Intervention de Bruno Patino

Commission d'enquête Concentration dans les médias — Réunion du 24 janvier 2022 à 15h30
Audition de Mme Delphine Ernotte cunci présidente de france télévisions Mme Sibyle Veil présidente-directrice générale de radio france et M. Bruno Patino président d'arte

Bruno Patino, président d'Arte :

Je ne peux que m'inscrire dans la continuité des propos de Delphine Ernotte Cunci sur le caractère indispensable du service public et de Sibyle Veil sur sa nécessité d'innover. Arte est totalement d'accord avec ces assertions. Étant une chaîne franco-allemande, nous vivons les questionnements sur le rôle ou le poids du service public avec la stéréo de nos amis allemands ; en juillet dernier, la Cour constitutionnelle de Karlsruhe a, tout en validant une augmentation de la redevance, rappelé que le service public était plus que jamais une nécessité pour la démocratie allemande. En un moment où l'espace public tend en effet à se polariser et à se fragmenter, cette décision a permis à l'audiovisuel public allemand d'avoir plus de ressources qu'il n'en a jamais eues, et plus de devoirs - civiques, publics et d'intérêt général.

En écho aux propos de la présidente de France Télévisions et de la présidente de Radio France, je ferai trois brèves réflexions, assorties d'une illustration.

Le cadre sur la concentration des médias, à savoir la loi du 30 septembre 1986 relative à la liberté de communication, a été élaboré alors qu'il existait une certaine rareté des médias. Qu'en est-il aujourd'hui dans un monde de profusion d'images, de sons, de chaînes de télévision pour autant que l'on soit encore capable de définir ce qu'est une chaîne ? Les lieux de tension, y compris en termes de pluralisme et de diversité, se sont déplacés dans les deux extrêmes de la chaîne de valeur : d'un côté, dans l'accès à l'information, à la propriété intellectuelle, au talent, au créateur, comme l'a dit justement Delphine Ernotte Cunci concernant notre « dialogue » avec les plateformes - je m'associe pleinement à ses propos - ; de l'autre, en aval, dans la « découvrabilité », c'est-à-dire la capacité non plus de mettre à disposition, mais de faire découvrir. C'est là que se situent le poids et la puissance. Sibyle Veil l'a dit à juste titre, faire découvrir, c'est une question technologique, qui pousse à l'innovation et à la maîtrise de la data.

Informer aujourd'hui, rendre accessible la culture, créer un espace public, c'est aussi un défi technologique. Cela ne rend pas obsolètes les analyses de concentration par secteur ou en silo, mais elles ne suffisent plus. Les modèles économiques ont chacun une conséquence sur l'espace public, sur l'information et sur notre vie culturelle en général.

À cet égard, je citerai le modèle de l'économie de l'attention publicitaire, qu'il soit numérique, télévisuel ou radiophonique, avec toute la « sursollicitation » de l'audience que cela implique.

Autre modèle : l'adhésion qui suppose l'abonnement, plus ou moins qualitatif, qui « archipelise » le public à un moment donné. Cela n'est pas forcément négatif, mais cela crée des chapelles de fidélité.

Enfin, le troisième modèle est celui du service public. C'est le seul qui essaie de rassembler et dont l'objet est de transformer le public en citoyens. En 2022, instaurer un dialogue sur la concentration ou la diversité, c'est aussi s'assurer d'une diversité des modèles économiques pour chaque média. Cela suppose la présence d'un service public fort à côté des acteurs privés qui se financent par la publicité ou l'abonnement.

Au sein de chacun des modèles économiques, il faut une diversité des acteurs publicitaires, d'abonnements, y compris pour les plateformes, et une pluralité dans l'offre des organismes de service public.

Aujourd'hui, tout le monde recherche de nouveaux critères sur la concentration. En Allemagne, les règles me semblent extrêmement modernes, mais les critères apparaissent déjà un peu dépassés. Le « tabou Hugenberg » en Allemagne proscrit de manière structurelle l'adossement des médias à une industrie. Conséquence : cela crée des grands groupes médias qui poussent eux-mêmes à la concentration.

Il existe également, comme toujours en Allemagne, deux maillages ou deux niveaux pour calculer le poids d'une concentration donnée. Au niveau des Länder, nous essayons d'étudier les positions dominantes dans la fabrication de l'opinion. Les quatorze bureaux des Länder chargés de l'analyse de la concentration des médias étudient donc le poids de chaque média dans l'opinion. Ce calcul s'effectue pour l'instant de façon assez traditionnelle, sur la base des parts d'audience, mais rien dans le fonctionnement des Länder ne les oblige à se cantonner à cette analyse. Les critères peuvent évoluer.

Le deuxième niveau est celui de l'État fédéral, qui s'intéresse aux médias en tant que marché. Nous en revenons ici à un système beaucoup plus traditionnel focalisé sur la répartition des parts de marché dans un silo ou une industrie donnée.

Le problème de la concentration a trois conséquences qui peuvent être à étudier.

Premièrement, on confond souvent les économies d'échelle et les effets de réseau. Comme les présidentes de France Télévisions et de Radio France l'ont très bien souligné, les effets de réseau ont trait à l'efficacité sur le réseau, et peuvent aussi provenir de petits acteurs. Cela suppose une agilité et une très grande capacité d'innovation technologique. Les économies d'échelle relèvent quant à elles d'une vision industrielle, appuyée sur du cost cutting, par exemple, qui appartient à mon sens à un monde un peu dépassé.

Deuxièmement, la mondialisation des marchés peut entraîner des effets d'éviction, y compris en matière d'information. Les grands acteurs mondiaux de l'information, qui sont quelquefois exceptionnellement bons, choisissent de devenir des acteurs quasi monopolistiques de création d'informations sur un pays donné - y compris, parfois, aux dépens des fournisseurs d'informations locaux. Une plateforme comme celle du New York Times, qui comptabilise un nombre d'abonnés considérable, en est un bon exemple.

Il ne faut donc pas croire que les effets d'éviction qui se produisent parfois pour les créateurs de fictions ou de documentaires ne peuvent pas, un jour ou l'autre, avoir lieu dans le domaine de l'information.

Troisièmement, nous voyons arriver une standardisation des offres, alors même que la création se définit comme une prise de risques.

En ce qui concerne Arte, nous essayons d'avoir un modèle européen en réseau, appuyé sur des collaborations. Nous faisons plus de premiers films que beaucoup. Nous faisons débuter de nombreuses personnes. D'autres débutent sur France Télévisions, ou sur Radio France dans l'univers du son. La pluralité des acteurs, c'est ce qui permet à la création de prendre tous ses risques et aux diverses visions de l'information d'avoir lieu. Notre information est binationale, car elle est conçue par une rédaction qui parle deux langues et voit les choses à travers le prisme de deux réalités. Cela donne une information différente de celle de France Télévisions. Les deux sont, à mon avis, nécessaires.

Aucun commentaire n'a encore été formulé sur cette intervention.

Inscription
ou
Connexion