Intervention de Bertrand de La Chapelle

Mission commune d'information sur la gouvernance mondiale de l'Internet — Réunion du 4 février 2014 à 14h30
Audition de M. Bertrand de la Chapelle directeur du projet internet et juridictions et de M. David Martinon représentant spécial pour les négociations internationales sur la société de l'information et l'économie numérique

Bertrand de La Chapelle :

L'existence d'une instance gérant le nommage a permis une croissance sans heurts de l'Internet, qui compte jusqu'à trois milliards d'utilisateurs. Cela ne veut pas dire pour autant que le système soit parfait. Pour avoir siégé au sein du conseil d'administration de l'ICANN et représenté la France au sein de son conseil gouvernemental, j'estime que le système peut être amélioré sur deux points. Les mécanismes de recours, tout d'abord, restent insuffisants. Un rapport interne a d'ailleurs récemment été publié qui préconise une évolution. Le deuxième sujet de préoccupation tient au rôle de la NTIA (National Telecommunications and Information Administration) dans la chaîne de validation des modifications de la racine. Il est clair qu'une évolution devra intervenir dans les années qui viennent. Les acteurs ont bien conscience que le statu quo ne saurait durer, car faire confiance à la responsabilité d'un seul pays est politiquement et symboliquement difficile vis-à-vis des autres. Mais de fait, cette question a fait diversion, elle a été ce que l'on appelle en anglais un red herring, car elle a focalisé l'attention des acteurs sur un point en apparence fondamental, mais en réalité de peu de conséquence. Car la vraie question, et c'est là que je vous rejoins, n'est pas tant celle du contrôle du gouvernement américain sur les opérateurs que celle de la prévalence du droit américain sur le système et les localisations. C'est le résultat d'un mécanisme cumulatif. Si les Etats-Unis ont réussi à développer l'ensemble de ces opérateurs, c'est grâce à un processus d'investissement de long terme, qui a fait boule de neige. Or, si une stratégie politique peut changer du jour au lendemain, une stratégie construite sur une infrastructure économique ne change pas aussi facilement.

Je le dis au risque de faire bondir la CNIL, quelqu'un qui aurait voulu monter Facebook en France ne l'aurait jamais pu : l'application rigide des règles relatives aux données personnelles ne le lui aurait pas permis. Le sénateur Gattolin, lors d'une précédente audition, demandait si les normes sont susceptibles de freiner l'innovation. C'est bien là le coeur du problème. Si le droit américain prévaut, c'est parce que les opérateurs sont basés aux Etats-Unis. Notre cadre réglementaire doit prendre en compte cet impératif : c'est dans l'économie des données que se créera désormais la valeur. On créera de la richesse en exploitant des données, et je ne pense pas seulement à leur exploitation commerciale, mais aussi à leur valorisation sociale. Si notre architecture normative ne le prend pas en compte, on ne se sera pas attaqué à la racine du problème.

La question de l'harmonisation est, elle aussi, fondamentale. Le projet que je conduis, Internet et juridiction, vise à faciliter le dialogue international afin de dénouer les tensions entre les grandes plates-formes, les grands opérateurs et le patchwork des législations nationales. Internet a été conçu pour être global. Son ADN est prévu pour être, non pas sans frontière comme on l'entend souvent dire, mais transfrontière. C'est ce qui caractérise le réseau, et pose du même coup la question de l'interconnexion de systèmes hétérogènes, et surtout de la coexistence de normes hétérogènes. Harmoniser ? Mais on a déjà du mal à s'entendre entre voisins ! Il s'agit, bien plutôt, de trouver un modus vivendi. Si l'Europe veut devenir une puissance normative, elle doit élaborer un régime qui ait un effet de levier sur des opérateurs tiers. On peut même aller plus loin - voyez la convention cybercriminalité du Conseil de l'Europe, qui entend s'étendre au-delà du périmètre des Etats voisins.

Les conditions d'utilisation (terms of service) des très grandes plates-formes comme Twitter, Google ou Facebook sont devenues très génériques. Inspirées à l'origine par la philosophie du Premier amendement, qui veut que seule la parole réponde à la parole et autorise une liberté d'expression sans limite, elles ont, au cours des cinq dernières années, à cause des frictions que cela entraînait avec d'autres droits, dont le nôtre, intégré des notions qui sont extrêmement proches du droit français. Si des puissances comme l'Europe, les États-Unis, le Brésil, et les grandes plates-formes parviennent à mettre en place, grâce au dialogue, des régimes susceptibles de gérer les conflits normatifs, avec des règles de procédure rigoureuses et conformes aux exigences qui sont les nôtres, alors ces normes se propageront via ces plates-formes, si bien que, paradoxalement, même dans les pays dont le régime est répressif, la protection des citoyens y gagnera. Il y a de facto un intérêt conjoint à faire que les règles européennes induisent une évolution des conditions d'utilisation, qui contribuera ainsi à diffuser les valeurs européennes.

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