Je me suis intéressé aux consultants non pas parce qu'ils m'intéressaient en tant que tel, mais parce que, dans le cadre d'une thèse, j'ai été en immersion à la DGME de 2009 à 2014. J'ai croisé beaucoup de consultants à ce moment-là, étant moi-même un ancien consultant embauché pour travailler sur des questions de simplifications administratives.
À mon arrivée en 2009, les audits de la première vague de la RGPP étaient terminés et ceux de la deuxième vague commençaient tout juste. Connaissant mal le secteur public, j'ai néanmoins trouvé mes marques assez facilement car les consultants représentaient plus de la moitié des effectifs, beaucoup plus si l'on ne tenait pas compte des supérieurs hiérarchiques et les services purement administratifs. La DGME venait d'être réorganisée et « restaffée » avec l'idée qu'il fallait des consultants pour piloter des consultants. Il fallait « unir le meilleur du public avec le meilleur du privé ». C'est à cette époque que le cabinet Mars & Co avait été missionné pour noter les ministres en fonction d'un certain nombre d'indicateurs composites. Cela faisait partie de la politique de rupture qui allait avec la RGPP, et la DGME était portée par ce vent.
C'est donc en faisant une sorte d'ethnographie de la modernisation de l'État que je me suis intéressé aux consultants.
Peut-on parler de consultocratie ? Je me suis permis de répondre par la négative pour ce qui concerne la RGPP. C'est un moment ou beaucoup de consultants sont arrivés dans l'État et ont contribué à diffuser des nouvelles méthodes. J'ai appelé ce phénomène « introduction sous contrainte », notamment pour les méthodologies de management. Pendant la RGPP, il y avait un système de gouvernement global de la réforme qui remontait directement à l'Élysée et à Matignon.
Cette gestion à très haut niveau était combinée à un système de feux. Si vos mesures avançaient, elles recevaient un feu vert ; si elles n'avançaient pas conformément à ce que la DGME considérait comme un progrès normal, elles étaient affectées d'un feu orange, voire rouge. Au début, les ministres étaient convoqués régulièrement et se faisaient réprimander s'ils avaient trop de feux rouges ou orange. Ils détestaient cela.
Nous nous rendions donc auprès des administrations pour leur dire que certains feux orange pourraient être levés si elles introduisaient un peu de lean management, et s'il était possible de commencer une expérimentation chez elles. Nous arrivions avec des méthodes que nous introduisions dans les administrations. Au début, elles les recevaient avec méfiance. Des secrétariats généraux nous ont dit que c'était américain, puis que c'était japonais - le lean est inspiré de la méthode Toyota et certains mots comme le kaizen renvoient à des concepts japonais. Finalement, on a tout voulu mettre à la sauce lean : les préfectures, la police des frontières, les tribunaux, etc.
Cet exemple du lean montre bien comment se fait cet export sous contrainte, et comment arrive cette sorte d'accoutumance aux consultants et à ces méthodes : elles permettent notamment d'afficher des résultats chiffrés. Très souvent, les consultants obtiennent ce qu'ils appellent des « victoires rapides », les quick wins, qui vont permettre de prouver très vite la légitimité de leur action. C'est quelque chose de très puissant : là où il n'y avait pas de résultats depuis des années, vous vous retrouvez très vite avec 50 % d'amélioration dans le délai de traitement de tel ou tel type de dossier. Cela permet à l'administration de rendre des comptes de manière positive et aux consultants de s'installer comme ceux qui maîtrisent ces moyens d'améliorer très rapidement les choses.
Il est très compliqué de parler de consultocratie, car les consultants ne définissent pas les politiques publiques. Cependant, ils ont joué un rôle central lors de la RGPP, en lien avec la DGME, grâce aux marchés à bon de commande qui permettaient d'y recourir de manière systématique et grâce aux mécanismes de gouvernement global de la réforme.
Cependant, même avec la RGPP, il ne faut pas perdre de vue la forte diversité parmi les consultants. On ne peut pas parler des consultants de McKinsey comme de ceux de BearingPoint, ils ne font pas forcément la même chose et même chez McKinsey, tout le monde ne fait pas de la stratégie.
Les gros bataillons de consultants ont des profils plutôt junior ; ils sont affectés à d'importantes opérations de fusion, de réorganisation, qui ont été décidées au-dessus de leur niveau. Ils ne décident ni de l'orientation ni de la manière dont sont conduites les opérations. Il y a en revanche des individus qui peuvent parler à l'oreille des dirigeants, mais ils sont assez peu nombreux, et je ne suis pas sûr qu'ils n'étaient pas déjà là avant.
Un moyen d'objectiver mes propos serait d'évaluer le taux journalier moyen (TJM) des consultants - je n'ai pas les chiffres car ils sont très difficiles à trouver. Je pense que le TJM moyen a baissé, alors que le nombre de jours de conseil est plutôt en augmentation. Cela signifierait que de gros bataillons de consultants plus junior sont affectés à des tâches d'exécution.
Les cabinets ont-ils participé à la définition en France du Nouveau Management Public (NMP) ? Je ne sais pas très bien ce qu'est le NMP, et je n'en ai jamais entendu parler pendant la RGPP. Personne n'en parlait, sauf les chercheurs et les journalistes. Au sein de la DGME, on m'a même demandé d'expliquer ce qu'était le NMP parce que je faisais de la recherche !
Y a-t-il eu un apport d'outils néomanagériaux ? Oui, bien sûr. Je dirais même que c'est normal, les consultants sont payés pour cela, y compris dans le privé. Le client a recours à des consultants pour avoir accès au meilleur de l'état de l'art en matière de pratiques ou de méthodes. C'est pour cette raison que les consultants eux-mêmes veulent se renouveler en permanence. Aujourd'hui, ils essaient, en achetant des cabinets de conseil spécialisés, de s'approprier les prestations de design et de design thinking qui ont été introduites dans la fonction publique et dans la modernisation de l'action publique. Accenture a ainsi racheté Fjord, et McKinsey a racheté des cabinets de design.
À travers le NMP, on fait référence à des choses très différentes. Il y a aussi bien des consultants qui travaillent sur des mesures de performance et de productivité de type lean - Roland Berger a par exemple produit un rapport sur l'administration libérée - que des consultants qui travaillent sur de la gestion prévisionnelle des emplois et des compétences (GPEC).
La question est moins la participation du consultant à la diffusion du NMP que le fait qu'il adopte toujours une approche solutionniste. Il n'interroge pas ou peu le cadrage qu'on lui propose. Si on lui pose un problème en termes de gestion de flux, par exemple dans le cas d'une préfecture confrontée à des queues trop longues, il va tenter de faire disparaître cette queue avec des outils de lean management.
Cela marche un temps, puis cela ne marche plus, parce qu'il y a de l'entropie dans les organisations, parce que les gens partent, parce que ces méthodes sont violentes et ne marchent que tant que le consultant est là. Est-ce qu'il n'en reste rien ? Ce n'est pas tout à fait vrai. Il en reste quelque chose, mais pas nécessairement la diminution des queues. C'est aussi pour cette raison que l'approche solutionniste est quelque peu dommageable.
À cet égard, il peut être intéressant de se demander pourquoi les problèmes leur sont posés de manière gestionnaire, ce qui appelle des solutions gestionnaires.