Il n'est guère surprenant que les agences de notation soient nées aux Etats-Unis : le capitalisme financier américain étant un capitalisme de marché, il a besoin d'une information publique pour fonctionner. Les agences de notation sont apparues au début du XXe siècle : création en 1909, de Moody's et, en 1916 de Poor's Publishing Company, qui rassemblent des informations jusque-là dispersées pour le compte des investisseurs. Il ne s'agit à ce stade que de notation d'entreprises.
Puis vient la Première Guerre mondiale, qui crée de la dette publique en Europe, financée par les banques et les fonds d'investissement américains. Ceux-ci cherchent donc à obtenir de l'information sur les titres qu'ils possèdent en Europe. Pour la première fois, il y a une demande d'information publique sur les dettes publiques. Avec la grande dépression, les agences perdent de leur importance : il n'y a plus d'émission de titres de dette publique vendus sur les marchés ; tout est financé par les banques centrales ou par les placements privés, à travers des institutions financières.
Ce n'est que dans les années 1970 que les agences de notation reviennent sur le devant de la scène. En 1970, la crise dite du « papier commercial » aux Etats-Unis, avec la faillite de Penn Central, provoque l'intervention de la Fed pour éviter que le système bancaire ne s'effondre, et nourrit la demande d'information publique. En 1974, une nouvelle loi sur les retraites américaines change la responsabilité fiduciaire des fonds de pension : on ne contrôle plus les allocations elles-mêmes mais l'ensemble du comportement d'allocation d'actifs. Ce contrôle de marché sur les fonds de pension entraîne un besoin d'information. En même temps, le mode de tarification des agences passe d'un paiement par les investisseurs à un paiement par les débiteurs, ce qui change la nature des conflits d'intérêts.
S'ensuit une période de globalisation financière. Dans les années 1980, la crise en Amérique latine se résout par la transformation des créances bancaires en titres obligataires : les « Brady bonds ». Le financement de marché se développe au cours des années 1990, et lance la notation souveraine mondiale. Si la notation souveraine n'est pas sollicitée par les Etats, ce n'est pas le cas de la notation des entreprises, qui peuvent difficilement émettre des titres obligataires sans être notées. Les trois grandes agences prennent une importance croissante, bénéficiant de rendements d'échelle : les coûts fixes pour rassembler une base de données sont tels qu'il est difficile d'entrer sur ce marché.
Enfin, les régulateurs - gouvernements et banques centrales - ont imposé la référence aux notations dans les contrats financiers : il faut être noté pour pouvoir émettre. C'est donner aux agences un pouvoir considérable. En outre, les accords de « Bâle II » ont introduit dans les ratios prudentiels bancaires en capital non plus des notes forfaitaires, comme le prévoyaient les accords de « Bâle I », mais l'idée qu'il y a une méthode standard d'évaluation des actifs pondérés des risques de la part des banques - définis par les agences. C'était introduire le loup dans la bergerie.
Toutes les tentatives de créer une nouvelle agence internationale ont échoué ; les agences asiatiques restent cantonnées à leur marché local. Les trois agences constituent un oligopole très puissant.
L'objectif de la notation est d'évaluer la qualité des crédits, mesurée par la probabilité de défaut d'un agent économique qui a contracté la dette. La perte en cas de défaut n'est pas évaluée, seulement la probabilité de défaut. Pour définir la qualité des crédits, il faut extraire le risque pur de crédit dans l'ensemble des risques que porte un titre : risque de change, risque opérationnel, risque juridique, etc. Identifier la capacité d'un émetteur de porter sa dette jusqu'à échéance suppose une méthode. Or les agences de notation n'ont pas de modèle théorique de référence : leurs méthodes sont purement empiriques. D'où un problème d'évaluation de la qualité de leurs notations.
Les agences exercent en réalité trois métiers différents, sans aucune synergie ni points communs : l'évaluation des dettes de marché des entreprises ; l'évaluation des crédits structurés de titrisation, à l'image des subprimes, qui n'ont rien à voir avec la dette ses entreprises ; l'évaluation des dettes souveraines. Les agences existantes n'ont d'expertise que dans la notation des entreprises ; dans les deux autres domaines, elles ont échoué.
Les agences notent les entreprises à travers le cycle, c'est-à-dire en mesurant la capacité intrinsèque de l'emprunteur d'honorer ses dettes : on ne dégrade pas une entreprise au motif que le pays dans lequel elle se trouve est en récession. Elles ont pourtant dégradé des Etats pour cette même raison... La qualité du travail de notation des entreprises peut être contrôlée parce qu'il y a une méthode statistique. Du fait de leur ancienneté, les agences disposent d'une gigantesque base de données d'événements de crédit. C'est une base statistique pour calculer leur performance avec une certaine fiabilité : on peut, via le backtesting, voir si les entreprises qui ont fait faillite étaient bien celles dont la note était la plus faible. L'agence doit tenir compte dans sa notation de la profitabilité de l'entreprise, de sa capacité à aller sur les bons marchés, à prendre le tournant de l'innovation. Hormis quelques cas spectaculaires au début des années 2000 dus à des crises de gouvernance, comme la faillite d'Enron, leur performance est dans l'ensemble honnête.
En revanche, la notation souveraine n'est en rien comparable à celle des entreprises. Un Etat n'est pas une entité qui a pour fonction de faire des profits et de rentabiliser un capital. Une entreprise peut disparaître, mais un Etat vit infiniment : la notion de faillite n'a pas le même sens. Une entreprise est en faillite quand son bilan fait apparaître un actif net négatif. Or un Etat n'a pas de bilan : son actif principal est sa capacité à taxer. Aucune définition de la solvabilité issue de la comptabilité privée ne s'applique.
C'est la soutenabilité de la dette qui est en question, sa capacité à honorer ses flux de remboursements, soit en remboursant, soit en renouvelant les dettes, à l'infini. Un modèle de référence, une méthode statistique sont impensables : les Etats, et a fortiori les défauts d'Etats, sont trop peu nombreux. Il est absurde de leur appliquer des critères de performance comme à des entreprises !
Les agences n'ont pas de compétence spécifique en matière de notation souveraine : leur jugement, purement subjectif, se fait à partir de considérations macroéconomiques banales - balance des paiements, taux d'inflation, taux de croissance, déficit public, etc. - du niveau d'un étudiant en maîtrise ! Il n'y a aucun lien rigoureux entre le discours qui accompagne la note et celle-ci.
Les agences ne sont pas capables d'extraire le risque pur de crédit des entités publiques. Elles retiennent un certain nombre de critères - par exemple, savoir s'il s'agit d'un Etat démocratique - puis les pondèrent au doigt mouillé. Résultat, nul ne sait pourquoi telle agence a mis telle note à tel Etat.
Un tel processus est forcément pro-cyclique. En même temps, il a parfois des conséquences inattendues : la dégradation de la note des Etats-Unis en août 2011 s'est ainsi accompagnée d'une baisse des taux d'intérêt américains.