Intervention de Emmanuel Puisais-Jauvin

Commission des affaires européennes — Réunion du 17 novembre 2022 à 8h35
Institutions européennes — Audition de M. Emmanuel Puisais-jauvin secrétaire général des affaires européennes

Emmanuel Puisais-Jauvin, Secrétaire général aux affaires européennes :

Merci Monsieur le Président. Mesdames les Sénatrices, messieurs les Sénateurs, je suis très heureux de m'exprimer pour la première fois devant vous. Comme vous pouvez le voir, nous sommes venus en force, c'était l'occasion pour moi de vous présenter l'ensemble de l'équipe dirigeante du SGAE. Je voulais redire, même si c'est une évidence, que la maison du SGAE que je conduis maintenant depuis quelques mois est à votre entière disposition : n'hésitez jamais à nous solliciter pour vous éclairer le plus possible sur les enjeux bruxellois. Nous avons cette force, en France, de pouvoir convoquer tout de suite l'interministériel, avec une vision rapide, grâce à la force aussi de notre réseau diplomatique, de la façon dont les choses se passent dans les États membres et la possibilité, lorsque les administrations ne se mettent pas d'accord, d'en référer à Matignon. La double casquette de secrétaire général aux affaires européennes et conseiller Europe de la Première ministre permet cela.

Dans ce propos liminaire, je voudrais faire cinq constats sur l'état de l'Europe :

- tout d'abord, l'Europe a changé. Nous avons aujourd'hui une Europe beaucoup moins naïve qu'elle a pu l'être dans le passé. De façon concrète en matière commerciale, de nombreux textes ont pu être adoptés, qui répondent à autant de préoccupations portées depuis fort longtemps par la France : réciprocité en matière d'accès aux marchés publics, lutte contre les subventions étrangères et leurs effets distorsifs sur le marché intérieur... Pas plus tard qu'hier, au Coreper, un accord a été obtenu sur l'instrument anti-coercition, outil extrêmement robuste. L'instrument du mécanisme d'ajustement carbone aux frontières (MACF) également, qui, s'il a évidemment d'abord une finalité environnementale et de préservation de l'intégrité du mécanisme d'échange de quotas d'émissions de carbone, permet aussi de soutenir nos entreprises face aux risques de concurrence déloyale ;

- deuxièmement, nous avons désormais une Europe bien plus géopolitique. Pendant longtemps, l'Europe a eu un agenda d'abord interne et ne s'occupait que d'elle-même, avec cette idée - largement illusoire - qu'elle pourrait vivre à l'abri du monde. Aujourd'hui, l'Europe reconnaît la nécessité d'un agenda externe. Celui-ci est assumé depuis plusieurs années : nous avons en tête la façon dont l'Europe a caractérisé en mars 2019 sa relation avec la Chine, fondée sur le triptyque « concurrent, partenaire et rival systémique ». Elle a aussi renouvelé son partenariat avec l'Afrique en février dernier et affirmé sa volonté d'agir dans la région Indopacifique, la France ayant évidement poussé en ce sens en valorisant ses territoires d'outre-mer.

Naturellement, dans ce cadre, la guerre en Ukraine constitue une rupture majeure qui a conforté ce rôle géopolitique de l'Union européenne, avec une réponse européenne systémique, tant elle est importante et multiple, au vu des huit paquets de sanctions que vous avez mentionnés, Monsieur le Président. Sur le neuvième paquet, il n'y a pas encore de perspective claire, mais les travaux sont effectivement d'ores et déjà engagés, avec probablement de nouvelles sanctions individuelles et un alignement pour intégrer la Biélorussie dans ce train de sanctions.

L'accueil des réfugiés a été très important, bénéficiant à 8 millions de personnes déplacées et relocalisées dans l'Union européenne. Ce chiffre s'établit désormais à 4 millions, du fait d'un nombre important de retours vers l'Ukraine. L'Union a également apporté un fort soutien aux plans humanitaire et macrofinancier, avec un engagement à hauteur de 9 milliards en 2022, et de 18 milliards en 2023, comme vient de le proposer la Commission européenne.

La lutte contre l'impunité est aussi un sujet important sur lequel la France est très mobilisée, comme elle l'est également sur la dimension politique du soutien avec l'octroi du statut de pays candidat à l'Ukraine et à la Moldavie et la mise en place de la Communauté politique européenne (CPE) ;

- troisièmement, nous voyons aujourd'hui une Europe qui assume ce qu'elle est : au-delà d'un marché, c'est une communauté de valeurs, qu'illustre par exemple le nouveau paradigme de la politique commerciale issu des récentes communications de la Commission au début de l'année 2021, posant notamment des exigences fortes en matière de développement durable. Cela vaut aussi pour les textes que nous adoptons au sein de l'Union, notamment celui consacré à la lutte contre la déforestation importée, et la récente proposition de la Commission pour interdire l'entrée sur le marché intérieur de produits issus du travail forcé.

L'Union européenne mène une action résolue pour garantir le respect de l'État de droit aussi en son sein, comme le montrent les procédures qui concernent la Hongrie et la Pologne. L'action de l'Union sur ces sujets repose sur l'article 7 du traité ainsi que sur les exigences conditionnant l'octroi des fonds dans le cadre du plan de relance européenne ; la Hongrie, si elle ne fournit pas les efforts nécessaires, pourrait également se voir priver de 7,5 milliards d'euros de fonds de cohésion ;

- quatrième point, l'Europe se veut championne de la transition énergétique, ce qui est extrêmement important pour l'agenda européen que la France a porté au titre de l'objectif de neutralité carbone en 2050 et qui passe par le paquet « Ajustement à l'objectif 55 ». La présidence française a assumé ces ambitions, en obtenant des accords politiques au Conseil sur l'ensemble des textes du paquet « Ajustement à l'objectifs 55 »;

- dernier point, l'Europe fait preuve de beaucoup plus de réactivité que par le passé. La meilleure illustration que l'on peut en donner, malgré un léger « retard à l'allumage », est la santé, où l'Europe a su dépasser les limites des traités. Avec la pandémie, il était fondamental de mobiliser l'Union à cet égard, sur les questions transfrontières notamment. Aujourd'hui, la santé apparaît comme un sujet absolument stratégique sur lequel il faut avancer. Il aura fallu la crise de la covid pour se rendre compte que nous ne produisions plus certains médicaments (paracétamol). Il y a eu des percées importantes, avec un succès véritable en matière de mutualisation des achats de vaccins et l'emprunt collectif de juillet 2020, dont on ne soulignera jamais suffisamment la portée.

Au vu de ces éléments, on voit que l'Europe a réellement changé. Néanmoins, elle comporte encore des fragilités et des vulnérabilités.

Tout d'abord, la situation économique pour 2023 est préoccupante. Sans doute aurez-vous pris connaissance des dernières prévisions (dites « d'automne ») de la Commission en la matière, avec une année 2022 plutôt bonne et même meilleure qu'anticipé, mais qui verra une poursuite de la contraction de l'activité, certains pays entrant dans une période récessive, y compris l'Allemagne. La France s'en sort mieux et continue d'avoir le taux d'inflation le plus bas dans l'Union européenne.

Évidemment, la guerre en Ukraine et ses conséquences économiques y sont pour beaucoup. L'urgence est d'apporter des réponses en particulier à la crise énergétique, qui est le défi majeur du moment. Sur ce point, voici les cinq principes d'action qui nous guident pour contribuer à l'organisation de la réponse européenne :

- d'abord, sécuriser les volumes. C'est ce que nous avons fait, notamment au premier semestre 2022 dans le cadre du règlement sur le stockage du gaz avec une obligation à l'échelle de l'Union de remplir 80% des capacités de stockage avant le début de l'hiver 2022-2023. Nous sommes aujourd'hui à 95% à l'échelle de l'Union, l'objectif est donc atteint pour cet hiver ;

- deuxièmement, mettre en place des mécanismes de solidarité. Une proposition de règlement a été présentée en la matière fin juillet 2022, visant une réduction de la demande de gaz par rapport à la consommation moyenne au cours des cinq dernières années, et permettant, lorsqu'il y a alerte au niveau européen, de faire jouer des mécanismes de solidarité entre États ;

- troisième impératif, amortir le choc des surcoûts énergétiques, via essentiellement deux actions : l'une sur les aides d'État, nous avons travaillé à une révision du cadre que la Commission a proposée il y a quinze jours pour aider les entreprises européennes à amortir ces surcoûts ; l'autre sur la captation de la rente infra-marginale, au-delà de 180 euros du MWh, pour financer des mesures de redistribution destinées aux consommateurs qui subissent de plein fouet les surcoûts énergétiques. C'est un instrument tout à fait utile ;

- la quatrième action à mener concerne les prix en tant que tels. C'est sans doute l'action la plus difficile, sur laquelle le Conseil européen des 20 et 21 octobre a passé beaucoup de temps, avec un paragraphe évoquant un mécanisme ibérique généralisé pour l'Europe : c'est une invitation faite à la Commission de faire une analyse coûts-bénéfices d'une telle option qui permettrait d'agir sur le prix du gaz et, par conséquent, sur celui de l'électricité.

Trois préoccupations ont été exprimées par certains États : comment s'assure-t-on qu'avec un tel mécanisme, il n'y ait pas une surconsommation de gaz due à une baisse de son prix, alors même que l'Union européenne souhaite réduire sa dépendance aux combustibles fossiles ? La part du gaz dans les mix électriques étant extrêmement différente selon les pays, cela n'induirait-il pas des inégalités fortes entre les États ? Ensuite, ce qui est envisageable pour la péninsule ibérique parce qu'elle est peu connectée, l'est par définition beaucoup moins pour un pays comme le nôtre, la France, qui est très interconnectée (plus de 40 interconnections) et au coeur du marché intérieur. Comment gérer les risques liés à ces interconnections extérieures ? Il y a notamment un risque de passager clandestin : certains pays tiers pourraient ainsi profiter d'un prix de l'électricité subventionné sans y contribuer.

Nous continuons à penser au niveau français que ces sujets doivent être traités, et avons fait des propositions. Nous avons demandé à la Commission d'avancer de nouvelles propositions : c'est l'engagement qu'elle a pris en vue du prochain conseil Énergie du 24 novembre 2022, durant lequel elle devrait s'exprimer sur la question d'un possible plafonnement temporaire du prix du gaz. La mise en oeuvre d'un plafonnement inquiète certains États membres qui expriment des craintes pour l'approvisionnement en gaz de l'Europe ; c'est notamment le cas de l'Allemagne. Il est de la responsabilité de la Commission de présenter une proposition à ce sujet ;

- cinquième axe, la promotion de la réforme structurelle du marché de l'électricité. À l'automne 2021, nous appelions déjà de nos voeux une telle réforme face à des prix de l'électricité déjà décorrélés des coûts de production. Cette situation ne peut durer : il est impossible pour un pays disposant d'une électricité fortement décarbonée d'expliquer un tel schéma à ses consommateurs. À l'époque, la Commission ne partageait pas vraiment notre position, c'est le cas aujourd'hui. Nous devrions donc disposer d'une proposition législative de sa part début 2023 pour trouver la bonne modalité de découplage du prix du gaz et de l'électricité. Plusieurs options sont sur la table, notamment les contrats pour différence permettant de garantir des tarifs plus proches de la réalité des coûts de production et moins exposés à l'emballement des marchés. Nous aurons une exigence de rapidité dans la négociation de ce texte en codécision avec le Parlement européen, la fin de la mandature arrivant à grand pas.

Un autre sujet concerne la sortie des dépendances stratégiques décidée par l'Union européenne, conformément à ce qu'on appelle désormais l'« Agenda de Versailles ». Ce dernier a pointé les domaines importants dans lesquels nous devions progresser. Sur les semi-conducteurs, le Chips Act est en cours de négociation. C'est un texte extrêmement important pour limiter notre dépendance totale dans ce domaine, notamment envers la Chine. La Commission devrait également présenter sous peu une proposition sur les matières premières. Concernant la défense, des textes sont aussi sur la table pour renforcer nos investissements, notamment pour reconstituer stocks et munitions.

Autre point sur lequel nous devons travailler : le renforcement de l'espace Schengen. C'est un impératif pour lequel nous souhaitons l'aboutissement de plusieurs textes avant la fin de la mandature : le code frontières Schengen, à la fois sur le volet du renforcement des frontières extérieures et sur celui des modalités de réintroduction, lorsque nécessaire, des contrôles aux frontières intérieures. En avril dernier, un arrêt de la Cour de Justice (CJUE) en la matière a contraint davantage la latitude d'action des États membres : c'est pourquoi une révision des règles est importante. Le deuxième paquet concerne le nouveau pacte sur la migration et l'asile. La Première ministre a pu rappeler hier devant votre assemblée l'importance d'avancer sur ce sujet au vu de l'affaire de l'Ocean Viking et du manque de règles stables en la matière. Sous présidence française, nous avons réussi à faire des progrès avec une approche graduelle et obtenu un accord des États membres sur un filtrage à la frontière, ainsi qu'un accord volontaire en matière de relocalisation, mais il faut pouvoir terminer le travail.

Le dernier message que je voulais livrer est qu'au-delà de ces vulnérabilités et fragilités sur lesquelles nous travaillons en ce moment, il y a aussi des défis de plus long terme à ne pas omettre.

Premièrement, le retour des questions d'élargissement avec l'octroi du statut de candidat à l'Ukraine et la Moldavie, la perspective européenne donnée à la Géorgie, et le potentiel statut de candidat proposé par la Commission pour la Bosnie-Herzégovine. Il n'y a pas encore de position française à ce sujet mais on voit bien que nous avons, là-aussi, changé de monde. Ces questions sont revisitées par la Commission d'une manière beaucoup plus géostratégique qu'auparavant. Derrière ces élargissements, avec beaucoup d'États candidats désormais, va se reposer en filigrane la question institutionnelle. Une Europe à 35 membres, voire plus, peut-elle fonctionner avec les mêmes règles ? Ces débats, bien qu'anciens, revêtiront sans doute une actualité importante dans les prochaines années. La position française quant à la révision des traités ne connaît « ni totem ni tabou », comme l'a dit le Président de la République. Si une révision se révélait nécessaire, il ne faudrait pas l'interdire par principe. Notre sentiment est que ce n'est pas l'urgence, au regard des priorités actuelles. Néanmoins, le sujet est là et le Parlement européen a appelé de ces voeux en juin dernier une telle révision. La Commission européenne, le 14 septembre dernier, a aussi dit sa disponibilité sur le sujet. Au Conseil, les États membres voient cela avec plus de prudence et de réticence. D'ailleurs, beaucoup d'évolutions peuvent être faites à traités constants, notamment via les fameuses clauses passerelles.

Enfin, Monsieur le Président, nous partageons entièrement votre préoccupation quant à la PESC dans le cadre des modalités d'adhésion de l'Union européenne à la CEDH. Nous approuvons cette adhésion, prévue à l'article 6 du traité. En revanche, l'idée de donner à la CJUE une compétence en matière de PESC nous interpelle. Ce n'est pas sans raison que les auteurs des traités ont entendu ne pas donner de compétence à la CJUE en matière de PESC.. En outre, à supposer que nous souhaitions le faire, comment penser que l'on puisse le faire par une simple déclaration interprétative ? Il s'agirait là, à l'encontre d'ailleurs de l'article 6 évoqué, d'une modification des compétences de la CJUE. Je vous rejoins entièrement sur ce sujet.

Parmi les défis à venir, il y a aussi le défi budgétaire : le cadre financier pluriannuel a déjà été énormément sollicité comme vous le savez. Par exemple, la Facilité européenne pour la paix a été largement mise à contribution, à hauteur de plus de 3 milliards d'euros. Il y a également l'enjeu important de l'inflation. Dans ce contexte, la Commission européenne réfléchit à une révision à mi-parcours du CFP. Nous sommes à ce stade assez prudents sur le sujet, dans la mesure où nous souhaitons évaluer l'impact sur le prélèvement sur recettes de la France, qui est déjà très élevé après l'augmentation des dernières années. Je saisis l'occasion pour vous indiquer que le SGAE entend faciliter la consommation des fonds européens. Nous mettrons en place début 2023 une cellule « fonds européens » qui me sera directement rattachée, à l'interface de différents acteurs : administrations, collectivités territoriales, Parlement et Union européenne, pour permettre une veille active sur le sujet, notamment en appui aux appels à projet.

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