Intervention de Delphine Ernotte Cunci

Commission d'enquête Concentration dans les médias — Réunion du 24 janvier 2022 à 15h30
Audition de Mme Delphine Ernotte cunci présidente de france télévisions Mme Sibyle Veil présidente-directrice générale de radio france et M. Bruno Patino président d'arte

Delphine Ernotte Cunci, présidente de France Télévisions :

Cette commission d'enquête arrive à un moment où l'on sent une forme de cristallisation de l'inquiétude sur la tenue des débats publics. En effet, aujourd'hui, trois Français sur quatre déclarent n'avoir aucune idée claire de l'actualité. Cela tient sans doute à trois facteurs.

Le premier est la prédominance des réseaux sociaux et le fait qu'une fausse information circule six fois plus vite qu'une information juste. Ces réseaux sociaux nous enferment dans des boucles qui, finalement, nous confortent dans des opinions préexistantes, sans parler de la dérive du harcèlement en ligne. Dans le même temps, des chaînes d'opinion émergent, avec leur lot d'hystérisation du débat et de culture du clash. C'est assez nouveau dans la télévision française. Enfin, le secteur se concentre très vite, en France comme ailleurs en Europe : nous assistons au rachat de Lagardère et au projet de fusion TF1/M6.

Donc, la question de la concentration se pose alors que nous sommes confrontés à un dérèglement médiatique. Elle questionne, d'une part, le pluralisme, et, d'autre part, la diversité culturelle.

Ma première conviction, c'est que le service public est une balise indispensable pour les citoyens en matière d'information. En effet, dans ce moment de dérèglement médiatique, l'information dans le service public n'est pas une marchandise, mais la base du contrat de confiance qui nous lie à nos concitoyens. Pourquoi ? Parce nous sommes indépendants des pouvoirs économique et politique ; parce que le pluralisme est au coeur de nos offres ; parce que ce contrat de confiance se vérifie dans les différentes enquêtes - France Info, notre oeuvre commune, est, en termes de confiance, largement en tête des chaînes d'information - ; enfin, parce que nous disposons, dans le service public, d'une offre d'investigation désormais unique. D'ailleurs, en Europe, on relève une corrélation très stricte entre le poids et la santé des services publics et le niveau de démocratie des différents pays.

Dans ce contexte, des propositions de privatisation ou d'abandon d'une partie du service public sont apparues en France et au Royaume-Uni. Ce débat est, pour moi, d'un autre siècle, qui voudrait que l'on passe d'un monopole public dans les années 1980 à une forme de monopole privé à partir des années 2020.

Ma deuxième conviction, c'est que les médias nationaux vont rester durablement les principaux financeurs de la création française. Les médias globaux transnationaux - d'origine américaine aujourd'hui, asiatique sûrement demain - qui figurent dans le top 10 des géants de la tech représentent 30 fois la valeur des 66 médias de service public européens. C'est dire leur poids et leur force politique, dont l'importance à Bruxelles est attestée par leur lutte contre le projet de Digital Services Act (DSA) que soutient la Commission. À cela s'ajoute leur prédominance technologique, puisque les terminaux et les algorithmes ne sont pas européens.

Cette situation nous fragilise tandis que le service public subit des baisses budgétaires et qu'une forme de tension sur le marché de la publicité a des répercussions pour les chaînes privées. On constate une forme d'emprise sur les talents. Je citerai une nouvelle fois l'exemple de la très grande showrunneuse de Dix pour cent, Fanny Herrero, qui est sous contrat exclusif chez Netflix, ou encore Omar Sy. En outre, dans des domaines connexes comme les droits du sport, ces grandes plateformes américaines viennent maintenant arracher des droits sportifs - Amazon pour la Ligue1 et Roland-Garros.

Face à ces phénomènes, les acteurs européens doivent se renforcer. Cette position vaut pour l'audiovisuel privé - c'est pourquoi je me suis toujours déclarée favorable à la fusion TF1/M6 - comme pour l'audiovisuel public. À cet égard, nous sommes réunis au sein de l'Union européenne de radio-télévision (UER) ou d'offres communes dont France Info et d'autres sur lesquelles nous sommes en chantier, notamment avec ma collègue Sibyle Veil. Nous avons noué des alliances au niveau européen pour défendre nos intérêts communs, autant publics que privés, puisque nous avons une posture commune en matière de soutien au DSA et au Digital Markets Act (DMA), qui sont en cours de discussion à Bruxelles.

Enfin, ma troisième conviction dans ce dilemme « concentration versus pluralisme », c'est qu'un chemin existe - certes étroit.

Premièrement, il faut mettre la question du pluralisme de l'information au coeur des préoccupations dans les grands projets de rapprochement. Pour ce faire, nous avons très certainement besoin de nous appuyer sur un régulateur fort comme l'Autorité de régulation de la communication audiovisuelle et numérique (Arcom).

Deuxièmement, il est nécessaire de défendre un service public solide, indépendant et accessible à tous. Il y a urgence à réformer la redevance, puisque la question se pose déjà pour 2023. Nous devons, comme nous nous y employons aujourd'hui avec mes collègues, accélérer les coopérations entre services publics français, notamment sur le numérique, pour massifier notre offre et être visibles. C'est pour nous un enjeu majeur de puissance.

Dernier point qui n'est pas encore totalement traité, mais se révèle tout aussi important : la prééminence. Comment faire en sorte que les services publics et les grands services privés demeurent des contenus d'intérêt général et existent dans ces environnements numériques que nous ne maîtrisons pas ? Comment éviter l'effacement technologique ? Comment faire en sorte que, demain, en allumant une télévision connectée, on ait accès aux applications des services publics ? Comment faire pour que, demain, un bouton « service public » sur la télécommande remplace les boutons « Netflix » et « Disney » ?

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