Certains acteurs comme la Russie ou la Chine ont fait de leur segment internet national un cheval de bataille et militent, dans le débat international, pour une reterritorialisation ; d'où la nécessité d'user du terme de souveraineté avec précaution. D'autant que des intérêts économiques non négligeables sont en jeu, et que des opérateurs de cloud peuvent être tentés de pousser leur stratégie. Nos acteurs, nos autorités publiques ne font pas le poids face aux puissances financières de la cybersécurité - les lignes Maginot de l'Internet. Les moyens consacrés à la coopération entre acteurs sont, au regard de cela, infinitésimaux. Certains de mes collègues anglais se battent pour obtenir des autorisations de mission afin de participer aux réunions internationales, quand dans le même temps, les équipes dédiées à la cybersécurité voient décupler leurs effectifs. C'est regrettable !
Avec l'EuroDIG, le forum sur la gouvernance de l'Internet, les Européens disposent d'un instrument de dialogue. J'ajoute que nous organiserons pour la première fois un forum de l'Internet français, le 10 mars, au Conseil économique et social. Il est bon que les acteurs publics encouragent la participation à de tels espaces.
Le partage de la valeur ? Certes, il faut être vigilant sur l'abus de position dominante, mais comprenez bien que le monde numérique est fondamentalement structuré par une loi de puissance : son marché se constitue naturellement, dans chacune de ses tranches, autour de quelques acteurs dominants, et la bataille conduit à intégrer encore davantage, pour obtenir des effets de masse plus importants encore. La question centrale, et qui reste mal maîtrisée, s'agissant de la neutralité du net, est celle des magasins d'applications. C'est là qu'il peut y avoir abus de position dominante, selon qu'ils sont ouverts ou fermés.
Alors que la discussion internationale s'accélère sur ces sujets, des panels ont été constitués - l'un est piloté par le président estonien, Toomas Ilves, l'autre par Vinton Cerf, que vous avez entendu - sur l'écosystème de gouvernance et le futur de la coopération. Ce qui émerge, c'est, tout au contraire de l'idée d'une gouvernance univoque de l'Internet, l'idée que l'on peut développer des mécanismes de coopération renforcée regroupant, sur des sujets bien identifiés, les acteurs concernés - même s'il est vrai qu'ils ne le sont pas tous, selon les sujets, au même degré : dans l'oeuf au bacon, la poule ne fournit que l'oeuf quand le cochon y va de sa peau ! Les réunions comme le Forum sur la gouvernance de l'Internet sont autant d'occasions d'identifier un sujet et de le cadrer. Quand une préoccupation commune a été identifiée, vient le moment de définir en commun une méthode de travail et des objectifs, en se donnant la possibilité de travailler en groupe plus restreint pour rédiger une proposition de recommandation. Tout l'enjeu est de faire en sorte que le groupe multiacteurs soit suffisamment légitime, représentatif des différents intérêts en présence, pour produire une recommandation. Reste enfin posée la question de la validation. La recommandation du Conseil de l'Europe que j'évoquais tout à l'heure a été adoptée par le Conseil des ministres, mais préparée par un groupe multiacteurs de cinq personnes dont je faisais partie.
Telle devrait donc être la méthodologie, même si l'on n'en est encore qu'à un stade embryonnaire : définition d'un agenda, identification des acteurs et constitution d'un réseau de gouvernance par sujet, élaboration d'un projet de recommandation, validation. L'Internet a été construit par un protocole d'interconnexion entre des réseaux hétérogènes ; le world wide web a été construit par un protocole assurant l'interconnexion de bases de données hétérogènes ; nous avons aujourd'hui besoin d'un métasystème et de principes qui permettent l'interopérabilité de systèmes de gouvernance hétérogènes. Il y a beaucoup à inventer, mais je suis confiant et je crois que les choses vont se décanter dans les prochaines années.