Intervention de Philippe Lemoine

Mission commune d'information sur la gouvernance mondiale de l'Internet — Réunion du 25 mars 2014 à 14h35
Audition de M. Philippe Lemoine président directeur-général de laser président de la fondation pour l'internet nouvelle génération chargé par le gouvernement d'une « mission pour la transformation numérique de notre économie »

Philippe Lemoine :

Mme Georges, qui après avoir dirigé le service des affaires européennes et internationales de la CNIL est devenue expert du Forum d'Action Modernités possède une connaissance très à jour du réseau Internet et des débats internationaux, qui est précieuse.

Dans un univers numérique en expansion rapide et en tension permanente, où la gouvernance évolue lentement, à l'écart du débat public, l'opportunité s'ouvre aujourd'hui de replacer cette question de la gouvernance au coeur d'un débat public qui prend forme. Il y a place pour une initiative européenne forte et crédible. Tel sera, en substance, mon propos.

Première observation, l'univers numérique, en expansion rapide, est habité de tensions permanentes. Ce sont les technologies informatiques, nées après-guerre, qui ont conduit, au début des années 1970, à la naissance d'Internet, à ne pas confondre avec le web, soit le mode d'utilisation qui en a été fait au début des années 1990. Si le terme de numérique s'est aujourd'hui imposé, c'est par le biais du grand public, devenu un acteur essentiel, le lieu même de l'innovation, comme en témoigne le Consumer Electronic Show qui se tient chaque année aux États-Unis. L'interaction entre le grand public, l'entreprise et le monde institutionnel est caractéristique de l'étape actuelle.

À tous ces stades de son histoire, le monde technologique a été dominé par des tensions fortes. L'informatique elle-même, après-guerre, est née d'un mixte entre la recherche militaire et une composante plus visible, via les conférences Macy, qui rassemblent des chercheurs comme Gregory Bateson, Margaret Mead, Norbert Wiener, qui élaborent l'idée de cybernétique pour aller vers une connaissance pacifiste, en vue d'un monde meilleur - la métaphore du gouvernail indiquant bien qu'il s'agit de s'orienter dans ce monde nouveau en évitant les écueils.

La naissance de l'Internet, de même, est marquée par la coexistence d'une composante militaire forte, avec le travail de recherche de la Darpa (United States Department of Defense Advanced Research Projects Agency), et de l'irruption sur le net de la contre-culture américaine des années 1970, ainsi que le retrace Fred Turner dans son livre Aux sources de l'utopie numérique. Il montre comment le « love summer » de 1967 a précipité 700 000 jeunes américains urbains vers les campagnes, milieu qui va être à l'origine des communautés virtuelles qui se sont formées sur le net. Cette composante libertaire d'origine se retrouve dans le numérique, qui, en même temps qu'il représente à la fois les plus grosses entreprises et la plus grande forme de capitalisation boursière mondiale, est habité par des utopies libertaires fortes.

Il est important de bien distinguer les différentes plates-formes de l'Internet, car elles ne posent pas les mêmes problèmes, ne sont pas gérées par les mêmes acteurs et n'appellent pas les mêmes réponses. Les échanges interpersonnels par mail sont une chose, le web tel qu'il s'est développés à partir de 1993 en est une autre ; c'est un espace formidable de publication, d'attraction du grand public, où se développent des modèles fondés sur la gratuité mais sous-tendus par le modèle économique de la publicité ciblée, qui suppose le recueil de données. On y trouve, en position dominante, l'entreprise Google.

Les applications, comme celles vendues par Apple, sont construites sur un autre modèle économique. L'entreprise WhatsApp, que Facebook vient de racheter pour la somme faramineuse de 19 milliards de dollars, en fournit une bonne illustration. Elle a été créée par un entrepreneur d'origine ukrainienne qui avait travaillé chez Yahoo et ne voulait pas du modèle fondé sur la publicité ciblée, parce qu'il suppose la collecte de données, sujet très sensible à un ressortissant de l'ancien bloc de l'Est. Il a donc promu un modèle très différent, celui du freemium, très présent sur les plates-formes d'applications. Il s'agit de se créer une audience via des prestations gratuites, qui incitent les utilisateurs à acquérir un complément en service payant. Beaucoup de jeux fonctionnent sur ce modèle. S'il se pose d'autres problèmes, comme celui de l'addiction, il n'y a pas, cependant, collecte de données.

Un troisième type de plates-formes se cherche autour de l'Internet des objets connectés, où la France dispose d'un certain nombre d'atouts.

Ceci pour dire qu'il ne faut pas confondre l'Internet avec le seul modèle du web.

L'Internet, qui évolue vite, est régulé par des organes de gouvernance qui évoluent lentement, assez loin du débat public. On peut distinguer les agences spécialisées de l'ONU, les instances issues du Sommet mondial pour la société de l'information comme l'Internet Governance Forum, l'Union internationale des télécommunications, qui prend position sur beaucoup de débats liés au net, les instances de gouvernance des ressources techniques, enfin, avec l'ICANN, l'IETF ou le W3C.

Le débat porte souvent sur la nationalité de ces institutions. De fait, l'ICANN demeure une société de droit américain, d'où les propositions européennes de lui conférer un statut plus international, mieux équilibré.

Se pose, au-delà, le problème de l'équilibre entre le marchand et le non-marchand. On sait qu'il revient à l'ICANN de décider de la création de nouvelles familles de noms de domaines. D'où la question de la création de domaines à signification économique, de leur prix de vente, et des payeurs, qui touche au débat sur la neutralité du net. Dès lors que l'on retient le principe de l'égalité de traitement entre offreurs de contenus, rendre la diffusion sur Internet payante est problématique.

Autre question, celle de l'équilibre entre préoccupations de sécurité collective et libertés individuelles et collectives.

Toutes ces questions demeurent, cependant, à l'écart du débat public. Les lobbies, en revanche, ne manquent pas de poids dans les institutions de la gouvernance. Au sein du « business constituency » de l'ICANN, on compte cinquante-trois multinationales, dont quarante américaines...Voilà qui pose un problème au regard des principes de la représentativité. Les lobbies bénéficient, de surcroît, grâce à la puissance des acteurs, d'une véritable débauche de moyens. On parle beaucoup du big data : songeons que 80% du stock des données sont aux mains de quatre entreprises, les fameuses GAFA, qui font partie des six entreprises américaines concentrant 25% du cash détenu par l'ensemble des entreprises américaines, selon une enquête de l'agence Moody's. Ce sont aussi les entreprises les mieux placées dans le score dit d'admiration, donc celles qui attirent le plus de talents.

Les révélations de l'affaire Snowden ont fait émerger des questions essentielles. Avec Louis Joinet et Philippe Boucher, j'ai publié en août dernier une tribune dans Le Monde pour regretter que la France reste muette sur ces questions fondamentales. Qu'il ait pu y avoir jusqu'à 71 millions d'écoutes en un mois en France ne semble pas autant émouvoir, chez nous, que la révélation d'autres écoutes... La sensibilité est tout autre en Allemagne, où le souvenir de la Stasi est encore vivant. La révélation d'une surveillance jusque sur le portable de Mme Merkel a été la cerise sur le gâteau. D'où l'idée lancée, il y a un mois, au sommet franco-allemand, d'un Internet européen... qui n'a guère trouvé d'écho en France. Des initiatives sont aussi venues du Brésil, via l'ONU. Mais tout cela reste encore fragile et incertain. Qu'entend l'Allemagne par Internet européen ? C'est encore flou. Et lorsque des initiatives sont prises, des incohérences demeurent.

L'affaire Snowden n'en a pas moins suscité des inquiétudes réelles dans les milieux d'affaires. Les grands patrons soulignent combien il est important de créer la confiance - la loi informatique et libertés peut nous être, en France, un atout - et les grands acteurs qui veulent se développer dans le cloud computing sont les premiers à réclamer, aux Etats-Unis, une législation claire, car ils savent que le flou est périlleux pour leurs affaires. En Allemagne, les milieux d'affaires militent en faveur d'une initiative politique à l'échelle européenne.

Aux Etats-Unis, le contexte juridique, avec au premier chef le Patriot Act, s'est traduit, ainsi que le révèle le Washington Post, par une habilitation au secret-défense de 840 000 personnes, dont 135 000 seulement dans les agences de renseignement. Autrement dit, beaucoup sont dans les entreprises. Ces personnes ont deux employeurs, leur entreprise, et la NSA... Dans cet important appareillage, une part, très visible, se concentre sur la lutte contre le terrorisme, mais la plus grande part, beaucoup moins visible, se voue à l'espionnage économique.

On sent venir un renouveau des capacités de mobilisation militante sur le sujet des libertés. C'est un sujet auquel les tenants du logiciel libre, d'inspiration libertaire, ne s'identifiaient pas jusqu'à présent ; ils n'y voyaient que conservatisme. Les choses ont beaucoup changé. L'apparition du cloud computing soulève des interrogations. Comment éviter une intermédiation monopolistique ? Des théoriciens du logiciel libre, des juristes comme Lawrence Lessig ou Eben Moglen s'intéressent désormais à ces questions.

Je suis frappé par l'apparition de motivations nouvelles, très différentes de celles qui animent les gens de ma génération. Notre réflexion, en Europe occidentale du moins, est alimentée par le souvenir de la guerre, la conscience des dangers liés à la constitution de fichiers de population, la préoccupation d'éviter une centralisation de l'information dans les mains de la puissance publique. C'est aussi la conception des Allemands, qui n'oublient pas la Stasi. Toute différente est la réponse qu'a faite Edward Snowden à Glenn Greenwald, le journaliste du Guardian qui a pu l'interviewer à Hong Kong et qui lui demandait pourquoi un tout jeune homme de vingt-sept ans avait, au risque d'être accusé de trahison et de devenir un fugitif, mis ces informations sur la place publique : Internet a tellement compté dans la construction de ma vie, dit-il, que je ne conçois pas que la jeunesse puisse être privée d'un tel lieu de liberté, où l'on peut s'exprimer en confiance. C'est une motivation radicalement tournée vers le futur, et cela représente un changement important. Dans le milieu des geek français, il y a un avant et un après l'affaire Snowden.

Il y a place, dans ce contexte, pour une initiative européenne forte. Alors que la France est restée l'arme au pied et s'est tenue en retrait à l'ONU, elle gagnerait à prendre une initiative adressée à la société civile internationale, au sein de laquelle il existe des diagnostics et des points de vue différents. Aux États-Unis, il existe des milieux militants très forts. En Islande aussi, une réflexion approfondie a été conduite autour de la naissance du parti pirate.

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