Intervention de Jean-Louis Borloo

Mission d'information Égalité des chances — Réunion du 30 juin 2021 à 16h40
Audition de monsieur jean-louis borloo ancien ministre d'état

Jean-Louis Borloo, ancien ministre d'État :

Monsieur le Président, Mesdames et messieurs. Je suis ravi d'être dans cette maison de réflexion de fonds sur la gouvernance de notre pays. Pourquoi est-il important que ce sujet soit évoqué au Sénat ? Il existe une réalité contre-intuitive selon laquelle la France serait un pays centralisé. Ce n'est pas le cas. La « Cour » l'est, mais la France est émiettée. Elle compte un nombre très élevé de vraies puissances d'action, d'intelligence et de moyens financiers que sont par exemple les organismes de sécurité sociale, comme la Caisse nationale des allocations familiales, les chambres de commerce, d'agriculture ou de métiers, les collectivités locales et bien d'autres. Le sujet qui nous intéresse aujourd'hui est prioritaire. Il doit être traité par toutes les forces vives de la nation en même temps, sans quoi cette mission d'information serait inutile. Le Sénat étant la maison des territoires par excellence, cette audition a d'autant plus de sens.

Ce sujet est vraiment le plus important de notre pays aujourd'hui. Une nation est, au fond, similaire à une voiture thermique. Celle qui aurait quatre cylindres, mais ne tournerait que sur trois d'entre eux - le quatrième représente la jeunesse qui n'est pas dans le train de la réussite, de la République, de la société -, serait une nation condamnée à un déclin lent, mais inéluctable et irréversible.

Essayons de comprendre pourquoi, lorsque certains pays affichent une croissance extraordinaire, la nôtre est l'une des plus mauvaises. On nous avance des raisons de fiscalité. C'est faux. La puissance d'un pays dépend de ses ressources humaines. Un quart de la jeunesse est « en bas de l'immeuble ». Elle est imaginative, pleine de lumière et d'espoir, multiculturelle, multilingue, agile, rêveuse, mais elle n'est pas là. À un moment donné, lorsqu'on n'est pas là, on est malheureusement autre part. Je suis très heureux que Paris-Saclay soit, cette année encore, consacrée parmi les grandes universités du monde. Toute une jeunesse de la France est extrêmement performante et brillante. Trois des dix premières écoles de commerce du monde sont françaises dans le secteur de la finance. C'est extraordinaire. Pour autant, notre système relève d'une conjugaison de ségrégation urbaine, d'arrivées non maîtrisées et non contrôlées, de systèmes familiaux déstructurés, mais avec beaucoup d'enfants, et d'une concentration de tous les problèmes au même endroit. Cela nous mène à une situation dramatique et irréversible.

Pour cette raison, je suis très heureux que vous organisiez cette audition. Vous devez, selon moi, vraiment aller à l'essentiel, et dresser un diagnostic sans concession. Il ne s'agit pas de critiquer tel moment de la vie démocratique ou tel gouvernement. Le problème est structurel. Il dépend d'une France dont le modèle reste homogène, alors qu'elle est elle-même hétérogène dans l'exercice de ses talents, dans ses écoles, dans sa formation. Elle est de plus en plus consanguine d'un côté, et de plus en plus écartée de l'autre. Ce système ne peut pas continuer ainsi.

Nous pourrions nous intéresser à telle ou telle mesure, mais nous avons besoin d'une mobilisation de l'ensemble des forces de la nation. Je pense par exemple aux caisses d'allocations familiales. Seules 5 % des 20 % de familles les plus pauvres en France accèdent à la socialisation par la crèche ou l'accueil. Pourquoi ?

De grâce, dites les choses fortement. Nous avons besoin d'un cri d'alarme. Faudra-t-il encore attendre de la violence pour que ce sujet soit mis sur la table ? La chance de notre pays réside dans sa jeunesse. Nous ne pouvons pas continuer ainsi. Les chiffres sont accablants.

Pour la jeunesse qui est dans le train de la réussite, tout va bien. Nous pouvons améliorer deux ou trois points, mais le système fonctionne bien. Il y a une quinzaine d'années, un collègue allemand m'indiquait que son pays était plus performant que le nôtre dans la majorité des secteurs d'activité, à l'exception de la médecine. Il expliquait cette différence par le fait qu'en médecine, nous pratiquions l'apprentissage, et pas eux. Autrement dit, l'apprentissage des différents métiers tout au long de la vie, dès un âge assez jeune, serait le seul point de faiblesse du modèle français classique. Pour le reste, il relève plutôt de l'excellence. La République n'a pas beaucoup plus à faire dans ce domaine. La sociabilisation pour les plus petits est très en avance en Europe. Le modèle français est bien différent du système anglais. L'ensemble des pouvoirs publics et des responsables s'occupent plutôt bien de la jeunesse. Nous pouvons nous en féliciter, même si nous pourrions bien évidemment toujours faire mieux. Ce n'est pas vital, et cela ne mérite pas une mission.

Pour autant, un petit quart de la jeunesse est totalement à l'écart. Tout commence à la crèche ou dans les systèmes d'accueil sociabilisés sous toutes leurs formes. Ces dispositifs sont six fois moins nombreux là où les besoins sont probablement trois fois plus importants. Quelqu'un a-t-il voulu ce scandale ? Bien sûr que non. Personne, en France, n'a décidé un jour d'affecter moins de moyens dans ces territoires. Il s'agit simplement de notre mécanique habituelle. Nous avons deux tares : les appels à projets et le cofinancement. La Caisse nationale d'allocations familiales exige un cofinancement par les collectivités et les parents. Les pauvres n'ont pas l'argent nécessaire pour payer le reste à charge. Cet outil d'universalisme de la méthode est scandaleux. Les parlementaires devraient unanimement décider de concentrer tous les moyens sur ces quartiers.

Tout commence à deux ans, dans toute la chaîne jusque l'arrivée à l'école. Cette période est vitale, puisqu'elle comprend l'apprentissage de la langue et du collectif, qu'elle permet d'alléger les familles et de les faire accéder à l'emploi, notamment pour les familles monoparentales. Combien de familles monoparentales se trouvent en difficulté ? Toutes les études américaines et scandinaves démontrent que cette période impacte la moitié de l'histoire, avec les programmes périscolaires. L'action sociale ne revient pas à gaspiller de l'argent. C'est au contraire un investissement dont la rentabilité est considérable. Ce sujet est vital et réglable. Il suffit de décider d'investir uniquement dans le rattrapage de besoins identifiés. Là où les collectivités sont riches, elles peuvent se débrouiller avec leur système d'accueil pendant cinq ans.

Si vous ne prenez pas le sujet à bras le corps maintenant, il sera oublié.

Je rappelle que cette situation est liée à la ségrégation urbaine. C'est vrai aussi outre-mer comme dans les zones rurales ou industrielles en déprise, ou dans les quartiers en difficulté. Dans notre pays, il est fascinant de constater que nous acceptons que des poches entières ne soient pas soutenues par la République. Les décrochants sont invisibles, jusqu'à ce que la violence, la délinquance ou l'extrémisme éclatent.

La ségrégation urbaine est un terrible phénomène. Nous avons autorisé l'immigration de travail. Nous avons construit son accueil à la va-vite, sur les préceptes de la charte d'Athènes. Ne m'en voulez pas de considérer cela comme le plus grand délire urbain communiste de l'humanité. Nous voyons les mêmes cités ailleurs dans le monde, sans commerces, ni bureaux, ni vraie ville. Ce sont des cicatrices dans le tissu urbain. Ces cités ont été construites très rapidement, dans de mauvaises conditions. C'est le passé, mais nous devons en tenir compte. Nous n'avons jamais réussi à désenclaver ces territoires. C'est compliqué. Il n'y a pas de transports en commun. C'est un autre univers. Cette jeunesse a à coeur d'en sortir, à quinze ans, avec tous les problèmes que cela suppose.

Prenons l'exemple de l'école de Grigny. Il me semble que le premier jour de maternelle, deux tiers des enfants ne parlent pas français. Essayez d'inscrire vos enfants à l'école bilingue, qui dispose de quatre fois plus de moyens que l'école communale. On ne peut pas, au titre d'une République solidaire, d'égalité, se contenter des mêmes moyens, qui plus est moins expérimentés, moins organisés, dans ce type de territoire. Ce n'est pas possible. Tout va à l'avenant. La dyslexie n'est par exemple pas très grave. Les enfants peuvent très facilement la surmonter en consultant des spécialistes. Ils bénéficient de nombreuses cordes de rappel pour ne pas avoir à la vivre comme un réel handicap. Pour autant, elle devient très difficile à vivre pour les enfants dont le français n'est pas la langue maternelle, surtout lorsque des conditions de vie compliquées s'y ajoutent.

Nous pouvons résoudre le problème de cette partie de la jeunesse qui n'est pas dans le train de la croissance. Ce n'est pas une question d'argent, mais d'organisation. Chacun doit faire sa part. On ne peut pas laisser les professeurs et l'école avec un dispositif de droit commun dans un territoire qui ne l'est pas. Nous rendons-nous compte de ce que nous demandons aux équipes éducatives ? Les professeurs sont des héros. C'est pour cette raison que nous avions imaginé l'idée de la cité éducative. De nombreuses forces entourent l'école : associations, médecins, psychologues, maires, département... Un référent doit permettre à tout moment de fédérer ces forces extérieures pour s'occuper des enfants. Un proverbe arabe dit qu'il faut tout un village pour élever un enfant. C'est le cas dans ces endroits. Le village doit se mettre à la disposition de l'équipe éducative pour s'occuper de ces enfants, sous la coordination d'un spécialiste, pour que les enseignants n'aient qu'à gérer la transmission du savoir.

J'étais récemment à Garges-lès-Gonesse pour le lancement de la première école d'insertion par le sport. Les seules personnes en contact réel avec les préadolescents et adolescents sont aujourd'hui les coaches sportifs. Ils sont extraordinaires. Ce sont les seuls à pouvoir faire revenir les jeunes vers la rigueur, la discipline, le comportement. Les grandes entreprises sont prêtes à les accompagner et les sponsoriser, si c'est bien organisé, et pas sous forme de bénévolat insupportable. Cette jeunesse est incroyablement talentueuse. Elle affiche un QI normal, parfois très élevé, parfois moins, semblable aux autres générations. Son approche culturelle est toutefois différente, tout comme son ouverture sur le monde. Son sens de leadership et du rapport de force est très élevé. Il en va de même pour son sens de la communauté et de la fratrie. Bref, elle a des qualités particulières.

Notre système éducatif est extrêmement formaté. Il a sa puissance, mais ne sélectionne qu'une petite partie de l'intelligence française. La partie de la jeunesse qui est ascolaire, et qui ne vit d'ailleurs pas nécessairement dans les quartiers, n'est pas sans talent. Comment lui redonner une vraie chance de s'exprimer ? J'aurais moi-même été incapable de suivre de grandes études. J'ai quitté l'école et passé le bac en candidat libre. J'ai développé d'autres choses. 200 ou 300 000 jeunes sont comme moi chaque année en France. Nous peinons à appréhender ces talents dans un monde qui va de plus en plus vite. Nous passons à côté de certains d'entre eux. Nous avions invité l'académie des leaders pour recruter 500 jeunes par an, sur des critères tels que le QI, l'intelligence d'adaptation ou encore le leadership. Ces épreuves sont différentes des épreuves classiques, dont je n'apprécie pas qu'on les envisage sous un mode dégradé pour certains jeunes sous prétexte qu'ils viennent des quartiers. Ce modèle, s'il a le mérite d'exister, n'est pas optimal.

Le modèle français est performant, mais aussi formaté. D'autres modèles sont tout aussi performants, mais formatés différemment. C'est à mon sens l'un des sujets d'appel de notre jeunesse. Ce n'est pas parce qu'on ne fait pas une prépa HEC qu'on devient forcément garagiste. Si on souhaite devenir mécanicien, c'est génial. Mais ne le faisons pas par défaut.

Voilà l'essentiel de ce que je ressens. Je retiendrai simplement que c'est une affaire de tous les acteurs en même temps, avec un coordinateur. Le Gouvernement est un acteur parmi d'autres. Le Parlement doit demander à l'ensemble des acteurs de la nation d'établir un rapport cohérent, détaillé, chaque année. Nos agences ne sont pas des Ovnis en apesanteur. Nous devons agir dans l'intérêt de la nation française. Celle-ci dispose d'un Parlement et de deux chambres, qui doivent exiger le traitement de cette question. Cette petite partie de la jeunesse est vitale. Sans elle, la situation va mal se terminer.

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