Je vous propose ma vision globale et la façon dont je vis depuis presque vingt ans la question de l'injonction de l'inclusion numérique dans les pays occidentaux, notamment en France. Je partagerai mon vécu sur le terrain dans le cadre de mes précédentes fonctions au sein de la fondation Agir contre l'exclusion, en particulier en Seine-Saint-Denis. Vous pourrez sans doute mieux comprendre les raisons pour lesquelles je pense que nous avons encore des efforts considérables à accomplir, quand nos gouvernements, aujourd'hui, peinent à concentrer ces efforts aux endroits adéquats.
Je reviens en premier lieu sur le chiffre de 13 millions de personnes aujourd'hui en difficulté. Ce chiffre me laisse dubitative. Je ne comprends pas en effet la manière dont il a été calculé. Je pense que le nombre de personnes est en réalité beaucoup plus élevé. Tout dépend de la définition donnée à la question de l'inclusion et aux usages des outils numériques.
Je distingue deux points. Le premier d'entre eux a trait à l'acculturation générale à l'univers du numérique pour tout citoyen. Je l'assimile à de la culture générale, dont l'utilité est de pouvoir se situer dans l'environnement socioéconomique pour affronter les interactions avec les administrations et la vie publique, afin d'exercer ses droits et ses devoirs de citoyen. Le numérique a bouleversé ces rapports. Je souhaite vous raconter une anecdote. Il y a cinq ans, en arrivant à mon bureau en Seine-Saint-Denis, j'ai découvert dans ma messagerie électronique un courriel de la part des impôts m'expliquant que, faisant partie des personnes en France qui percevaient un certain montant de revenus annuels, je devais obligatoirement dorénavant réaliser les déclarations en ligne. J'ai pensé immédiatement pourtant que des personnes au salaire identique ne connaissaient absolument pas le numérique et n'avaient pas cette préoccupation au quotidien, ne travaillant pas dans un univers digitalisé. Je me suis alors interrogée sur les raisons qui incitaient les plus hautes administrations du pays à prétendre qu'un revenu mensuel ou annuel pouvait déterminer sa connaissance d'outils techniques.
J'étais persuadée de l'existence d'une fracture numérique. Il existe un certain type de fracture, que j'ai constaté en premier lieu auprès des jeunes que j'ai côtoyés dans le cadre de mes activités associatives. Il s'agit d'une fracture d'utilisation et de compréhension des outils qu'ils ont entre les mains. Pour les jeunes, en particulier, ces outils sont d'abord ludiques, avant d'être à usage professionnel ou civique.
C'est pourquoi la réflexion sur l'inclusion numérique m'a toujours beaucoup interrogée. Je pense que le sujet n'est pas abordé efficacement. Certes, depuis de nombreuses années, des sommes que nous pouvons estimer comme élevées sont dépensées. À l'inverse, il est possible de considérer que les moyens financiers mis en oeuvre ne seront jamais suffisants. Je pense pour ma part que nous devons absolument activer des moyens humains. Nous ne pouvons pas résoudre la fracture numérique par des solutions strictement technologiques. Nous ne pouvons la résoudre qu'avec des interactions humaines. Des personnes doivent enseigner les connaissances et les compétences nécessaires pour manoeuvrer les outils mis à la disposition du public. Par exemple, durant le confinement, Gérald Elbaz, directeur général d'APTIC, a mis en place un centre téléphonique pour accompagner les personnes. La création d'un site internet ou de tout autre outil numérique, au contraire, n'était pas susceptible de répondre aux interrogations d'une certaine catégorie de la population, loin d'être minoritaire.
Il est difficile de quantifier le nombre de personnes concernées. Je pense sincèrement cependant que l'illectronisme touche bien davantage que 13 millions de personnes. Je pense par conséquent que nous ne devrions pas aborder le sujet sous l'angle des chiffres et d'une fracture quantitative au sein de la population. Simplement, il existe, au sein de la population, des personnes qui ne parviennent pas à s'emparer des outils numériques pour exercer leurs droits et devoirs. Ces personnes ne doivent pas être pointées du doigt comme étant celles sur lesquelles nous devons porter un effort supplémentaire, comme si elles n'avaient pas obtenu un baccalauréat général de culture numérique. Malheureusement, les différents plans, notamment les derniers portés par le secrétaire d'État au numérique, continuent de s'axer sur cet angle, qui me paraît d'autant plus dangereux que nous sommes dès lors forcés de créer des lieux spécifiques. Or nous ignorons le ressenti des personnes qui se sentent exclues vis-à-vis de politiques censées les accompagner, mais qui leur font perdre de la dignité. Elles ont probablement un sentiment d'inégalité du fait de l'obligation de se tourner vers un lieu spécifique (hub connecté, maison de médiation spécifique, etc.).
Par le passé, quand nous allions payer nos impôts, nous nous rendions tous dans le même centre d'impôts. Aujourd'hui, les personnes qui ont le mieux compris le numérique ne consulteront jamais les nouveaux centres d'accueil et d'aide. Nous mettons en place ainsi des lieux qui n'accueillent que les personnes en difficulté. La vie et le quotidien de ces personnes en difficulté consistent à être accueillies dans des lieux spécifiques pour se nourrir, pour obtenir leurs allocations, pour obtenir un soutien pour leurs enfants, etc., sans parler bien entendu des lieux de soutien et d'accompagnement dans une vie professionnelle pour les sans-emploi. Je pense que nous manquons de sociologues pour nous accompagner sur ces questions. Certaines personnes, en effet, durant une grande partie de leur vie, sont susceptibles de ne connaître que des lieux spécifiquement créés pour accompagner les exclus d'une société numérique que nous vivons à marche forcée.
C'est pourquoi je n'ai pas souhaité un rapport spécifique à l'inclusion numérique ou à la lutte contre l'illectronisme. J'ai préféré travailler par exemple avec le ministère de l'Éducation nationale sur un programme dès la classe de 6e destiné à l'ensemble des jeunes consacré au numérique et à la compréhension des sciences de l'informatique. Certes, à ce jour, les professeurs ne sont pas encore en nombre suffisant. Selon moi, cependant, les postes doivent être créés immédiatement pour accueillir la future génération, qui sera confrontée au numérique d'une manière plus importante que la génération actuelle. Je pense qu'il est de notre devoir de préparer cette génération. Je pense que le ministère de l'Éducation nationale a tort de ne pas se pencher véritablement sur le sujet. Dans le cadre de la réforme du ministre de l'Éducation nationale, de la Jeunesse et des Sports, le programme SNT (sciences numériques et technologies) a été créé il y a un an auprès des classes de seconde uniquement, pour une initiation à l'informatique et au numérique. Malheureusement, tandis qu'il devait s'agir d'un enseignement général, il n'est repris que par les professeurs de technologies ou de mathématiques. L'angle est ainsi devenu technique, quand il devait être celui d'un enseignement de culture générale, qui aurait permis aux élèves de 2nde de s'orienter ou non vers des formations par exemple d'ingénieur. L'ambition du ministre, en particulier, était de réduire l'écart entre le nombre de jeunes femmes et le nombre de jeunes hommes qui s'orientent vers une carrière scientifique. Or, comme je l'ai rappelé dans le discours que j'ai prononcé hier à l'occasion de la remise du dernier rapport sur la diversité dans la « Tech », il continue de manquer surtout une vision holistique de la société numérique que nous souhaitons mettre en place. L'ensemble des plans mis bout à bout ne constituent pas un dessein homogène permettant d'atteindre des objectifs.
Le rapport « Faire du numérique, un accélérateur de diversité » est particulier. Nous l'avons rédigé en duo avec Anthony Babkine, président d'une association qui a pour objectif d'accompagner les jeunes de quartiers prioritaires de la ville ou de zone rurale vers des carrières dans le numérique. Anthony Babkinea constaté, au travers des activités qu'il a menées dans cette association, que les jeunes, pour des raisons diverses, sont malheureusement peu informés des opportunités qui s'offrent à eux. Je pense qu'en cela, le rapport rejoint vos questions sur les hubs France connectée. Nous avons effectivement investi beaucoup d'argent au cours des années écoulées en France pour tenter de créer des lieux et d'échafauder des réseaux. Or, nous peinons à véritablement créer des réseaux. Chacun tente d'obtenir sa propre innovation, sa propre façon d'agir estimant qu'elle correspondra mieux aux besoins des territoires. Je ne nie pas que des actions précises doivent être mises en place selon les territoires. Malheureusement, au total, la situation pose la question de la façon de financer l'ensemble des structures associatives. Quand, sur un territoire, plusieurs acteurs oeuvrant sur un même sujet se battent pour obtenir une part de subventions, les réseaux et le travail en commun ne peuvent pas exister. La transposition de la vision économique capitaliste sur le monde associatif crée une concurrence qui ne permet pas, au final, de réduire la paupérisation qui s'installe dans nos territoires.
Il conviendrait en réalité de distinguer l'urgence humanitaire et la politique globale. Dans le premier cas, il s'agit d'agir de manière ciblée et localisée durant une courte période avec des moyens importants. Ces actions d'urgence seraient détachées d'une politique globale qui serait plus longue sur la durée.
Nous ne nous sommes pas suffisamment attachés à la racine du problème. Je sais que je remets ainsi en question la manière dont nous avons travaillé jusqu'à présent. Certes, je conçois que les personnes pensaient bien faire. Nous manquons néanmoins d'une intelligence collective pour répondre au mieux aux défis actuels et aux défis futurs. Je pense qu'une vision plus prospective nous permettrait de nous inscrire davantage dans l'anticipation, au contraire de ce qui a été le cas lorsque la crise sanitaire nous a touchés. Nous avons alors manqué d'anticipation pour avoir abandonné nos capacités prospectives.
Je souhaite ajouter qu'il me paraît dangereux de laisser aux mains du seul secteur associatif la mise en oeuvre de l'ensemble des mesures pensées dans le cadre des différents plans de relance, à l'échelle nationale ou au niveau local. Nous publierons à la fin du mois de septembre un rapport sur la nécessité impérieuse de la mesure d'impact dans le milieu associatif. Ce rapport ne concerne pas la question de l'inclusion dans le milieu associatif. Nous avons en effet travaillé uniquement sur les associations qui oeuvrent en faveur de la mixité dans le monde informatique, à la suite de nos travaux sur les sciences numériques et les technologies avec l'éducation nationale. Le sujet étant sensible, nous n'avons pas obtenu de saisine. Nous nous sommes donc autosaisis.
Pour vous donner un exemple, je travaille depuis dix ans sur la fracture numérique et me suis spécialisée sur la question des jeunes filles. Un grand nombre d'acteurs en France mènent des actions en matière de mixité, qu'il s'agisse d'un public collégien ou d'un public de jeunes majeurs. Les chiffres sont cependant têtus. Le nombre de jeunes filles qui s'orientent vers un baccalauréat scientifique ne cesse en effet de diminuer. Les jeunes filles qui s'orientent vers une carrière scientifique diminue également mécaniquement. Il s'agit d'une vraie difficulté. Malgré un très grand nombre d'acteurs sur le terrain, nous ne parvenons pas à renverser une tendance qui sera une vraie difficulté civilisationnelle par la suite pour ces jeunes femmes. Entendons-nous bien. Je ne souhaite pas que l'ensemble des jeunes filles deviennent des développeuses informatiques. Simplement, le monde économique devenant de plus en plus technologique, les compétences demandées dans les années qui viennent sur l'ensemble des postes, notamment les postes aux plus fortes rémunérations, exigeront une dimension technologique et numérique. Si les jeunes filles ne s'orientent pas vers ces carrières, elles n'auront accès, sur le marché du travail, qu'à des métiers ingrats et peu payés, avec ensuite de faibles taux d'indemnisation en termes de retraite.