Je vous remercie d'auditionner les représentants de la production cinématographique et audiovisuelle, qui regroupe plus de 120 000 emplois directs, fournit plus de 1 % du PIB français, soit autant que le secteur aéronautique ou pharmaceutique. Ces chiffres ont doublé au cours de ces quinze dernières années. Nous sommes un secteur en pleine croissance. Notre dynamisme s'est maintenu malgré les effets ravageurs de la fermeture des salles de cinéma deux fois six mois.
Le développement de notre industrie n'est pas dû à des géants, mais à une myriade de très petites entreprises (TPE) et de petites et moyennes entreprises (PME). Nous sommes un marché de prototypes et de l'offre. Chaque modèle est unique. Ce sont des choix et des pratiques différentes qui nous permettent de toucher les publics les plus larges et les plus divers.
Le secret de la réussite de la France dans le secteur industriel et audiovisuel est dû à l'indépendance des sociétés de production par rapport aux groupes de diffuseurs - chaînes de diffusion ou plateformes numériques mondialisées ; c'est un levier permettant à la France d'avoir une production forte, diverse, démultipliée selon les genres, capable d'accueillir tous les talents et toutes les propositions éditoriales. La France produit de très nombreux auteurs de renommée internationale grâce à de très nombreuses sociétés de production indépendantes. Ce sont ces deux caractéristiques qui assurent la vitalité de notre industrie.
Je m'exprime au nom de 430 sociétés indépendantes. Nos adhérents produisent du long métrage, de la fiction, des documentaires, de l'animation et des courts métrages. Ce sont par exemple des films comme Titane, la dernière palme d'or, Annette, La Fracture, et des séries comme Les Revenants, En thérapie, Hippocrate, Mytho, qui s'exportent et rayonnent à travers le monde.
Il y a des trous dans la raquette dans le dispositif anticoncentration des médias : ce secteur rencontre actuellement des phénomènes de concentration spectaculaires pouvant entraver à la fois le libre jeu de la concurrence et la liberté d'expression et de création.
Le secteur des médias et de l'industrie audiovisuelle connaît deux types de concentration, horizontale et verticale. En matière de concentration horizontale, le dispositif actuel n'est pas parfait, tandis que le dispositif de concentration verticale est très faible.
La limitation du dispositif de concentration horizontale aux seuls quotidiens d'information générale n'empêche pas une très forte concentration des magazines et des journaux. La loi est antérieure à internet et ne prend pas en compte les positions acquises en matière d'information sur internet, qui peuvent être aussi préjudiciables au pluralisme des courants de pensée. Certains grands acteurs d'internet sont en position de décider et de favoriser l'accès de tel ou tel à tel contenu audiovisuel.
Il est capital que ces acteurs soient régulés afin de ne pas défavoriser l'accès à nos oeuvres, nos films, séries et documentaires, en France ou dans le reste du monde. En France, la régulation de ces acteurs est une question de souveraineté intellectuelle, culturelle voire démocratique. Cet enjeu est aussi international, car la place de la France dans le monde tient aussi à sa capacité de rayonnement international. Il y a un enjeu stratégique majeur à reprendre notre indépendance et notre force de projection mondiale dans le domaine de la diffusion et de la distribution culturelle numérique.
La loi ne touche pas le secteur de l'édition, alors que ce secteur est aussi essentiel à l'expression des courants de pensée. Ainsi, le cumul, dans les mêmes mains, d'une large majorité des sociétés d'édition françaises et de médias audiovisuels et radiophoniques pourrait entraîner un abus de position dominante : un groupe multimédia pourrait réserver les droits d'adaptation audiovisuelle ou cinématographique de ses oeuvres littéraires à des productions qui lui appartient. C'est une synergie, mais cela limite aussi l'accès à ces oeuvres.
Le seuil de sept autorisations sur la télévision numérique terrestre (TNT) a permis aux principaux acteurs de la télévision analogique de maintenir leurs parts de marché, sans entrée de nouveaux acteurs significatifs. Il ne doit en aucun cas être relevé à la faveur de telle ou telle opération de concentration.
En matière de concentration verticale, les règles préservant l'indépendance des producteurs ne s'appliquent que pour les programmes de stocks qui font l'objet d'obligations de production. En dehors de l'accomplissement de leurs obligations de production, les diffuseurs développent leur filière de production propre. Ainsi, toute concentration dans le secteur de la diffusion risque d'avoir un impact sur le secteur de la production, en limitant la diversité d'approvisionnement des diffuseurs. C'est un risque majeur pour les producteurs indépendants de programmes de flux, et pour toute la production indépendante, qui n'est pas protégée.
Récemment, nous avons assisté à la constitution de groupes de production importants, filiales des principaux groupes audiovisuels. Par exemple, le groupe Newen, racheté par TF1, est l'un des premiers groupes de production française. En 2015, lors de son rachat, Newen était valorisé 400 millions d'euros. C'est désormais son chiffre d'affaires, qui a triplé en sept ans. Il en est de même pour le groupe Banijay...
On observe une concentration des commandes des groupes de télévision auprès de grands groupes de production. En 2017, le Conseil supérieur de l'audiovisuel (CSA) montrait que, sur un chiffre d'affaires global de 3,1 milliards d'euros, les dix plus grandes entreprises de production audiovisuelle en totalisaient 15,8 %. Il publiera bientôt ses chiffres actualisés pour 2021, qui témoigneront d'une très forte concentration du chiffre d'affaires du secteur entre les principaux groupes de production. En cinq ans, le chiffre d'affaires de Mediawan a bondi, pour dépasser 1 milliard d'euros, tandis que Banijay affiche plus de 3 milliards d'euros de chiffre d'affaires. À eux deux, ces deux groupes ont dépassé en cinq ans le chiffre d'affaires global de la production audiovisuelle française - ils n'en représentaient que 16 % il y a cinq ans.
S'il y a aussi concentration dans la distribution, nous risquons d'assister à une marginalisation des productions indépendantes, dans un dialogue exclusif entre deux ou trois géants de la production et l'acteur unique restant en télévision hertzienne commerciale.
La concentration réduit le pluralisme dans le domaine de la production. Cela ne concerne pas seulement la baisse du nombre de guichets et d'interlocuteurs pour produire un film. Le problème serait surtout une concentration du circuit de décision éditoriale, qui serait contrôlé par un nombre plus réduit d'acteurs capitalistiques, conduisant à une réduction de la diversité des courants de pensée reflétés par les oeuvres produites.
La régulation doit prendre en compte le rôle sociétal des médias qui dépasse les conditions purement économiques de leur bonne santé financière et leur profitabilité. Si un groupe de télévision commerciale se trouve, à la suite d'une concentration inédite, en situation de monopole sur le marché où il bénéficie gratuitement de l'usage des fréquences hertziennes, il devrait se voir imposer par le régulateur des obligations de financement spécifiques de la production indépendante, mais aussi de divers genres de production : documentaires, animation, courts métrages, captation de spectacle vivant. Les groupes privés n'ont aucune obligation dans ces domaines, très représentés dans notre syndicat, et pourvoyeurs de nombreux emplois et productions.
Nous observons une intervention croissante des détenteurs de capital des médias dans leur ligne éditoriale. Les dispositifs anticoncentration n'ont pas été prévus jusqu'alors pour préserver l'indépendance des rédactions. Les chaînes de télévision détentrices de fréquences appartenant au domaine public n'avaient pas le droit de devenir des chaînes d'opinion. Or ces dernières années, certains médias se sont fortement polarisés politiquement et ne respectent plus leurs obligations en matière de pluralisme. Cela a des effets sur la diversité de la production.
L'arrivée des plateformes internationales ne bouleversera pas le financement de la production. Il faut relativiser l'importance des financements nouveaux. Avec l'obligation d'investir 20 % de leur chiffre d'affaires français, les plateformes apporteront entre 250 et 300 millions d'euros à la production audiovisuelle et cinématographique, sur un chiffre d'affaires global de la production française de 4,5 milliards d'euros. Le secteur connaîtra donc une croissance de 5 à 6 %. Elles investiront 40 à 50 millions d'investissements annuels dans le cinéma, là où le cinéma français mobilise environ 1 milliard d'euros d'investissements. Dans ce contexte, leur arrivée ne doit pas conduire à remettre en cause les dispositifs anticoncentration existants, mais à les consolider. Nous avons signé, ce midi, au ministère de la culture, une chronologie des médias qui leur donne une place raisonnable dans la suite des exploitations du cinéma. En outre, il est plus que jamais indispensable de préserver l'identité des diffuseurs TNT français, et donc leur indépendance face aux groupes internationaux.
Un processus de concentration pourrait faire courir de réels dangers à notre secteur, concernant la richesse, la diversité de création, le pluralisme des courants de pensée... Au contraire, notre réussite industrielle dépend de la diversité du tissu d'entreprises et de leur indépendance économique et capitalistique.