Bien entendu. Si la dégradation de la note avait traduit un risque pur de crédit, la Fed n'aurait rien pu faire : elle n'a agit que sur le risque de liquidité ! Au même moment, les taux d'intérêt sur les obligations émises par l'Etat britannique baissaient, alors qu'ils augmentaient sur les bons du Trésor français. Rien à voir avec une amélioration ou une dégradation des fondamentaux dans ces deux pays ! Simplement, la Grande-Bretagne a, avec sa banque centrale, un prêteur en dernier ressort ; la France, n'en a pas. Les marchés, obnubilés par le risque de liquidité, ont donc distingué dette française et dette britannique, alors que celles-ci sont au même niveau, et que la dette britannique augmente plus vite...
Les marchés financiers raisonnent selon un processus réflexif : est liquide ce que je crois qui pourra être vendu demain à un prix que j'espère ; je dois donc anticiper ce que pensent les autres. La liquidité est une convention qui découle de ce jeu réflexif. C'est le raisonnement qui a tant servi à George Soros, notamment en 1992 sur la livre sterling : les marchés sont incapables de prévoir le futur mais élaborent des croyances sur le futur. L'interaction des opérateurs de marché fait de croyances disparates une croyance commune, qu'on appelle la convention de marché, et qui se manifeste dans le prix de marché. Cela découle d'un processus de polarisation, dont le catalyseur peut être une variable économique mise en exergue, ou un « prophète ». Ce dernier a souvent raison, non parce qu'il prédit l'avenir, mais parce que chacun croit que les autres croient à ses prédictions. Les agences se sont imposées comme prophètes, obtenant un pouvoir formidable du fait du retour du futur sur le présent : la croyance qui se forme revient à agir sur le réel. Le rôle des agences de notation en devient hypertrophié et dangereux. On est obsédé par la liquidité et on n'évalue plus le risque de crédit.
Que s'est-il passé dans la zone euro ? Les travaux économétriques montrent une corrélation entre la dégradation des notes et les taux d'intérêt sur les émissions nouvelles, et entre la dégradation des notes et le prix des credit default swaps (CDS) sur les obligations souveraines. A priori, le CDS est le produit dérivé qui devrait identifier le risque de crédit. Or l'antériorité d'une variable sur l'autre s'observe dans les deux sens... Ainsi, à chaque fois que la Grèce a connu une forte tension sur les taux obligataires, les CDS sont antérieurs au prix obligataire ; dans les phases plus paisibles, c'est l'inverse. En période de fort stress de liquidité, les agences de notation ont contribué à accentuer le stress.
On observe un effet de forte cyclicité, qui résulte de la réflexivité des marchés. Dans certains cas, les agences de notation suivent le marché, dégradant la note une fois que les taux d'intérêt ont monté. Mais, en période de fort stress de liquidités, elles l'accentuent en jetant de l'huile sur le feu. C'est le cas pour l'Espagne, l'Italie et la Grèce.
Comment réguler les agences ? Il faut revenir sur le métier qu'elles exercent. Quelle est l'utilité sociale de ce métier ? Première position : les agences sont des intermédiaires sur le marché de l'information, qui produisent un input pour les marchés financiers. Elles transforment des informations éparses, la note servant à l'élaboration du prix. Il s'agit donc d'une industrie « amont » oligopolisée, le marché financier étant l'aval. Si l'on considère que la notation des entreprises est un produit de marché, il faut renforcer la concurrence. Or les trois agences ont été placées au coeur de la régulation prudentielle bancaire et des contrats financiers. La Securities Exchange Commission (SEC) américaine préconise donc de supprimer toute référence aux agences dans tous les contrats financiers et dans « Bâle III ». Il faudrait que les banques centrales jouent le même jeu, afin de banaliser complètement les agences et qu'elles retrouvent la place qui était la leur au début du XXe siècle. On réduira ainsi l'effet de polarisation. Il faut également favoriser la concurrence, en facilitant, via des avantages fiscaux, l'arrivée de nouvelles entreprises sur le marché.
Il y a une autre vision des choses, qui s'applique davantage à la notation souveraine. On peut en effet considérer que l'agence produit un service public, que la notation souveraine est un bien public, qui ne peut à ce titre être produit par un marché. L'utilisateur essentiel en est l'Etat lui-même. Dès lors, cela implique que l'Europe, dans le cadre du processus d'union budgétaire, se dote d'une agence publique indépendante. L'information conçue comme un bien public est de même nature que la monnaie, qui a engendré la notion de banque centrale indépendante. Pour bien évaluer la soutenabilité budgétaire, il faut la dissocier du problème de liquidité. Il faut donc une agence qui évalue sur le long terme, de manière intrinsèque, les finances publiques, et livre son évaluation aux responsables, à commencer par la puissance publique. Cette agence publique indépendante doit avoir accès à des informations internes sur les finances publiques pour distinguer, à l'intérieur de la structure du budget, quelles sont les dépenses productives de valeur future. Elle doit également analyser l'effet d'une structure de recettes sur la croissance. La notation devient dès lors un sous-produit du travail d'évaluation. Une agence publique européenne fabriquant une évaluation exogène, libérée de l'obsession de la liquidité, serait légitime.
Où en est-on aujourd'hui ? La Commission européenne a fait des propositions visant à remédier à certains dysfonctionnements. Elle préconise de minimiser les conflits d'intérêts en obligeant les émetteurs à changer d'agence de notation tous les trois ans - ce qui est illusoire, étant donné l'extrême concentration du marché. La Commission demande également que le détail des décisions soit mieux expliqué, afin d'inciter les investisseurs à considérer la note comme une opinion parmi d'autres. Là encore, c'est illusoire : il faut expliquer en profondeur ce qu'est la soutenabilité de la dette. Les travaux académiques n'ont pas pénétré le monde de l'investissement. Il est impossible que chaque investisseur fasse sa propre évaluation pour son propre compte car cela supposerait d'investir des ressources intellectuelles considérables pour analyser l'information publique. La Commission en est restée aux critiques superficielles, sans traiter les problèmes de fond.
Pour remédier à l'absence de transparence, il faut un superviseur chargé de regarder les méthodes employées pour la notation souveraine. C'est le rôle de l'Autorité européenne des marchés financiers (AEMF), seule entité européenne à pouvoir souligner les fautes des agences. Il est par ailleurs invraisemblable que les agences n'aient aucune responsabilité juridique. Tout investisseur doit pouvoir rechercher la responsabilité civile d'une agence pour faute lourde et intentionnelle. A l'agence de faire la preuve qu'il n'y a pas faute.
La pro-cyclicité est très lourde et ce n'est pas en modifiant l'heure de publication des notes qu'on y changera grand-chose. Enfin, reste la proposition du commissaire européen Michel Barnier, qui a été repoussée, de suspendre la notation pour les pays sous assistance. Là aussi, les conflits d'intérêts sont énormes.