Je vous remercie pour votre introduction et je vais vous décrire le rôle de l'AFNIC en commençant tout de suite par dire que nous ne sommes pas des agents de l'ICANN. Comme l'ensemble de nos homologues, l'AFNIC est gestionnaire du « .fr », de la même manière que le « .de » en Allemagne et le « .uk » en Grande-Bretagne sont sous le régime de « trustees », c'est-à-dire de dépositaires de la confiance des parties prenantes de chacun de leurs pays pour gérer des ressources communes dans l'intérêt général. En France, cette mission a été reconnue comme une mission de service public.
L'AFNIC est une association « loi 1901 » qui opère dans un univers concurrentiel avec des entreprises comme Verisign. Nous sommes à mi-chemin entre une entreprise et une association avec un objet atypique. Notre organisation est multipartite dès sa création, l'INRIA et l'État étant autour de la table du conseil d'administration, lequel comprend des représentants du secteur public, du secteur privé et des utilisateurs. Nous développons également des coopérations avec nos homologues, principalement en Afrique de l'ouest.
Les décisions opérationnelles sont prises dans un cadre multipartite dans le respect de la loi française, à l'inverse d'une autre approche du multipartisme qui chercherait à inscrire la loi des parties au-dessus des législations nationales. Notre mission de service public est de développer le « .fr », qui comprend environ 2,5 millions noms de domaine, face au « .com » qui demeure leader, y compris en France. Or le fait d'être enregistré en « .com » donne un point d'appui à la juridiction américaine.
Sur le plan technique, nous gérons un parc de serveurs dans le monde pour assurer la continuité de service du « .fr » quasiment toutes les millisecondes. Nous ne touchons pas au contenu mais assurons un aiguillage des noms de domaine vers les serveurs sur lesquels ils sont hébergés.
Notre action juridique n'est pas négligeable du fait des conflits fréquents affectant l'attribution des noms de domaine. Par exemple, des collectivités se trouvent privées de l'usage de leur nom et cherchent à le récupérer dans le cadre des facilités accordées par la loi.
Parallèlement, nous gérons une base de données enregistrée en France qui demeure une des plus protectrices au monde car, contrairement au « .com », les données des personnes privées enregistrées en « .fr » ne sont pas publiées. Celles-ci ne sont communiquées aux autorités françaises que sur la base d'un fondement légal, donc ni au FBI, ni à la NSA, et aux ayant-droits uniquement, s'ils apportent la preuve que le nom de domaine constitue une atteinte à leur propre droit.
Le point fondamental de notre mission est donc d'apporter un service sûr et stable, de soutenir l'innovation sur Internet et d'accompagner les acteurs français de l'écosystème national.
Dans ce but, nous investissons plus de 10 % de notre chiffre d'affaires en R&D. Le sujet du moment est l'Internet des objets. Il s'agit de tirer les leçons des difficultés rencontrées dans le développement de l'Internet pour aborder cette nouvelle révolution en respectant les nouveaux équilibres. Ainsi, nous travaillons sur des standards de traçabilité des objets pour éviter que toutes les informations remontent à des serveurs aux États-Unis à partir des serveurs européens. Nous étudions également les racines alternatives, comme celles pilotées par Louis Pouzin que vous avez auditionné. Cette démarche est intéressante, mais se heurte à l'écueil classique pour tout support de communication partagé par le plus grand nombre : il est difficile de faire concurrence au système actuel de nommage « DNS », quelle que soit la qualité de la technologie, car ce dernier est diffusé auprès de milliards d'utilisateurs.
Sur l'accompagnement des acteurs français, nous avons discuté au sein de l'AFNIC de l'opportunité de développer de nouvelles extensions de noms de domaine. Aussi avons-nous pris la décision d'assister techniquement les cinq collectivités territoriales françaises qui se sont lancées : les « .paris », « .bzh », « .alsace », « .corsica » et « .aquitaine ». Une douzaine d'entreprises sont également concernées comme la SNCF, TOTAL et Aquarelle. Notre projet est de mutualiser l'infrastructure du « .fr » au service de projets innovants. À l'inverse, nous ne participons pas à des projets d'extensions génériques tels que « .club » ou « .hotel », pour ne citer que les cas les plus polémiques, car il ne s'agit pas de répliquer le « .com » mais de chercher à développer de nouveaux services et à soutenir des stratégies de marque territoriale.
Sur l'activité internationale, nous participons aux forums de standardisation tels que l'Internet Engineering Task Force (IETF), avec quelques autres acteurs français tels que Orange et l'Université Paris 6, sur des questions de réglementation technique et de sécurisation des données personnelles. Sur 2 000 participants internationaux, nous envoyons deux ingénieurs, pour vous donner une idée de la faible participation française.
Pour clarifier notre relation avec l'ICANN, je précise que le seul document qui nous lie à l'ICANN pour la gestion du « .fr » est un échange de courrier qui indique pour résumer : « J'aime beaucoup ce que vous faites. C'est très important car nous gérons la racine et vous gérez le « .fr ». Il faut absolument se tenir au courant mutuellement s'il y a des problèmes ». Voilà le seul pouvoir qu'a l'ICANN sur nous. Il y a peut-être eu un échange de mails à la fin des années 80, mais il n'a jamais été retrouvé ! Il faut se dire, qu'à l'époque, l'attribution du « .fr » s'est faite sur un coin de table. L'AFNIC n'est absolument pas le délégué de l'ICANN et demeure à la fois un observateur et un membre actif des instances de régulation pour réclamer davantage d'internationalisation de la gouvernance. Même s'il n'a pas encore été fait état d'abus de pouvoir de l'ICANN, la situation actuelle n'est plus tenable.
Sur ce point, nous partageons le constat général d'un déficit de présence européenne dans la gouvernance mondiale de l'Internet. Ainsi à Dubaï, lors de la révision du traité international sur les télécommunications, l'Europe a rencontré des difficultés pour se faire entendre. Cette situation est dangereuse car les pays africains se demandent alors ce que fait la France. Par ailleurs, le discours européen est trop ciblé sur l'acquis communautaire et sans marge de négociation suffisante. J'ai aussi noté qu'avec les moteurs de recherche, certes américains, on ne trouve aucune déclaration sur le numérique de Catherine Ashton, pourtant en charge de la diplomatie européenne en sa qualité de Haute représentante de l'Union pour les affaires étrangères et la politique de sécurité. L'Europe est donc inaudible du fait qu'aucun mandat ne lui a été donné, ce qui fait le jeu du camp américain.
Le sujet porteur pour l'Union européenne est la protection des données personnelles. L'ICANN ignore totalement les réglementations européennes et exprime une forme totale de mépris qui se manifeste dans ses réponses aux courriers envoyés par le groupe de l'article 29 ou aux acteurs européens qui demandent simplement le droit de se mettre en conformité avec les législations locales.
Les accords Safe Harbour et les négociations transatlantiques sont des leviers potentiels, mais cette approche reste trop ciblée pour pouvoir aborder tous les paramètres de la gouvernance de l'Internet.
Au-delà de la gestion technique, il faut aussi aborder la question de la répartition de la valeur entre les acteurs, de l'équilibre entre sécurité et libertés publiques. L'Europe est aussi en grande difficulté dans ces discussions du fait d'une absence totale de stratégie industrielle. Les acteurs privés ont jusqu'à présent joué un rôle leader dans la construction de l'Internet, mais aussi dans la création d'un contrôle et d'une supervision massive. Cela signifie qu'aucune politique européenne ne peut se concevoir sans acteurs continentaux compétitifs et performants. Or l'Union s'abstient de tout soutien aux acteurs régionaux face aux acteurs américains. Aucune démarche n'a été entreprise pour faire monter en puissance un écosystème européen.