Intervention de Julie Gervais

Commission d'enquête Cabinets de conseil — Réunion du 18 janvier 2022 à 14h30
Recours aux cabinets de conseil par l'administration et les hôpitaux — Audition d'universitaires : Mm. Nicolas Belorgey chercheur au cnrs fabien gélédan directeur « transformation et innovation » à l'école polytechnique et Mme Julie Gervais maîtresse de conférence à l'université paris i panthéon-sorbonne

Julie Gervais, maîtresse de conférences en science politique à l'université Paris I :

Mes premiers travaux ont porté sur la haute fonction publique et notamment sur la formation initiale dans les grands corps, à partir du cas du corps des Ponts. Je montre notamment que ce sont des dispositifs à l'articulation entre l'État et le monde des affaires. C'est de là qu'est parti mon intérêt pour les consultants.

Au début des années 2000, on parlait encore, à l'exemple de Michel Crozier, de la résistance au changement des hauts fonctionnaires, de l'« énarchie » contre la « consultocratie » pour reprendre les termes de Denis Saint-Martin. L'idée est celle d'une exception française avec des grands corps qui retarderaient la managérialisation des politiques publiques.

Or mes observations indiquaient que non seulement les choses changeaient mais qu'en outre il n'était pas pertinent d'opposer frontalement les hauts fonctionnaires et les consultants. Les frontières n'étaient pas étanches.

Deux pistes me le laissaient penser. En schématisant, il y a d'une part la managérialisation des formations dans les grandes écoles et d'autre part, la circulation d'agents entre les sphères publiques et privées. Ces deux éléments témoignent d'imbrications plutôt que d'oppositions radicales.

Je me suis intéressée au rôle d'entremetteur joué par certains passeurs, des personnes positionnées à l'articulation des sphères publiques et privées, qui contribuent à la porosité des frontières. En tant qu'observatrice, j'ai intégré des lieux de sociabilité qui agissent comme des relais entre les consultants, des personnalités politiques et de très hauts fonctionnaires.

En ce qui concerne la consultocratie, du côté des grands cabinets de conseil, c'est dans les années 90 que l'on voit s'ouvrir des directions dévolues au secteur public. C'est un secteur florissant. La réforme de l'État est un processus permanent comme l'exprime mon collègue Jean-Michel Eymeri-Douzans. L'apport des contrats avec le public est limité en termes de chiffre d'affaires, cependant le secteur public est considéré comme un relais de croissance. Il s'agit d'une bonne carte de visite, c'est une garantie de sérieux et de fiabilité.

C'est dans les années 2000 que la production d'expertise sur l'administration va s'ouvre réellement au secteur privé. On observe alors une nette accélération du recours aux cabinets dans l'administration en France. Ils entrent par la voie des audits de modernisation et élargissent ensuite leur champ d'action avec la révision générale des politiques publiques (RGPP). Il y a des variations intéressantes entre la RGPP, la modernisation de l'action publique (MAP) et la direction interministérielle de la transformation publique (DITP). Pour documenter précisément l'évolution de ces politiques, il faudrait qu'il y ait moins d'opacité sur le budget consacré au conseil et sur le contenu même de ces prestations.

La RGPP a certes offert des opportunités aux cabinets : elle leur a ouvert un accès à l'État. Il ne faudrait cependant pas laisser croire que les consultants auraient assiégé l'État face à des hauts fonctionnaires rétifs. En réalité, un tournant s'est opéré bien avant : les conditions de possibilité de cette accélération sont à chercher dans la généralisation d'un esprit gestionnaire au sein de l'État dès les années 70, mais aussi dans le rôle qu'a joué l'élite dirigeante au sein du ministère de l'économie, des finances et du budget. Autrement dit, les cabinets de conseil n'ont pas introduit le nouveau management public au sein de l'État.

L'essentiel n'est pas de souligner la diffusion de catégories issues du secteur privé, car il ne s'agit pas seulement de considérations gestionnaires. Cela relève d'un système collusif, pour reprendre les termes de Pierre France et Antoine Gaucher. C'est la question de la circulation des élites, du rôle du pantouflage et des privatisations qui ont préparé le terrain. Cela ne concerne pas tous les hauts fonctionnaires, mais ceux qui constituent la noblesse managériale public-privé.

Cela se fait par le recrutement de consultants dans des cabinets ministériels, par leur rôle de conseiller des décideurs, par le fait que des fonctionnaires du Conseil d'État comme Édouard Philippe deviennent des lobbyistes ou que des inspecteurs des finances travaillent chez Rotschild.

Ce qui est en jeu, ce n'est donc pas tant une opposition privé-public ou État-marché que l'existence d'un État managérialisé porté par certains très hauts fonctionnaires qui entretiennent des relations d'affinité avec des acteurs privés, et qui partagent la même vision des services publics.

Le rôle des consultants est essentiel dans la diffusion du nouveau management public, parce qu'ils ont pu trouver des oreilles bienveillantes auprès de cette noblesse managériale, responsables politiques compris.

Comment définir les relations entre haute administration et cabinets de conseil ? Est-ce qu'il y a un tropisme en faveur de ces cabinets ? Est-ce qu'il y a une rivalité entre hauts fonctionnaires et consultants ?

Il n'y a pas une haute fonction publique qui partagerait une position unanime. Il faudrait pouvoir examiner la situation au sein de chaque grand corps. Ainsi, j'ai pu constater que celui des Ponts était tiraillé entre devoirs publics et désirs privés. Pour simplifier, on peut mettre en avant deux types d'attitudes des hauts fonctionnaires vis-à-vis du monde du conseil : ceux qui s'en accommodent et y recourent volontiers et ceux qui perçoivent les consultants comme des rivaux. Ce qui m'interroge, c'est que ces deux attitudes apparaissent en opposition mais viennent toutes deux mettre en péril l'expertise interne de l'État.

Avec les hauts fonctionnaires qui voient une valeur ajoutée au recours au conseil, il y a un risque, voire un objectif assumé de déperdition de certaines compétences en interne, dans une logique visant à recentrer l'État sur son coeur de métier et à réduire son périmètre. C'est cependant parfois le coeur de métier lui-même qui est concerné, comme lorsque la rédaction d'un texte réglementaire est confiée à Capgemini.

De l'autre côté, il existe une rivalité qui n'est pas dénuée d'une forme de fascination. Des hauts fonctionnaires vont emprunter aux consultants leurs méthodes, leurs thèmes et leurs approches. Cela est encore relativement limité, on ne trouve pas trop d'executive summaries (résumés opérationnels) dans les rapports d'inspection, qui conservent une forme très littéraire : il y a moins de tableaux ou d'outillage que dans des documents de consultants. Le tropisme est cependant bien présent. Les magistrats de la Cour des Comptes que j'ai pu interroger évoquent le recours direct à des cabinets de conseil en interne. Ils sont par exemple accompagnés par BearingPoint dans la réforme des juridictions financières.

Cela passe également par la duplication des préconisations des cabinets de conseil : nécessité du benchmarking, évaluation à 360°, etc. Plus généralement, cela passe par l'évolution de l'orientation des rapports de la Cour des Comptes : Thomas Lépinay montre dans sa thèse que les rapports, d'abord focalisés sur des questions de régularité, ont évolué vers des enjeux d'efficacité, d'organisation voire sur les politiques publiques elles-mêmes. C'est toute la thématique du transfert de compétence : apprendre à faire comme les consultants.

D'une part, cette relation ne semble pas fonctionner - je renvoie là au problème de la mémoire de l'administration et de la circulation de l'information en son sein. D'autre part, vouloir affranchir les fonctionnaires et leur donner les moyens de l'autonomie en organisant leur dépendance avec cette forme de transitoire pérennisé est un calcul risqué. Il n'y aurait alors rien de surprenant à ce que certains politiques finissent par préférer l'original à la copie.

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