Vous m'auditionnez aujourd'hui sur le recours, par l'administration, aux cabinets de conseil, un sujet de première importance pour la conduite de l'action publique et l'organisation de l'État.
Cette commission d'enquête intervient à un moment particulièrement opportun, car le Gouvernement est sur le point de présenter sa nouvelle doctrine de recours aux consultants.
Trois éléments de contexte nous ont en effet conduits à engager, depuis plusieurs mois, cette réflexion.
Premièrement, nous devons tirer les enseignements de la crise sanitaire pour l'organisation de l'État.
Deuxièmement, la réforme de la haute fonction publique, que je conduis au sein du Gouvernement, nous invite à nous interroger sur les compétences dont l'État doit disposer en interne.
Troisièmement, le prochain renouvellement du premier accord-cadre interministériel de la DITP, que nous avions mis en place en 2018, arrive cette année à échéance ; nous en avons évalué les avantages et les limites afin de tracer des voies d'amélioration.
La création de cette commission d'enquête, comme son caractère transpartisan, témoigne de l'intérêt que la représentation nationale porte aux enjeux d'efficacité de l'action publique - et de l'État en particulier - et je ne peux, en tant que ministre de la transformation et de la fonction publiques, que m'en réjouir.
Le recours par l'État. Je suis convaincue que nous devons aborder ce sujet avec pragmatisme, guidés par le seul souci de l'efficacité de l'action publique au service des Français et de la bonne utilisation de l'argent public, sans parti pris idéologique.
Je le dis sans détour, l'État n'est ni omniscient ni omnipotent. Dans l'intérêt même de l'action publique, il est possible qu'il doive recourir ponctuellement à des avis extérieurs. Mais nous devons aussi reconnaître que cette pratique a peut-être parfois été trop systématique, et mérite donc d'être davantage encadrée et réfléchie.
Le Premier ministre m'a ainsi confié le soin de préparer une nouvelle doctrine de recours aux cabinets de conseil, dont je souhaite aujourd'hui vous livrer les grandes lignes.
Permettez-moi de revenir en premier lieu sur les raisons qui peuvent, dans certaines circonstances, justifier que l'État fasse appel à des consultants.
Le Gouvernement a engagé depuis 2017 un grand nombre de chantiers de transformation de l'action publique et impulsé des réformes prioritaires pour changer le quotidien des Français.
Ces chantiers ont exigé une très forte mobilisation des administrations, centrales comme déconcentrées. Cette mobilisation a été décuplée dans le contexte de la crise sanitaire avec la gestion de l'épidémie et la mise en oeuvre du plan de relance. Je souhaite profiter de cette occasion pour rendre hommage à l'ensemble des agents publics engagés dans ces transformations.
Nos administrations ont parfois dû solliciter l'appui de conseils extérieurs. Tout d'abord, un certain nombre de compétences ne sont pas disponibles à un instant donné dans les administrations. C'est le cas, par exemple, en matière de logistique ou d'optimisation des processus. Le recours à des prestataires externes permet alors un apport d'expertise de manière temporaire, dont il n'est pas pertinent de vouloir disposer de façon pérenne en interne.
Ensuite, il arrive que l'urgence d'un besoin ou que l'ampleur des tâches à accomplir dans des délais imposés par le temps politique ne puisse être affrontée avec les seules ressources disponibles en interne et nécessite une force de frappe additionnelle et ponctuelle.
Enfin, l'État a parfois besoin d'un regard extérieur pour s'inspirer de pratiques diversifiées ou innovantes, observées à l'extérieur, à l'étranger ou dans le secteur privé, pour garder la maîtrise de sa capacité d'action.
Les projets numériques illustrent ces différents cas de figure même si nous veillons systématiquement à ce qu'au moins un tiers des effectifs engagés sur un projet soit issu de l'administration.
Le recours à des cabinets de conseil permet d'absorber des pics de charge en disposant de capacités indisponibles au sein de l'État pour accélérer un projet de transformation numérique ; de se doter de compétences techniques de pointe qui ne seraient pas directement mobilisables en interne et de pouvoir disposer des meilleures pratiques d'autres grandes organisations confrontées à des projets similaires.
Dans ce contexte, nous avons fait le choix de renforcer nos capacités internes de conseil.
En tant que ministre chargée de la réforme de l'État, j'ai une conviction : l'administration ne peut se transformer que si elle est actrice de son propre changement. Les greffes artificielles non maîtrisées de solutions imaginées par d'autres et pour d'autres sont condamnées à l'échec.
Les modèles précédents n'ont pas produit les effets attendus : la révision générale des politiques publiques (RGPP) a imposé à l'administration des solutions de consultants qui n'étaient pas toujours adaptées. La modernisation de l'action publique (MAP) avait confié cette mission à des inspections générales qui, si elles peuvent apporter un éclairage indispensable aux décisions, sont elles aussi éloignées des réalités concrètes des administrations et réalisaient des missions trop courtes pour avoir une influence réelle.
Nous avons choisi une autre méthode consistant à mettre en place des équipes mixtes de consultants internes, de consultants externes et des agents publics eux-mêmes impliqués dans les évolutions afin de garantir une transformation adaptée aux réalités et aux besoins de notre État pour définir, mettre en oeuvre et suivre les projets.
Nous avons donc recruté à la DITP des consultants internes à l'administration, issus de la fonction publique ou du secteur privé, dont l'expertise est reconnue et qui ont contribué à la mise en oeuvre de réformes prioritaires du Gouvernement, avec les agents publics des administrations concernées. Au printemps de 2019, nous avons ainsi conçu en un temps très court le système d'intermédiation des pensions alimentaires ayant permis de sécuriser leur versement. Plus de 41 000 familles en bénéficient aujourd'hui. Nous avons également simplifié l'accès aux droits pour les personnes en situation de handicap avec la mise en place d'un droit à vie et la réduction des délais de traitement dans les différentes maisons départementales des personnes handicapées (MDPH) de notre pays.
À chaque fois, il s'agit de missions sur mesure, qui s'appuient sur des constats de terrain recueillis auprès des usagers et des agents. L'apport d'équipes « projet », composées de ressources internes et externes, est éprouvé. Mon objectif est de poursuivre ce mouvement, de développer ces méthodes, en renforçant nos capacités internes.
De même, nous avons développé des capacités de conseil interne au sein de la DINUM, également placée sous mon autorité. La procédure dite « article 4 », qui lui permet d'apporter son appui à un ministère sur un projet numérique complexe a été utilisée près d'une dizaine de fois en 2020 et 2021. Par ailleurs, la DINUM a mis en place un cycle de formation des directeurs de projets informatiques. Enfin, un renforcement de la gouvernance des projets, par un contrôle le plus amont possible, au moment des phases de cadrage, a été mené.
Je ne condamne donc pas par principe le recours aux consultants qui, dans certains cas bien identifiés et sous certaines conditions, peuvent apporter un concours précieux à l'action publique. Pour autant, l'État ne peut faire l'économie d'une refonte de sa politique de recours aux cabinets de conseil. Cette réflexion s'inscrit d'ailleurs dans une réflexion plus large, commandée par la crise sanitaire sur notre organisation et nos modes de travail.
Le recours aux cabinets de conseil exige de la part des décideurs publics une grande vigilance compte tenu de la nature des tâches dont l'État a la charge et de l'exigence qui s'attache à la gestion des deniers publics. Il fait l'objet d'une attention légitime de la part des organes de contrôle et de la représentation nationale. Un rapport de 2014 de la Cour des comptes, commandé par votre assemblée au titre de l'article 58 de la loi organique relative aux lois de finances (LOLF), établissait un diagnostic équilibré et formulait un certain nombre de recommandations dont nous avons tenu compte à partir de 2017.
Le Gouvernement a voulu rompre avec certaines pratiques observées par le passé.
Premièrement, je le dis avec force, nous n'avons pas de position idéologique sur le recours aux consultants. En effet, force est de constater que, depuis 2005, les audits « Copé » puis la RGPP, le recours aux consultants par l'État est devenu monnaie courante. Ce phénomène s'est renforcé lorsque le discours politique a assumé le postulat idéologique d'une défaillance de l'État : défaillance à se réformer par lui-même ; défaillance à se repenser par lui-même ; défaillance à faire lui-même. Ceux-là mêmes qui s'insurgent aujourd'hui contre le recours aux consultants sont responsables de l'importation des théories du New Public Management dans les organisations publiques, qui consistent à appliquer les recettes du secteur privé à l'action publique.
Deuxièmement, contrairement à ce qui a pu être fait par le passé, nous gardons la maîtrise de la décision, en toutes circonstances. Nous avons ainsi rompu avec les pratiques qui plaçaient les consultants dans les instances de décision. On se souvient, par exemple, de la participation de cabinets de conseil au conseil de modernisation des politiques publiques qui avait été mise au jour par un rapport d'inspection en 2012. Ce n'est plus le cas aujourd'hui.
Troisièmement, nous avons engagé un mouvement de rationalisation des commandes, par l'intermédiaire de l'accord-cadre de la DITP, ainsi qu'une stabilisation des dépenses. Dès 2017, nous avons engagé un retour d'expérience des pratiques précédentes et avons instauré le premier accord-cadre interministériel et fait de la DITP le guichet unique pour les ministères sur les sujets de transformation.
Pour la première fois, nous avons mis en place un marché centralisé pour que les ministères - à l'exception du ministère de la défense - disposent d'un seul et même support contractuel fonctionnant selon le système du « tourniquet ».
Les dépenses sont stables. La Cour des comptes, dans son rapport de 2014, a estimé les dépenses de consultants - hors informatique - à environ 130 millions d'euros en moyenne entre 2011 et 2013. Entre 2018 et 2020, l'État a dépensé environ 140 millions d'euros.
Toujours selon la Cour des comptes, la France se distingue par un recours plutôt modéré aux consultants par rapport aux autres grands pays européens. Dans son dernier rapport de référence sur le recours aux consultants dans la sphère publique réalisé au mois de novembre 2014, la Cour estimait à 13 % la part du chiffre d'affaires des cabinets de conseil réalisé dans le secteur public, contre 20 % en moyenne dans l'Union européenne, 22 % au Royaume-Uni et 17 % en Espagne.
À l'occasion des réflexions préalables au renouvellement du premier accord-cadre, qui arrive à son terme en juin 2022, et en m'appuyant sur les travaux conduits par la mission d'information de l'Assemblée nationale présidée par Véronique Louwagie et dont Cendra Motin était la rapporteure, j'ai demandé un bilan des pratiques à l'oeuvre depuis plusieurs années afin d'en tirer les conclusions.
Notre ambition est d'instaurer un suivi centralisé pour disposer d'une vision d'ensemble des marchés passés par les ministères, des missions réalisées et des montants facturés.
L'objectif est également de disposer d'un pilotage renforcé des prestations et de systématiser le partage de bonnes pratiques entre administrations.
Pour la première fois, le Gouvernement définit une nouvelle doctrine de recours aux consultants et engage un réarmement de l'État avec l'objectif de réduire le recours aux cabinets de conseil. Cette doctrine fera l'objet dans les prochains jours d'une circulaire du Premier ministre, dont je souhaite vous présenter les principaux objectifs.
Premièrement, l'administration devra faire la démonstration qu'elle ne peut pas répondre à la demande sans recourir à une prestation externe. Des mécanismes de gouvernance sont mis en place pour s'en assurer.
Seront ainsi institués dans chaque ministère des comités d'engagement des prestations intellectuelles sous la responsabilité des secrétaires généraux, en associant les directions métier et les services d'inspection, de contrôle et de conseil internes. Ils seront chargés notamment de vérifier la justification du recours à un prestataire externe, l'absence de solution alternative, mais également de l'adéquation entre les besoins et la prestation, y compris le prix.
Un pôle interministériel d'achat de prestations intellectuelles sera créé au sein de la DITP, qui deviendra la tour de contrôle pour encadrer, suivre et accompagner les ministères dans le recours aux cabinets de conseil. L'accord-cadre a vocation à rester le principal vecteur contractuel pour les prestations de conseil en stratégie et en organisation. Ce pôle aura un véritable rôle d'aiguillage pour les ministères, et aura pour mission de se prononcer sur la pertinence du recours aux cabinets de conseil pour une mission donnée. Les bons de commande supérieurs à 500 000 euros devront être approuvés par un comité d'engagement présidé par le secrétaire général du ministère concerné et associant la DITP et les inspections ou conseils généraux compétents.
Deuxièmement, nous souhaitons imposer le respect d'une charte de principes et de bonnes pratiques dès lors que le besoin de recours à un cabinet est avéré.
Le suivi du déroulé des missions sera renforcé ; les comités de pilotage seront présidés par le ministre lorsque l'importance du projet le justifie. Toute l'équipe projet devra intégrer un ou plusieurs agents du service concerné afin de garantir le transfert des compétences et la capitalisation des connaissances acquises pendant le projet. Toute prestation intellectuelle devra faire l'objet à son terme d'une évaluation, non seulement sur la qualité du service rendu par le prestataire, mais aussi sur l'atteinte des objectifs définis en amont.
Des garde-fous complémentaires seront instaurés en matière de prévention des conflits d'intérêts dans le cadre des relations avec les conseils extérieurs, comme en témoignent le renforcement des dispositions dans les chartes de déontologie et l'encadrement strict des missions dites pro bono.
Une mission d'inspection sera diligentée par le Premier ministre d'ici à la fin du deuxième semestre pour s'assurer de la bonne mise en oeuvre, dans chacun des ministères, des dispositifs permettant le respect de ces règles.
Troisièmement, nous voulons réarmer l'État afin de renforcer les compétences internes et limiter, de ce fait, le recours aux conseils extérieurs.
Ce renforcement des compétences internes s'appuie tout d'abord sur la consolidation du rôle de la DITP et de la DINUM comme « cabinets de conseil interne » au service des administrations publiques grâce aux équipes de consultants internes qu'elles ont constituées.
Les effectifs de conseil interne de la DITP seront dans un premier temps accrus de 10 ETP pour réduire les coûts de conseil externes et créer des économies, de l'ordre d'un million d'euros.
Nous poursuivrons également l'effort d'internalisation des compétences numériques, en faisant monter en puissance les initiatives comme les « commandos UX » lancés en 2020 qui sont des experts en matière d'expérience utilisateurs, ou aux « brigades d'intervention numérique » pour lesquelles douze profils ont été recrutés pour une période de six mois afin d'accompagner les projets prioritaires du Gouvernement. L'objectif est de renforcer les administrations qui n'ont pas la capacité de prendre en charge un projet dans le périmètre et le calendrier souhaités. Ce dispositif sera pérennisé grâce au recrutement, dans mon ministère, de 14 experts pour deux ans. Cette stratégie fait l'objet d'une vraie rupture de doctrine dans la loi de finances pour 2022.
Les ministères sont ensuite appelés à réfléchir à l'internalisation des compétences et des expertises correspondant à des besoins permanents ou réguliers, et aux commandes récurrentes, sur le modèle de cabinets de conseil internes ou, tout simplement, d'équipes projet. La DITP et la délégation interministérielle à l'encadrement supérieur de l'État (DIESE) ont été missionnées pour établir un référentiel de compétences internes disponibles.
Enfin, la réforme de la haute fonction publique vise à renforcer la formation initiale et continue des cadres dirigeants de l'État avec la montée en puissance de l'INSP, au service d'une fonction publique mieux formée et dont les parcours de carrière seront plus variés, plus évalués, et plus adaptés aux besoins de l'État employeur.
Je souhaite en particulier que les cadres supérieurs de l'État, futurs ou actuels, soient formés à la conduite de projets transverses, ce qui n'est pas le cas aujourd'hui. L'INSP devra ainsi conduire un plan de formation d'au moins 100 chefs de projet au cours de l'année 2022, en plus de ses missions de formation initiale. Nous réfléchissons à ce qu'un module dédié puisse intégrer le tronc commun à l'ensemble des hauts fonctionnaires, qu'ils soient administrateurs de l'État, directeurs d'hôpitaux, commissaires de police, administrateurs territoriaux, ou encore magistrats. C'est donc une culture de la conduite de projet que nous souhaitons développer dans notre administration pour réduire le recours à de telles compétences dans le secteur privé.
L'évolution du positionnement des inspections générales, dont le statut a été rénové via la réforme de la haute fonction publique, sera en outre mise à profit pour réinternaliser les missions de réflexion stratégique et d'organisation. Les inspections bénéficieront de possibilités de recrutement plus ouvertes encore pour attirer des profils jeunes ou expérimentés en matière de conseil et d'évaluation. La complémentarité des inspections générales avec la DITP et les administrations pourra se concrétiser dans le cadre de missions mixtes.
Notre objectif est donc de réduire en 2022 les dépenses de conseil en stratégie et en organisation de 15 % par rapport à 2021. Nous en tiendrons compte dans la préparation du prochain accord-cadre de la DITP qui sera lancé au printemps.
Mesdames et Messieurs les sénateurs, je crois que nous partageons le même objectif : construire un État plus efficace au service de nos concitoyens, un État pleinement capable de définir ses priorités stratégiques, un État en mesure de trouver les compétences nécessaires pour conduire une action publique adaptée aux réalités et aux défis du XXIe siècle.
La plupart du temps, l'État dispose de ces compétences en son sein, mais, parfois, celles-ci sont disponibles ailleurs. C'est d'ailleurs aussi le sens de « l'accélérateur d'initiative citoyenne » que j'ai lancé au mois de décembre dernier pour encourager la société civile à développer des projets d'amélioration des services publics.
Nous avons su tirer les leçons de la crise sanitaire et faire le bilan des événements survenus depuis 2018, en étant lucides sur les faiblesses existantes.
Gardons-nous en toutes circonstances à la fois d'un excès d'idéologie et de naïveté sur cette question et agissons pour continuer à transformer notre État pour un meilleur service rendu à nos concitoyens.