112-1 du code de la santé publique, pour prendre en compte les plantes des outre-mer dans la pharmacopée française. 70 plantes sont ainsi entrées dans la pharmacopée française.
Notre combat a également permis l'élargissement des aides européennes en 2011 aux cultures des plantes médicinales en Guadeloupe et à l'île de La Réunion.
La pratique du jardin créole et les savoirs de nos grands-mères ont permis la sauvegarde des savoirs traditionnels liés aux plantes, transmis oralement de génération en génération, malgré toutes les interdictions que nous venons d'évoquer.
Contrairement à l'île de La Réunion, où existent les tisaneurs comme vous l'a expliqué le docteur Claude Marodon, aux Antilles on trouve plutôt les marchandes de simples, connues sur les marchés locaux comme les marchandes de rimed razié.
Pour que ces pratiques puissent perdurer, je suis favorable à la création d'un statut de paysan-herboriste, pour la consommation locale. Les paysans-herboristes ont non seulement la connaissance botanique de la plante, mais savent aussi la cultiver au sein de la petite exploitation familiale ; ils sauront transmettre ce savoir ancestral aux générations futures. Il faudrait compléter leur formation pour mieux maîtriser l'usage des plantes mais aussi connaître leur toxicité, dans le souci de protéger les consommateurs.
Il faut par ailleurs également former les pharmaciens, qui ont une connaissance insuffisante des plantes et notamment de celles des outre-mer. A cet égard, pourrait être repris le diplôme universitaire de phytothérapie tropicale que nous avions mis en place de 2003 à 2005 au sein de l'université de médecine de Pointe-à-Pitre et qui nous avait permis de former durant deux ans cinquante pharmaciens et médecins à la connaissance des plantes, par des enseignements de botanique tropicale, de chimie, de pharmacognosie et de législation des plantes médicinales tropicales.
Vous savez comme moi que le monde est en pleine évolution. De nouveaux défis nous attendent. Quand on vit sur une île, à 8 000 km de la métropole, et que nous importons 100 % de nos médicaments et 80 % de notre alimentation, développer des métiers d'avenir reste un défi, mais une nécessité face au risque d'isolement.
Nous attendons donc beaucoup de votre mission, notamment pour faire entendre notre voix, rattraper le retard pris et développer des métiers d'avenir en outre-mer à partir des plantes. Il faut rappeler que 80 % de la biodiversité de la France est en outre-mer et 97 % de son espace marin. Alors que la transition énergique et écologique est en marche, notamment avec la sortie de la pétrochimie d'ici 2050, et que les circuits courts deviennent essentiels, souvenez-vous que les richesses de la France de demain sont en outre-mer. Mais la valorisation de cette biodiversité ultramarine ne devra pas se faire sans les ultramarins ! Ces richesses doivent être le moteur de notre développement économique local. Il ne faudra pas considérer les ultramarins comme de simples gardiens de la biodiversité.
Pour cela, je propose d'élargir la liste des plantes inscrites à la pharmacopée française aux plantes d'outre-mer, en s'appuyant sur les travaux considérables réalisés au sein du réseau Tramil sur la pharmacopée caribéenne, qui a notamment établi plus de 90 monographies sur les plantes médicinales de nos régions.
Il faudra de même mieux prendre en compte les plantes médicinales des outre-mer dans la composition des compléments alimentaires, en se basant sur le recul d'usage et les travaux scientifiques. Il faudra aussi accentuer la recherche sur les plantes des outre-mer dans nos universités. L'innovation et le développement de nouvelles filières passeront par les plantes.
Il faudra enfin sortir l'outre-mer de la monoculture de canne et de banane, qui fait trop de mal à notre environnement et accompagner la diversification agricole vers des cultures de plantes innovantes à haute valeur ajoutée (plantes oléagineuses, à amidon, à textile, légumineuses, etc.). Parallèlement, les filières industrielles doivent muter pour retrouver le chemin des cultures symbiotiques. Nous souffrons trop de l'usage des pesticides, des herbicides et des fongicides. Depuis treize ans, nous travaillons à respecter la nature en développant des techniques basées sur la vie. Je vous invite à venir en voir le résultat sur nos parcelles à Phytobôkaz.