Intervention de Bernard Stiegler

Mission commune d'information sur la gouvernance mondiale de l'Internet — Réunion du 28 janvier 2014 : 1ère réunion
Audition de M. Bernard Stiegler directeur de l'institut de recherche et d'innovation du centre pompidou

Bernard Stiegler :

Je commencerai par énoncer cette thèse que je défends depuis quelques années déjà : le web 2.0 est arrivé à sa limite, pour de nombreuses raisons - que je vous dirai, après quelques mots sur mon parcours et sur l'histoire d'Internet.

Je suis philosophe et mon activité professionnelle a toujours été liée au numérique ; j'ai ainsi, en 1987, organisé au Centre Pompidou la première grande exposition française sur le sujet, « Mémoires du futur », inaugurée alors par André Santini et qui a accueilli quelque 675 000 visiteurs, ce qui reste l'un des plus grands succès du Centre. J'ai ensuite poursuivi mes recherches sur la conception assistée par ordinateur, sur l'image numérique et sur l'innovation industrielle, notamment à l'Université de technologie de Compiègne.

Je me souviens qu'au séminaire que j'avais organisé, en 1989, à La Villette sur la télévision du futur - en particulier le D2 Mac Paquet, une norme mêlant analogique et numérique -, où les grandes marques qu'étaient alors Thomson, Grundig, Philips ou Panasonic étaient venues, aucun Américain n'avait cru utile de participer ; je m'en étais étonné et un ami américain, très au fait du numérique, m'avait alors expliqué que la télévision, c'était fini - et que les Américains abandonnaient ce marché, pour investir sur les microprocesseurs, où les perspectives étaient bien plus florissantes.

Le 30 avril 1993, l'Organisation européenne pour la recherche nucléaire (CERN) versait dans le domaine public le premier réseau Internet, que Tim Berners-Lee, Robert Cailliau et de nombreux Français développaient depuis plusieurs années ; ces chercheurs ont donné leurs découvertes au public, parce qu'ils considéraient avoir déjà été rémunérés pour leurs recherches effectuées dans le cadre de cet établissement public - largement subventionné par l'Europe - qu'était le CERN.

1993 est aussi l'année du rapport commandité par Al Gore, alors vice-président américain, sur les autoroutes de l'information et du lancement d'une nouvelle politique de soutien massif au numérique outre-Atlantique. Dès 1989, comme sénateur du Tennessee, Al Gore avait déjà affirmé que l'informatique était l'avenir industriel des États-Unis. Lisez ce rapport de 1993 : vous y verrez clairement décrite la voie qu'ont suivie depuis les États-Unis pour faire du web une invention américaine au service du développement américain.

L'histoire des deux décennies suivantes a des points communs avec celle du début du XXème siècle qui a vu les États-Unis asseoir sur le cinéma leur hégémonie mondiale, grâce à Hollywood. Le premier studio ouvre à Hollywood en 1912, alors qu'il n'y avait quasiment rien dans ce quartier de Los Angeles ; ce studio n'était peut-être qu'une baraque en bois, mais le Congrès américain n'en débattait pas moins du cinéma et de son importance pour l'économie américaine : « Trade follows films », a déclaré un sénateur dans ce débat, Jean-Luc Godard fait cette citation dans son histoire du cinéma. En fait, l'économie américaine s'est organisée pour solvabiliser l'industrie du cinéma, pour asseoir sa puissance - et en retour, par ce soft power, conforter la puissance américaine elle-même.

Nous vivons depuis quelque temps une nouvelle inflexion, avec le passage du soft power au smart power, qui s'adresse d'abord aux jeunes générations et qui passe par le développement systématique du numérique : nombre d'innovations viennent d'Europe ou d'Asie, mais c'est aux États-Unis qu'elles trouvent leur développement, parce que le gouvernement américain met tout en oeuvre pour qu'elles s'y épanouissent. Le CERN est européen, la France est l'un de ses principaux soutiens, mais le web est devenu américain ; le mode de transfert asynchrone (ATM), qui permet de transférer simultanément sur une même ligne des données et de la voix, a été inventé à Issy-les-Moulineaux, au Centre national d'études des télécommunications (CNET), mais il a trouvé outre-Atlantique son application industrielle.

Le développement a pu se réaliser dans certains États européens, mais c'est rare : c'est l'exemple de la Finlande, avec Nokia. Quand l'URSS s'effondre, l'économie de la Finlande est à terre, mais la chance de ce pays, c'est que France Telecom n'a pas utilisé le brevet du GSM - ce qui a permis à Nokia de se développer et à la Finlande de devenir l'un des pays les plus avancés au monde, qui a misé sur l'enseignement et l'intelligence humaine.

L'hégémonie américaine est donc fondée sur l'intelligence européenne et asiatique, ce sont bien des inventions extérieures que les États-Unis développent à l'échelle industrielle ; et le smart power constitue le nouveau programme, théorisé par Mme Hilary Clinton et par M. Barack Obama - pour une maîtrise numérique complète du monde, y compris au moyen de drones qui sont des machines à tuer hors-la-loi, le tout étant fondé sur le big data. Le numérique a ainsi intégralement redéfini les axiomes de la politique américaine ; les entreprises du secteur ont été quasiment dispensées d'impôts, le but étant qu'en dominant le numérique, les entreprises américaines orienteraient l'économie mondiale dans le sens des intérêts américains : pari largement réussi. La conséquence, pour les autres États, ne s'est pas fait attendre longtemps : une perte fiscale colossale, qui, comme l'ont noté MM. Colin et Collin, ne va pas cesser d'augmenter à mesure que les grandes entreprises vont robotiser davantage le travail. Voyez ce que fait Amazon qui, après avoir exploité sans vergogne de la main d'oeuvre bon marché, après avoir poussé les limites jusqu'à frôler l'esclavagisme, remplace désormais cette main d'oeuvre par des robots et bientôt des drones - Amazon a demandé des couloirs de vol aux États-Unis, pour livrer à domicile non seulement des disques et des livres, mais aussi les courses alimentaires et ménagères ; à ce rythme, que restera-t-il de notre grande distribution, d'un Promodès, par exemple ? Que restera-t-il de l'édition française ? Les éditeurs que je connais ne se font guère d'illusions...

Or, avec un chercheur comme Frédéric Kaplan, de l'École polytechnique fédérale de Lausanne, nous sommes plusieurs à dire que ce modèle a atteint ses limites. Non seulement par désaffection vis-à-vis du « Big Brother » qu'Edward Snowden a révélé - précédé de longue date par les hackers, ces passionnés du développement numérique qui vivent et militent pour un autre modèle de société, ce qui n'empêche pas certains de travailler pour les services secrets... Mais ce modèle atteint ses limites parce que, dans le fond, le web a été conçu pour créer un espace de débat entre scientifiques et savants, pour débattre d'idées, parce que la science se nourrit de controverse, ce qui est vrai également pour le droit, qui se nourrit d'interprétation : la jurisprudence est créatrice de droit. Du reste, le peer to peer n'a pas été inventé à l'ère numérique, mais dans l'Antiquité grecque - avec Thalès, pour qui tous les géomètres sont égaux devant la géométrie, et qui a fondé la citoyenneté.

Le web a été inventé dans le but de dialoguer, de s'informer, mais il est devenu le principal vecteur du business mondial, au service des États-Unis : c'est le résultat des milliards de dollars qu'a investi l'armée américaine dans le numérique - avec pour conséquence une transformation de cet outil initialement conçu pour la controverse, pour le savoir. Le World Wide Web Consortium (W3C), fondé par Tim Berners-Lee lui-même en 1994 et dirigé depuis par lui, a d'abord très bien réussi à gérer les normes d'Internet - puis il a fait les frais du lobbying américain, pour se placer finalement au service du plan d'Al Gore.

Le web 2.0 atteint ses limites, car l'opinion publique se retourne, on le voit avec Facebook : ce qui était positif devient négatif ; le système atteint ses limites parce que, comme le montre Frédéric Kaplan, il est devenu entropique : dès lors que les annonceurs ont pris le dessus sur les contributeurs du réseau, la hiérarchie sémantique qui commande les moteurs de recherche devient toujours plus étroite, le langage lui-même s'appauvrit, et avec lui l'orthographe - et à mesure que la dysorthographie se répand, voyez comment on écrit aujourd'hui les mails, les moteurs de recherche eux-mêmes perdent en précision et pourraient devenir parfaitement inefficaces, saturés par leur propre entropie.

À mon échelle, comme enseignant, je cherche une réponse du côté des cours en ligne ouvert et massif (les MOOCs, de Massive open online courses), ou plutôt dans ce que les Canadiens appellent les POOCs, les cours en ligne participatifs ; au millier d'élèves qui suivent mon cours en ligne, je demande de prendre des notes puis de les reporter sur un logiciel d'analyse, en indexant des éléments de compréhension, de commentaires, de clés... autant d'outils pour un index et des catégorisations aux mains de la communauté des internautes, au service de cette aspiration au débat qui motivait les créateurs d'Internet.

À l'échelle de notre pays, et de l'Europe, nous devons mesurer combien pendant toutes ces années où les États-Unis déployaient leur nouvelle politique industrielle fondée sur le numérique, aucun politique ni aucun responsable économique ne s'est véritablement mobilisé. L'Etat américain engageait des milliards, mais en France, nous mettions à terre les outils d'investissement à long terme, comme le Commissariat général au Plan, installé par le général de Gaulle. Je crois qu'il est grand temps qu'entre Européens, qu'au moins entre Français, Allemands et Britanniques, on puisse se dire que l'Europe est très mal partie, que son industrie autant que ses revenus fiscaux vont connaître des jours de plus en plus sombres et que le chômage va continuer à croître à mesure de l'automatisation de tous les services qui emploient aujourd'hui encore beaucoup de main d'oeuvre - la manutention, le transport : demain, tous ces services seront automatisés ! Et je crois que sur ce sombre diagnostic, il est aussi grand temps - et possible - de jeter les bases d'une nouvelle économie, fondée sur un nouveau web, européen celui-ci et doté de nouvelles règles. Un chercheur du MIT me disait qu'il travaillait sur la notice « Palestine » de Wikipedia : un objet limité en apparence, mais qui en dit très long sur les enjeux de la production du savoir sur Internet, puisque les changements quotidiens de la notice ne sont pas traçables ; avec une traçabilité des contributions, c'est l'herméneutique qu'on réintroduit, donc le débat sur les sources et finalement la diversité des savoirs elle-même, avec des enjeux scientifiques aussi bien qu'éditoriaux. Au lieu de quoi, l'Europe ne produit que des grand-messes où l'on ne fait rien d'autre qu'accompagner le marché...

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