La sidérurgie est un sujet important sur lequel je travaille depuis plus de quarante ans. Un peu comme Obélix, je suis tombé dedans lorsque j'étais petit ! Je m'intéresse beaucoup au devenir de cette industrie.
En sidérurgie, il faut regarder loin dans le temps. Les décisions prises il y a longtemps continuent de produire leurs effets. La sidérurgie européenne a été reconstruite après la Seconde Guerre mondiale, dans le cadre du traité CECA, précurseur de tous les traités européens.
On peut distinguer deux périodes. Pendant les Trente Glorieuses, la demande d'acier a augmenté de 6 % par an. Depuis 1974, la consommation d'acier est restée globalement stable et dépend fortement de la conjoncture économique.
L'emploi sidérurgique a drastiquement diminué dans tous les pays d'Europe de l'Ouest : aujourd'hui, l'emploi direct représente 20 % du niveau de 1974, avec de profonds effets induits sur les emplois indirects et de grands bouleversements dans les bassins traditionnels.
Deux causes principales expliquent ce déclin : l'automatisation de presque toutes les tâches manuelles pénibles et l'accroissement de la capacité de production des outils. C'est principalement la modernisation de l'outil qui a entraîné la baisse des emplois et les restructurations. Les importations des pays tiers ont eu des effets limités.
En particulier, depuis cette période, la plupart des usines intégrées traditionnelles produisant des produits longs à partir de minerai de fer et de charbon ont été fermées et remplacées pour partie par des mini-usines plus performantes, qui produisent ces mêmes produits en recyclant les vieilles ferrailles dans des fours électriques, ce qui représente 40 % de la production d'acier en Europe comme en France. Le recyclage est devenu le principal contributeur de la réduction des gaz à effet de serre dans la sidérurgie.
En France, la consommation d'acier est restée assez stable, mais pas la production qui a chuté de 15 % à 11 % entre 1974 aujourd'hui.
Comme les autres pays européens, la France a payé un lourd tribut à la restructuration de son industrie, en particulier dans les bassins des Hauts-de-France et du Grand Est où se concentrait l'essentiel de la production.
Reste que cette restructuration s'est plutôt moins mal passée en France que dans d'autres pays européens. Certes, l'Allemagne a très bien maintenu ses positions, compte tenu de la solidité de son industrie aval, mais la France a mieux résisté à cette crise européenne que l'Angleterre, l'Italie, l'Espagne et l'ensemble des pays d'Europe centrale. Certains pays s'en sont mieux sortis : l'Autriche, les Pays-Bas et la Finlande ont ainsi gagné des parts de marché significatives. Deux facteurs expliquent ce phénomène : la résilience de leurs clients aval et le consensus social, technologique et financier pour remplacer à temps les outils industriels obsolètes.
Il faut distinguer les aciers plats minces et les aciers longs.
Pour les produits plats minces - par exemple l'automobile -, l'impulsion stratégique de l'État à la fin des années soixante pour construire les deux grands sites intégrés de Dunkerque et de Fos s'est révélée décisive et ces initiatives industrielles majeures permettent aujourd'hui à la France de maintenir son rang. Cela impliquait dès la fin des années soixante la fermeture des usines de l'est de la Lorraine ; on le savait à cette époque. Malheureusement, ces fermetures n'ont pas été bien gérées, ce qui a entraîné confusions et contestations.
En revanche, pour les aciers longs, ce n'est pas la même vision qui a prévalu : de très nombreuses contraintes sociales, des concurrences locales entre les vallées en Lorraine et une préférence technocratique en faveur des hauts-fourneaux des aciers dits haut de gamme - or la majeure partie de l'acier est faite d'acier courant, indispensable à l'économie - n'ont pas permis de bien restructurer les aciers longs courants et de réussir la transition du recyclage.
En résumé, la France a très bien réussi la restructuration de 60 % de son industrie pour les produits plats minces, mais aurait pu mieux faire pour les 40 % restants, les produits longs et les tôles fortes ayant été cédés à des industriels étrangers.
Aujourd'hui, la France ne produit plus d'acier pour ses rails et ses roues de TGV. Seule la production de fer à béton s'est maintenue en Île-de-France, troisième région sidérurgique, grâce à la discrète famille italienne Riva.
Aujourd'hui, la production des rails a été vendue à une société britannique et sont fabriqués dans une usine obsolète. À la veille du Brexit, cela risque de poser des problèmes. Il faut y faire attention.
De même, la fabrication de roues de TGV a été vendue au chinois Ma Steel, qui a du mal à importer les blooms (barres d'acier destinées à être laminées pour obtenir des produits longs) nécessaires. Pour l'instant, la France vit sur ses stocks.
Depuis la fermeture des derniers laminoirs de Valenciennes, Longwy et Gandrange, la totalité des poutrelles et autres est importée des pays voisins. En conséquence, la construction métallique française a beaucoup régressé.
Vallourec a récemment décidé de regrouper sa production de tubes pétrole hors de France, à la suite de décisions et d'investissements disproportionnés.
Le déclin d'Ascométal, autrefois leader des aciers spéciaux en Europe, mais qui ne produit plus aujourd'hui que 25 % de sa production d'il y a vingt ans, résulte de choix malheureux. Les repreneurs se sont succédé, tout comme les faillites. Aucun repreneur à capitaux français ne s'est présenté lors des cinq transactions successives pour reprendre cette entreprise et la faire prospérer.
Enfin, le sauvetage in extremis d'Ascoval illustre la méconnaissance des enjeux industriels et environnementaux de nombreux décideurs. Mis à part les pouvoirs publics, aucune institution française privée n'apportait les financements nécessaires.
On note à la fois une absence de stratégie et une absence d'appétit pour cette industrie de la part de tous les investisseurs privés. L'État est bien souvent intervenu tard et avec des moyens limités.
Quid des défis du XXIe siècle ?
Pour les produits plats, il convient à court terme qu'ArcelorMittal assure l'entretien et la modernisation continue de tous ses outils. Les incidents récents de Fos, source d'une pollution potentiellement dangereuse, vraisemblablement attribuable à des défauts de maintenance, sont un signal à ne pas négliger. Il convient d'être attentif à ce que les outils français de produits plats (Fos et Dunkerque) soient entretenus, modernisés et que l'on réalise les investissements nécessaires pour réduire l'empreinte carbone : 9 % du CO2 émis en France est produit par les deux usines de Fos et de Dunkerque. Il faut que les investissements soient réalisés à temps.
Les éventuelles taxes européennes sur les émissions de CO2 émises par l'industrie sidérurgique sont à envisager avec précaution, car elles favoriseraient les importations extracommunautaires, qui n'y seraient pas soumises. En plus, si la France veut investir dans les énergies renouvelables, elle doit disposer des filières industrielles et produire l'acier nécessaire. Il n'y a pas de menace immédiate, mais il faut veiller à ce que la modernisation soit continue.
Pour les produits longs, il faudra remédier à l'incohérence actuelle : nous exportons quatre à cinq millions de tonnes de ferrailles vers nos voisins, ce qui correspond à peu près à la moitié de notre collecte, et nous importons un tonnage équivalent d'acier demi-produit, d'acier laminé et surtout de pièces et d'équipements, le tout fabriqué à partir d'énergies nettement plus carbonées. On pourrait envisager de reconstruire des aciéries électriques pour valoriser davantage notre excédent de ferrailles domestiques. Cela créerait des emplois, renforcerait les filières de transformation en aval et améliorerait fortement le bilan carbone français. La filière dispose de tous les atouts nécessaires : l'électricité décarbonée est compétitive et les ferrailles locales sont moins chères que la concurrence. Mais il faudra envoyer des signaux forts sur la volonté collective d'y parvenir dans le cadre de la transition énergétique, laquelle augmentera la demande d'acier de 20 % et pourrait offrir les débouchés nécessaires.
En définitive, l'acier français a encore un avenir. Cet avenir sera celui du recyclage accru et de l'économie circulaire ainsi que de la participation active à la transformation énergétique. Pour réussir, il faudra une meilleure coordination entre les pouvoirs publics, les entrepreneurs et les investisseurs privés, les fournisseurs de ferrailles, les producteurs d'électricité décarbonée, et les clients de toutes les filières aval de transformation.