Intervention de Nicolas Belorgey

Commission d'enquête Cabinets de conseil — Réunion du 18 janvier 2022 à 14h30
Recours aux cabinets de conseil par l'administration et les hôpitaux — Audition d'universitaires : Mm. Nicolas Belorgey chercheur au cnrs fabien gélédan directeur « transformation et innovation » à l'école polytechnique et Mme Julie Gervais maîtresse de conférence à l'université paris i panthéon-sorbonne

Nicolas Belorgey, chercheur au CNRS :

Agrégé de sciences économiques et sociales, j'ai consacré ma thèse, effectuée entre 2003 et 2009 à l'EHESS, aux hôpitaux. J'ai couvert une quinzaine d'établissements de toute taille, sur la France entière, et une agence, la Mission d'expertise et d'audit hospitaliers (MEAH), alors responsable de la réorganisation hospitalière dans le cadre du plan Hôpital 2007. Ce plan avait été lancé en 2003 par Jean-François Mattri, ministre de la santé du gouvernement Raffarin. La MEAH a ensuite été fusionnée avec l'Agence nationale de la performance des établissements publics hospitaliers (ANAP) sous le ministère Bachelot, en 2009.

Au cours de cette thèse, j'ai constaté avec surprise la présence massive des consultants dans les hôpitaux. Une partie de mon travail a donc porté sur ces consultants, replacés dans le contexte de la politique hospitalière. Plus précisément, j'ai mené une observation participante au sein de la MEAH, travaillant gratuitement pour celle-ci en échange d'un droit de regard sur l'activité de ses consultants. J'avais précédemment essayé de travailler en tant que sociologue pour des consultants, mais cela m'avait été refusé au motif que les clients ne comprendraient pas la présence d'un tiers.

J'ai ainsi été en contact avec une vingtaine de cabinets de conseil. Cette expérience m'a donné une image du secteur du conseil dans les hôpitaux à l'état « natif ».

J'ai ensuite continué à travailler sur le secteur de la santé, en m'intéressant aux hôpitaux, aux cliniques et à la question de la dépendance. Mes principaux travaux sont un ouvrage issu de ma thèse, L'Hôpital sous pression, et une vingtaine d'articles dans différentes revues scientifiques et grand public consacrés à ces questions, dont le dernier a été publié l'année dernière.

Vous m'avez interrogé, dans votre questionnaire, sur le terme de « consultocratie ». Il a été forgé par les Britanniques Christopher Hood et Michael Jackson en 1991 et repris par le Canadien Denis Saint-Martin pour caractériser l'emprise croissante des consultants sur le « Nouveau management public » et l'administration.

L'expression « Nouveau management public » désigne un ensemble d'idées et de pratiques inventées par les administrations Thatcher et Reagan dans les années 1980, qui consistent, dans une définition minimale, à importer dans le secteur public des outils et des idées du secteur privé.

Peut-on parler de « consultocratie » dans la santé ? Mon collègue Frédéric Pierru et moi-même avons repris ce terme dans un article de 2017, en utilisant le point d'interrogation. Néanmoins, la réponse est globalement positive : il y a bien eu une emprise croissante des consultants dans le secteur de la santé. Leur influence passe directement par des personnes qui alternent entre des fonctions de consultants et des positions de pouvoir dans l'administration ou dans la politique.

En voici un exemple topique, déjà ancien : celui de Jean de Kervasdoué, directeur des hôpitaux de 1981 à 1986, qui a fondé par la suite la Sanesco, société de conseil qui a pu travailler dans ce secteur grâce aux changements qu'il y avait impulsés.

Autre exemple que j'ai pu observer directement, celui d'un ancien membre du cabinet de Jean-François Mattei, qui a participé à la conception du plan Hôpital 2007 avant de développer la branche santé du cabinet de conseil Ineum, ensuite devenu Kurt Salmon puis Accenture. Cette personne exerçait une grande influence au sein de la MEAH, tout en y obtenant beaucoup de ses contrats.

On pourrait également citer CapGemini, qui a contribué à la conception de l'ANAP, et certaines personnes qui ont travaillé dans le conseil - notamment chez McKinsey - avant et après leur passage au cabinet de Roselyne Bachelot.

Peut-on considérer que les cabinets de conseil ont participé en France à la diffusion du Nouveau management public ? Bien sûr. Il existe une grande affinité entre ce concept, inventé par des administrations politiquement conservatrices, voire réactionnaires, et les outils développés qui, sous des prétextes d'efficience et de meilleur service rendu aux donneurs d'ordre, ne défendent qu'un seul des objectifs de l'action publique : l'économie des deniers publics. C'est tout à fait louable, et le public et le privé ont en partage le souci d'optimisation financière - la différence étant que le public a aussi d'autres objectifs : l'intérêt des usagers, la bonne exécution du service et la justice entre les citoyens.

Vous nous avez aussi interrogés sur les relations entre l'administration et les cabinets. Pour avoir observé la situation de l'intérieur au début des années 2000, j'ai été frappé des difficultés des cabinets de conseil à faire valoir leurs compétences et leur légitimité au sein des hôpitaux. Dans une institution ancienne ou beaucoup de professions se faisaient déjà concurrence, ils constituaient un acteur supplémentaire qui devait prouver le bien-fondé de sa présence. Au début, c'était difficile : tout le monde leur renvoyait l'idée qu'ils ne servaient à rien. De plus, l'État étant traditionnellement plus fort en France qu'aux États-Unis, les cabinets de conseil avaient affaire à des adversaires qu'ils connaissaient moins bien.

La principale question que se posaient les consultants était celle des marchés : il s'agissait de vendre des prestations, et le secteur public représentait pour eux un domaine très important. La commande publique est fondamentale pour les cabinets de conseil, comme elle l'est pour les architectes.

Pour pallier leur manque de légitimité, les cabinets ont en premier lieu recruté d'anciens fonctionnaires, voire des fonctionnaires encore en poste, pour leur connaissance du secteur. J'ai cartographié la circulation des professionnels entre leur corps d'origine, les institutions de conseil, la MEAH, etc. À partir d'un certain niveau, des médecins, des infirmières, des directeurs d'hôpitaux, des ingénieurs étaient recrutés par les cabinets qui, dans leurs réponses aux appels d'offres, pouvaient ainsi afficher une palette de compétences enrichie.

Quant aux conséquences de cette pénétration des cabinets de conseil pour l'action publique, j'en vois trois. La première est une ouverture des marchés publics : les consultants ont gagné d'importantes parts de marché.

La deuxième est la mise en place d'indicateurs univoques et biaisés. Ainsi, dans les services d'urgences que j'ai suivis de près, l'indicateur phare développé par plusieurs cabinets de conseil était celui du temps d'attente, qui est particulièrement vendeur : tout le monde veut réduire les files d'attente aux urgences. Cependant, en pratique, en réduisant le temps de passage, on dégradait la qualité, ce qui faisait augmenter le taux de retour. La plupart des indicateurs développés relèvent ainsi de ce que les économistes appellent la productivité apparente du travail : si l'on y regarde de plus près, comme je l'ai fait, la qualité se dégrade.

Troisième conséquence : le développement, dans l'action publique, du recours aux mercenaires, dans l'acception la plus traditionnelle du terme. Ils peuvent rendre de grands services à la puissance qui les emploie mais, ultimement, ne poursuivent que leur propre intérêt.

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