Ia ora na, bonjour en polynésien ! Je vous remercie pour votre présence aujourd'hui ainsi que lors des 70 auditions, des trois tables rondes, des entretiens en visioconférence et des déplacements. Je salue également la disponibilité et la qualité des propos de tous les intervenants que nous avons auditionnés, et qui nous ont également adressé des contributions écrites.
Je me réjouis de vous présenter les résultats de ce travail d'échanges, d'observations et de réflexion mené au cours des six derniers mois. Ce travail minutieux a permis de dresser un constat qui me semble objectif et d'en tirer 20 recommandations que nous transmettrons au Gouvernement.
Comme vous le savez, mon attachement au monde marin a toujours été l'une des boussoles de mon engagement politique, en tant que Polynésien, bien sûr, mais également en tant que citoyen de la République française, nation maritime s'il en est et dont l'excellence dans ce domaine est reconnue. Les grands fonds sont une composante du monde marin, longtemps restée inaccessible à l'homme, mais les dernières décennies ont montré que cette frontière, jadis infranchissable, l'était de moins en moins.
C'est pourquoi ce rapport me tenait particulièrement à coeur. J'ai souhaité que nous dressions ensemble un état des lieux de la connaissance sur ces grands fonds, présentés unanimement comme une terra incognita malgré une importance stratégique, également unanimement reconnue. J'ai souhaité que nous réfléchissions aux moyens de soutenir la recherche française dans ce domaine, dans un contexte souvent comparé à une nouvelle ruée vers l'or. Je suis convaincu que la valorisation comme la protection de ces milieux fragiles passent par une première étape indispensable de recueil des connaissances. Cette première étape est loin d'être terminée puisque nous n'en sommes qu'au stade de la description, rendant totalement prématurée toute velléité d'exploitation. Je préfère l'annoncer dès à présent.
Enfin, j'ai souhaité que les territoires d'outre-mer (TOM), principaux concernés par le sujet, soient pleinement associés à notre démarche, dans le cadre de trois tables rondes d'une grande richesse, qui nous ont permis de mesurer les incompréhensions existantes et le chemin qui reste à parcourir pour mieux informer et associer les partenaires ultramarins.
Le premier constat qui nous est apparu, dès les premières auditions, est l'éclatement de la gouvernance des grands fonds marins français et, en conséquence, les difficultés à mettre en oeuvre les objectifs ambitieux que la France s'est fixés.
Nous avons identifié huit ministères qui sont directement concernés par la gouvernance des grands fonds marins mais dont l'implication politique et administrative sur le sujet varie très fortement. À ces huit ministères s'ajoute le Secrétariat général de la mer (SGmer). S'il est souhaitable que l'État se mobilise pleinement sur le sujet, il découle néanmoins de cet enchevêtrement de compétences un déficit de lisibilité, relevé par plusieurs intervenants qui nous ont indiqué ne pas identifier l'interlocuteur de référence au sein de l'État.
En effet, la coordination d'ensemble a été confiée aussi bien au SGmer qu'à l'ancien ministère de la mer, désormais un secrétariat d'État. La politique des fonds marins n'a donc pas de leader véritable. Par ailleurs, aucune de ces structures n'a dégagé les ressources humaines nécessaires pour assurer ce rôle de coordinateur dans le domaine des grands fonds marins. À titre d'exemple, une seule personne s'occupe des fonds marins au SGmer, mais elle est chargée en parallèle d'autres dossiers tout aussi importants.
C'est pourquoi je propose une refonte de la gouvernance nationale des grands fonds marins. Je souhaite que ce sujet bénéficie à la fois d'un suivi politique d'envergure et d'un support administratif suffisant. Je suggère en conséquence que soit reconstitué un ministère de la mer de plein exercice chargé de l'élaboration et de l'application de la politique maritime française, incluant les grands fonds marins, et qu'au sein de ce ministère soit renforcée la direction générale des affaires maritimes, de la pêche et de l'aquaculture (Dgampa) en la dotant d'un service administratif de référence en charge de la politique des fonds marins, clairement identifié et suffisamment doté en ressources humaines ; que soit nommé un délégué interministériel aux fonds marins, personnalité publique bénéficiant d'une expertise reconnue, placé auprès de la Première ministre et chargé de l'animation de la politique des fonds marins, de la coordination de l'action des différents ministères et acteurs scientifiques, de l'animation du réseau des outre-mer et de l'application de la stratégie nationale pour les grands fonds marins.
Je propose par ailleurs une « révolution copernicienne » : le sujet des fonds marins est abordé principalement sous le prisme de l'État et des experts. Or il convient d'adopter une démarche plus politique, en associant le Parlement et les outre-mer au pilotage et au suivi de la stratégie. Cela implique, pour commencer, une refonte du comité de pilotage existant. Actuellement, même lorsque les collectivités sont compétentes dans le domaine minier, ce qui est le cas des collectivités d'outre-mer (COM), nous avons constaté qu'elles arrivaient tout au bout de la chaîne d'information et de décision. Ce procédé nourrit une certaine méfiance quant aux intentions de l'État, alors que ces collectivités devraient en réalité être à l'initiative des projets, ou du moins associées très en amont.
Cette gouvernance refondée devrait permettre de mobiliser davantage les services de l'État pour que soient mis en oeuvre les objectifs qui ont été fixés. Ceux-ci résultent d'une stratégie tridimensionnelle, qui repose d'abord sur la stratégie nationale d'exploration et d'exploitation des ressources minérales des grands fonds marins, dite stratégie Levet, ensuite sur le dixième objectif du plan France 2030, dédié à l'exploration des grands fonds marins, et enfin sur la stratégie du ministère des armées de maîtrise de nos grands fonds marins. Pour les deux premiers volets, deux enveloppes, normalement distinctes, de 300 millions d'euros ont été annoncées.
Il ressort de nos auditions que les objectifs alloués à ces trois stratégies, à savoir accélérer sur l'exploration de nos grands fonds marins afin de nous tenir prêts à protéger et, peut-être plus tard, à valoriser ces grands fonds marins, sont globalement acceptés et considérés comme ambitieux.
Nous partageons néanmoins la vive inquiétude ressentie par de nombreux intervenants sur la mobilisation des crédits annoncés pour mettre en oeuvre ces stratégies pourtant saluées. Selon nos informations, il semblerait que la stratégie Levet se confonde avec le plan d'investissement France 2030. En particulier, les travaux de recherche scientifique qui devaient être financés dans le cadre de cette stratégie s'avèrent en réalité financés par France 2030. Au total, nous serions très loin des 600 millions d'euros annoncés - plutôt dans une fourchette incertaine comprise entre 300 et 400 millions d'euros - et certains projets importants de la stratégie Levet, comme le démonstrateur évalué à 150 millions d'euros sont, pour reprendre les mots des services du SGmer « sans solution identifiée » car ils représentent « un point dur ».
Notre rapport ne sera donc pas un énième rapport demandant des crédits supplémentaires. Je le redis : la stratégie tridimensionnelle présentée par le précédent gouvernement a été reçue positivement et semble correctement calibrée. Nous demandons néanmoins que cette stratégie soit relancée, sous l'impulsion d'un délégué interministériel et que les crédits explicitement arbitrés par le Premier ministre Jean Castex soient effectivement débloqués pour atteindre le montant initialement annoncé de 600 millions d'euros.
Nous recommandons que l'ensemble des huit projets de la stratégie Levet soient réalisés, en particulier le projet de démonstrateur qui pourrait être testé dans notre ZEE de Clipperton ou dans la zone internationale, puis, si les tests sont concluants, dans la ZEE des collectivités d'outre-mer intéressées - si tant est qu'elles le soient... Nous souhaitons en outre que cette relance soit l'occasion de mieux associer les collectivités d'outre-mer et le Parlement, via la détermination d'un calendrier de réalisation des huit projets comportant des rapports d'étapes réguliers.
La lecture du code minier lors de nos travaux m'a fait prendre conscience de l'extrême concision du cadre juridique relatif aux grands fonds marins, que je déplore. En l'état actuel et malgré la très récente réforme de ce code par ordonnances, aucune disposition juridique n'interdit l'exploitation des ressources minérales des grands fonds marins, tandis que le cadre régissant l'exploration se résume à quelques grands principes dangereusement lapidaires. La position française actuelle consistant à interdire l'exploitation des ressources minérales de nos grands fonds résulte d'une doctrine du Gouvernement et n'a pas de fondement juridique.
Il me semble par conséquent nécessaire de combler le vide juridique partiel entourant l'activité humaine dans les grands fonds marins en distinguant davantage le cadre juridique relatif aux hydrocarbures et celui des minéraux. Je suggère que soient adoptées des normes environnementales propres aux grands fonds marins, que des études d'impact soient réalisées préalablement à tout projet d'extraction et que soit aménagé un cadre normatif et financier attractif distinct de la prospection pétrolière pour inciter les acteurs privés à participer aux efforts d'exploration. Je souhaite que cette réécriture soit faite par voie législative - et non par ordonnances - à l'issue d'un débat parlementaire transparent, ayant associé en amont les collectivités d'outre-mer.
J'en viens désormais à ce pour quoi cette gouvernance et ces stratégies ont été mises en place : la connaissance de nos grands fonds marins. Nous connaissons très mal nos grands fonds marins. Les auditions ont confirmé cette hypothèse de départ. Seuls 2 % des fonds marins mondiaux sont finement cartographiés et nous ne connaîtrions, en étant optimistes, que 5 % de la biodiversité de ces écosystèmes. Il n'existe aucune cartographie des ressources minérales des grands fonds marins, seulement des estimations peu précises.
Pourtant, la France est bien placée dans ce domaine. Elle est un des acteurs historiques de l'exploration marine profonde et dispose d'acteurs scientifiques comme économiques en pointe sur l'exploration. Je pense bien évidemment à l'Ifremer et au Shom, mais également à des entreprises comme iXblue ou Abyssa. Grâce à leur volontarisme, la France est l'un des rares pays capables d'explorer ses fonds marins jusqu'à 6 000 mètres. Cela représente un engagement humain et financier qu'il convient de soutenir, notamment grâce à la relance de la stratégie Levet.
Les travaux de recherche menés jusqu'à présent ont démontré que les grands fonds marins disposaient de riches ressources minérales, principalement des nodules polymétalliques, des encroûtements cobaltifères et des sulfures hydrothermaux, dont vous pouvez voir des photographies sur l'écran. En parallèle, il a été démontré, contrairement à ce que nous pensions encore récemment, que les abysses abritaient une vie abondante, certes de petite taille, mais foisonnante et disposant de caractéristiques génétiques exceptionnelles pour survivre dans ces milieux hostiles.
L'enjeu pour nous est de taille. Tout d'abord, il s'agit de préserver le rôle de la France parmi les nations en pointe de l'exploration marine. En second lieu, sous le double objectif de préservation et de valorisation potentielle de nos fonds marins, nous devons disposer d'informations fiables afin de protéger au mieux ces milieux - comment protéger ce que nous ne connaissons pas ? - et de pouvoir prendre une décision éclairée sur l'éventualité ou non, dans un futur qui n'est pas immédiat, d'exploiter ces ressources. Pour guider cette prise de décision et pour coordonner le travail scientifique, je propose la création d'un conseil scientifique réunissant toutes les disciplines scientifiques concernées par la compréhension des grands fonds marins.
Ce recueil des connaissances ne doit pas se focaliser sur les seules ressources minérales. C'est pourquoi j'insiste pour que ne soient pas confondues exploration et prospection. À ce titre, je souhaite que l'Office français de la biodiversité (OFB) soit davantage associé aux travaux de recherche.
En outre, l'implantation de l'Ifremer dans les territoires d'outre-mer doit être accrue, en synergie avec les acteurs locaux, afin de créer des pôles de compétences contribuant aux économies locales dans ces territoires.
Une fois fait le constat de la richesse aussi bien minérale que vivante des grands fonds marins, se pose donc la question de l'exploitation éventuelle de ces grands fonds.
À ce stade, il est prématuré d'envisager la moindre exploitation de nos grands fonds marins. Il ne s'agit pas d'une position idéologique, mais d'une observation partagée par la quasi-totalité des intervenants que nous avons auditionnés, y compris des entreprises du monde minier. Les progrès techniques ne sont pas encore suffisants pour pouvoir extraire à échelle industrielle des minerais dans les abysses : même en Norvège, où la réflexion est particulièrement avancée, les experts ne pensent pas qu'une exploitation industrielle soit possible avant la fin de la décennie.
Au demeurant, cette extraction ne serait pas rentable en l'état du marché des matières premières et compte tenu des incertitudes relatives aux normes environnementales - absolument nécessaires - qui seront exigées. Dit autrement, il n'y a pas encore de business model.
Il m'a semblé significatif qu'Eramet, le leader français de l'extraction minière, ne croie pas en l'exploitation minière des grands fonds avant 2040. Le plus optimiste, le belge GSR, n'a évoqué une potentielle faisabilité technique qu'à partir de 2028. En parallèle, il semblerait que les ressources minérales terrestres, bien que sujettes à beaucoup de tensions, soient suffisantes pour nous approvisionner encore, pour les plus rares, pendant une quarantaine d'années.
Tous ces éléments nous amènent à conclure qu'une exploitation de nos ressources minérales marines n'est pas d'actualité. Nous devrions mettre à profit les années qui nous restent avant que la question ne se pose véritablement pour réfléchir à un cadre normatif et environnemental garantissant à la fois une protection la plus poussée possible de l'environnement marin et un partage au moins partiel des bénéfices issus de cette potentielle extraction, notamment pour les populations locales ; améliorer les outils extractifs pour limiter leurs impacts sur l'écosystème marin et leur consommation d'énergie ; prévoir un dispositif de contrôle environnemental, inspiré des inspecteurs de l'environnement de l'OFB ; et accroître les efforts en faveur du recyclage des métaux et du développement d'une société moins intensément consommatrice de matières premières, afin de repousser l'échéance à laquelle la question de l'exploitation des ressources minérales se posera réellement.
La France doit néanmoins se tenir prête et structurer son tissu industriel. Je propose pour ce faire la création d'un pôle d'excellence, sur le modèle du pôle d'excellence cyber. Nos industriels peuvent notamment se démarquer dans le secteur de l'exploration et de la connaissance, dans lequel la France dispose d'un riche vivier d'entreprises, qu'il s'agit de soutenir par la commande publique afin qu'elle développe des produits qualitatifs pouvant trouver leur place à l'export puisque la demande existe. J'insiste sur ce point concernant la commande publique : elle est absolument nécessaire, puisqu'il n'y a pas de business model, comme je l'ai dit. L'implication de l'État doit être d'autant plus forte que la maîtrise des fonds marins est aussi un enjeu de souveraineté.
Si la France doit se tenir prête, c'est parce que les ressources des grands fonds marins font l'objet de convoitises à peine voilées de la part de la plupart des puissances mondiales. C'est manifeste dans le Pacifique, où l'implication des États-Unis et de la Chine est réelle. La Chine propose ses services aux États insulaires, pour le développement de projets dans les fonds marins - et ils y sont sensibles... Les États-Unis préparent également le terrain pour être présents et offrir leurs services, le moment venu. Les pays européens ne sauraient se contenter d'être de simples spectateurs : ils doivent être présents et faire valoir leurs atouts non seulement en termes scientifiques et techniques, mais aussi sur le plan des valeurs, principes et normes à instituer pour garantir un usage durable et raisonné des fonds marins.
La France a un rôle à jouer dans ce cadre.
Tout d'abord, elle doit rester active au sein de l'Autorité internationale des fonds marins (AIFM) et y défendre une position exigeante en matière de réglementation environnementale. À ce titre, il est indispensable qu'elle accompagne l'AIFM dans sa mue future afin que cette dernière dispose des moyens financiers et humains nécessaires pour ne pas être seulement prescriptrice de normes, mais qu'elle assure également un véritable contrôle de ces normes. Je souhaite que le Gouvernement associe davantage le Parlement et les collectivités d'outre-mer à la définition de la position française relative à l'exploitation des fonds marins internationaux. Cette question de société fondamentale doit être tranchée de façon transparente.
Quant à la protection militaire des fonds marins français, nous ne pouvons que saluer la présentation, en février dernier, d'une stratégie de maîtrise des fonds marins qu'il s'agit de renforcer dans un contexte concurrentiel croissant. Je souhaite que ce renforcement soit inscrit dans la prochaine loi de programmation militaire et ait pour base nos ports d'outre-mer. Afin de pouvoir veiller sur nos fonds marins, il s'agirait notamment d'acquérir une première capacité exploratoire avant 2025 constituée d'un véhicule autonome et d'un véhicule câblé pouvant tous deux opérer à 6 000 mètres ainsi que de deux véhicules de mêmes types opérant à 3 000 mètres. Cela permettrait à notre marine de surveiller 97 % des fonds marins. En parallèle, il conviendrait de remplacer d'ici à 2030 des frégates de surveillance par des navires ayant nativement la capacité de mettre en oeuvre ces robots sous-marins dans le cadre du programme European Patrol Corvette. Tout ceci pourrait se faire en mettant à contribution la base industrielle et technologique française afin de ne pas rater le tournant des drones sous-marins, comme la France a manqué, il y a quelques années, celui des drones militaires aériens.
Enfin, face aux coûts de la recherche marine, les coopérations scientifiques et industrielles doivent être consolidées. Nous en avons vu toutes les potentialités en Norvège. Je me réjouis de constater que les chercheurs français sont très sollicités, preuve de la reconnaissance de notre expertise. Ces coopérations ne pourront toutefois se concrétiser qu'avec des moyens suffisants, des orientations politiques claires et un cadre normatif stable.
Voici les principaux constats et propositions qui découlent de nos six mois de travaux. Je ne pense pas me tromper en affirmant que nous partageons tous le souhait que la France reste une nation de référence en matière de recherche marine et que nous avons encore beaucoup à apprendre de ces milieux passionnants.