Monsieur le Président, Monsieur le Rapporteur, Mesdames les Sénatrices, Messieurs les Sénateurs, je commencerai par rappeler brièvement mon parcours.
J'ai débuté ma carrière dans la fonction publique en 1994 à l'antenne nord-américaine de la délégation interministérielle à l'aménagement du territoire et à l'attractivité régionale (Datar), au sein de laquelle j'étais chargé de favoriser les investissements industriels américains en France. J'ai rejoint cinq ans plus tard le cabinet de conseil McKinsey, avant d'intégrer le groupe Canal+ en 2004, dans lequel j'ai occupé successivement neuf postes, de directeur de la stratégie à directeur des programmes, en passant par la direction commerciale ou la direction des sports. J'ai été nommé directeur général du groupe en 2015, puis président du directoire en 2018. J'ai donc la responsabilité de l'ensemble des activités du groupe Canal+, celles de télévisions payantes et gratuites en France et à l'international, ainsi que celles de Studiocanal, notre studio européen de production et de distribution de films et de séries. C'est à ce titre que je m'exprime devant vous aujourd'hui.
Au cours de mes dix-huit dernières années chez Canal+, le marché s'est transformé en profondeur, notamment sous l'effet du développement d'Internet et de l'émergence d'opérateurs systémiques internationaux. J'ai eu l'occasion de m'exprimer directement devant vous en 2016 : qu'est-ce-qui a changé pour le groupe Canal+ depuis ? Toutes les dynamiques se sont accélérées. Le marché de la vidéo par abonnement est aujourd'hui dominé par des plateformes américaines mondialisées qui disposent de plusieurs centaines de millions d'abonnés à travers le monde. Cette taille leur permet d'investir massivement dans les contenus : Disney investira 33 milliards de dollars cette année et Netflix 19 milliards. La croissance de ces chiffres est quasiment exponentielle. Ces investissements ne sont d'ailleurs pas exclusivement consacrés à la production de contenus. Ils sont parfois utilisés pour verrouiller l'accès à des talents ou à des propriétés intellectuelles. Les contenus américains captent l'essentiel de ces investissements, puisqu'ils sont considérés comme les plus exportables. L'hégémonie culturelle américaine s'est donc largement renforcée à travers le monde, notamment en France. Vous trouverez, par exemple, seulement un contenu français dans le Top 10 des contenus les plus regardés en France sur Netflix en 2021. Pour le cinéma, en 2019 - dernière année non impactée par la crise sanitaire -, sur les quinze films ayant réalisé le plus d'entrées en France, treize étaient américains.
Dans le même temps, les studios américains ont engagé à leur tour une stratégie consistant à lancer directement leur plateforme. C'est le cas de Disney, Warner, Paramount et Universal. Ils ont dorénavant tous un lien direct avec le consommateur final et sont tous à la recherche d'une taille critique. Une vague de consolidation s'est donc enclenchée comme en témoignent les récentes acquisitions de Warner par Discovery, de MGM par Amazon ou encore de Fox par Disney.
Aujourd'hui, six acteurs américains se partagent l'essentiel du marché de la vidéo payante dans le monde et nous concurrencent sur tous nos marchés. Canal+ fait figure de challenger, y compris sur son marché d'origine, la France. Notre groupe est en effet le seul et unique fleuron européen indépendant depuis le rachat de Sky par l'américain Comcast en 2018.
Ce contexte de l'hégémonie culturelle américaine aurait pu nous faire peur ; il nous a motivés, car nous y avons vu une opportunité de marché en proposant une offre différenciante fondée sur les cultures française et européenne. C'est au service de cette ambition que le groupe Canal+ s'est complètement réinventé depuis nos derniers échanges en 2016.
En France, où les chaînes Canal+ ont perdu 452 millions d'euros sur la période 2014-2015, nous avons entamé un plan d'économies de plus de 2 milliards d'euros. Nous avons ainsi pu investir massivement dans la création, diviser par deux le prix d'accès à Canal+ pour retrouver de la compétitivité, lancer de nouvelles offres digitales à moins de 10 euros pour séduire les plus jeunes, et transformer le modèle de Canal+ en distributeur d'applications avec l'agrégation successive de Netflix, Disney+ et StarzPlay.
Surtout, le groupe Canal+ s'est internationalisé. La vidéo par abonnement est un marché de coûts fixes. Il y a donc un enjeu de taille critique pour l'ensemble des acteurs, afin de mieux amortir ces coûts. Plus un opérateur a d'abonnés, moins le prix de revient par abonné d'une série ou d'un film est important. Par exemple, The Irishman de Martin Scorsese, diffusé sur Netflix, a coûté 150 millions de dollars. Pour Netflix, qui enregistre 22 millions d'abonnés, cela revient à 60 centimes par abonné. Pour Canal+, ce montant atteindrait 6,20 euros par abonné. Cela explique pourquoi les plateformes américaines se sont mondialisées.
Ce défi de la taille, le groupe Canal+ l'a en partie relevé depuis 2016. Nous avons doublé le nombre de nos abonnés en cinq ans, passant de 11 millions en 2015 à près de 22 millions en 2020, et ce dans plus de quarante pays à travers le monde. Plus de 13 millions d'abonnés se situent désormais hors de France. Nous avons doublé leur nombre en Europe, triplé en Afrique, et largement franchi la barre du million en Asie.
Nous nous sommes également digitalisés avec notre application myCanal. Nous investissons chaque année plus de 100 millions d'euros dans le développement de cet actif technologique clé, et l'avons déployé dans une grande partie de nos territoires à travers le monde.
Enfin, nous avons renforcé nos investissements dans les contenus, le coeur du réacteur, comme en témoigne la montée en puissance de StudioCanal, qui produit et distribue chaque année dans le monde une trentaine de films, anglais, allemands, mais aussi les plus grands succès du cinéma français, dont Bac Nord, Boîte Noire et De son vivant, succès publics et critiques avec 13 nominations aux César 2022. StudioCanal s'est aussi renforcé dans les séries avec une trentaine de fictions produites et distribuées chaque année, et ce grâce à nos neuf sociétés de production européennes, en France, mais aussi au Royaume-Uni, en Espagne, en Pologne, en Allemagne et au Danemark.
Nous développons également de plus en plus de fictions d'ambition internationale, le plus souvent ancrées en France comme Versailles, Baron noir, Validé ou encore Hippocrate. Ces séries sont en grande majorité produites par des sociétés indépendantes. A titre d'exemple, une seule création originale a été produite en France par StudioCanal en 2021 sur les 9 que nous avons diffusées.
Nos investissements dans le sport ont aussi fortement augmenté ces dernières années. Le renouvellement du Top 14 jusqu'en 2027 en est l'une des dernières illustrations. Canal+ est devenu en 2021 le premier diffuseur mondial de la Ligue des champions.
Enfin, notre nouvel accord avec les organisations du cinéma en France prévoit un investissement minimum de Canal+ dans le cinéma français et européen de plus de 600 millions d'euros sur les trois prochaines années.
Au total, nous aurons investi 3,4 milliards d'euros dans la création et les contenus en 2021.
Je souligne que ce projet économique est rentable et rationnel. Notre résultat opérationnel est passé de 281 millions d'euros en 2016 à 477 millions d'euros en 2020. Ces résultats sont quasi exclusivement portés par nos activités à l'international.
Au moins aussi important, la satisfaction de nos abonnés n'a jamais été aussi élevée au cours de ces cinq dernières années. L'image de Canal+ s'est considérablement renforcée, puisque c'est la seule marque française du classement Brand Finance 2021 des marques médias mondiales les plus valorisées. De plus, le groupe a été élu pour la troisième année consécutive « entreprise préférée des étudiants et jeunes diplômés » dans la catégorie Médias en France.
Cette excellence opérationnelle nous a permis d'obtenir la confiance et le soutien total de notre actionnaire. Vivendi nous a ainsi accompagnés dans notre développement en nous soutenant sur plusieurs investissements majeurs : l'acquisition, pour plus de 1 milliard d'euros, du groupe M7, opérateur de télévision payante dans sept pays d'Europe de l'Est ; celle - plus récente - de SPI International, éditeur de chaînes de cinéma dans trente pays. En outre, nous sommes devenus le premier actionnaire de MultiChoice, le leader de la télévision payante en Afrique anglophone et lusophone.
Malgré tout cela, notre position reste marginale au niveau mondial. Sur le marché de la vidéo par abonnement, nos 22 millions d'abonnés sont à comparer aux 222 millions de Netflix, aux plus de 200 millions d'Amazon et aux 118 millions de Disney+. En 2020, nous avons certes réussi l'exploit d'enregistrer une croissance nette de parc de 260 000 abonnés en France, quand Netflix en gagnait 2 millions !
En regardant ces équilibres concurrentiels, je me demande simplement si la concentration en France est le coeur du sujet. J'ai pu constater que le dispositif anticoncentration domestique, utilisé à plein, était jusqu'à présent efficace pour réguler les consolidations dans les médias. Nous avons nous-mêmes été régulés sur l'ensemble de nos métiers pour l'acquisition de TPS pendant plus de treize ans, et certains engagements perdurent même jusqu'en 2024 pour les Outre-mer, soit dix-sept ans après la fusion.
Par ailleurs, force est de constater, comme l'a fait Roch-Olivier Maistre, président de l'Autorité de régulation de la communication audiovisuelle et numérique (Arcom), que le marché français est moins concentré que par le passé. En télévision, nous sommes ainsi passés de trois chaînes publiques dans les années 1980 à 30 chaînes nationales aujourd'hui sur la télévision numérique terrestre (TNT) et 230 sur les autres modes de diffusion.
Toutes les voix s'expriment aujourd'hui en France, et ce plus que jamais. Une fois ce constat effectué, reste une question importante : peut-on trouver des modèles, créer des ensembles qui coexistent avec les géants mondiaux ? Je suis convaincu que nous en avons la capacité. Les acteurs français sont bien leaders mondiaux du luxe, de l'aéronautique ou des cosmétiques. Pourquoi n'en serait-il pas de même pour la culture ? Vivendi et Canal+ sont prêts à relever ce défi. Canal+ est présent dans plus de cinquante pays. J'ai annoncé récemment un objectif de 30 millions d'abonnés minimum d'ici à 2025. Nous avons fait la démonstration que des contenus européens pouvaient connaître un énorme succès à l'international, avec, entre autres, Le Bureau des légendes ou Paddington.
Mais il ne faut pas nous entraver davantage. Il existe déjà beaucoup d'asymétries avec les acteurs globaux : des écarts de puissance financière bien sûr, mais surtout des asymétries normatives qui sont liées aux obligations tant dans l'investissement en faveur de la création que dans la diffusion. Les géants bénéficient, de par leur taille et leur plasticité, d'une capacité à se développer mondialement de façon opportuniste, en laissant les contraintes éventuelles dans tel ou tel pays. Il existe aujourd'hui beaucoup de freins à l'internationalisation des acteurs français, à commencer par la non-détention des droits des oeuvres audiovisuelles qu'ils financent presque en intégralité.
Nous n'avons pas les mêmes moyens, et nous ne jouons pas avec les règles similaires. Le risque est qu'en traitant une hypothétique concentration nationale nous rendions plus complexe encore le développement de nos fleurons nationaux à l'étranger.
Je le redis, la culture française est un atout majeur. Elle fascine le monde entier. Il s'agit d'une chance que nous avons décidé de saisir, et, forts de nos succès récents, une aventure qui nous anime et nous porte au sein de Canal+.