Intervention de François d'Aubert

Commission d'enquête Evasion des capitaux — Réunion du 13 mars 2012 : 1ère réunion
Audition de M. François d'auBert délégué général à la lutte contre les territoires et juridictions non coopératifs et président du groupe chargé de la revue par les pairs au sein du forum mondial sur la transparence et l'échange d'informations à des fins fiscales

François d'Aubert, délégué général à la lutte contre les territoires et juridictions non coopératifs :

En fait, l'Allemagne est toujours en déficit, mais elle a un bon excédent primaire.

Avec la France, l'Allemagne a été, en 2009, à la pointe du combat contre les paradis fiscaux.

Tout d'abord, elle a été très énergique sur les moyens à mettre en oeuvre pour essayer de récupérer des listes de comptes. Je rappelle que, à l'origine de la relance du G20, il y a l'histoire de la banque du Liechtenstein, laquelle appartient au prince du Liechtenstein. Un individu, qui travaillait d'ailleurs non pas au service informatique, mais aux archives, a subtilisé le fichier et l'a vendu aux services allemands. L'Allemagne a manifesté une volonté de fer en la matière.

Vous pourriez demander à l'administration fiscale française comment nous avons obtenu ces comptes ; je peux vous dire que nous ne les avons pas achetés. Nous n'avons pas de souci à nous faire sur ce point, car je sais que certains considèrent qu'acheter un fichier pose problème.

Les Allemands y vont donc assez fort. Certes, cela dépend de l'organisation fiscale, mais les Länder trouvent un intérêt à acheter des listes. Certaines opérations ont ainsi été lancées.

L'Allemagne a donc une attitude très dure sur ce point car elle sait qu'elle pâtit d'une importante évasion fiscale, notamment vers le Luxembourg.

Ensuite, l'Allemagne s'occupe depuis quelques mois des accords Rubik, qui ont pour origine une idée de banquiers suisses, notamment de banquiers privés - au demeurant ils sont tous d'accord sur le principe - qui consiste à allécher les trésors nationaux, les directions du budget, les services des impôts en leur assurant le versement d'une sorte de précompte. Sans être une retenue à la source, cela s'y apparente. Il s'agit d'un impôt forfaitaire sur les revenus de « l'épargne » de personnes qui ont des comptes en Suisse et dont l'anonymat est préservé. Cela s'apparente à une forme d'amnistie permanente. Je réprouve totalement ce système, qui n'a heureusement pas pris en France. En revanche, l'Allemagne et le Royaume-Uni ont signé une telle convention, quoique, en Allemagne, l'accord n'ait toujours pas été voté par le Bundesrat, qui fait de la résistance.

Outre l'aspect moral, il y a de bonnes raisons de ne pas accepter Rubik.

Premièrement, il ne permet pas forcément aux trésors nationaux de faire de bonnes affaires. Faisons un calcul simple : en Suisse, selon les chiffres couramment admis, il y aurait au minimum 300 milliards d'euros allemands non déclarés, provenant des HNWI, des high net worth individuals, ou des U-HNWI, des ultra high net worth individuals, comme on les appelle dans le secteur bancaire.

À ces dépositaires très riches, les banques ne se contentent pas de donner une rémunération de 1 % ; elles offrent généralement beaucoup plus, et de manière bien plus organisée. Si l'on estime que le rendement de ces fonds est proche de 10 %, soit environ 20 milliards d'euros, et que l'on applique le taux forfaitaire, qui est d'environ 30 % en Allemagne, de telles sommes pourraient rapporter de l'ordre de 7 milliards à 8 milliards d'euros. Or l'accord négocié par l'Allemagne ne lui rapporte que 2 milliards d'euros. Je ne suis pas absolument sûr que le Trésor allemand ait fait là une excellente affaire, si ce n'est qu'il reçoit des chèques des banques.

Deuxièmement, ces accords sont totalement contraires à la législation européenne. La doctrine qui sous-tend la directive « Épargne », c'est l'échange automatique d'informations. Or Rubik va à l'encontre de ce principe. D'ailleurs, il est considéré par la Suisse comme l'arme absolue pour éviter cet échange automatique d'informations.

Le problème vient du fait que la Suisse avait derrière elle trois pays qui avaient émis des réserves sur la première directive « Épargne ». La Belgique ne faisant plus partie de ce groupe, il n'en reste plus que deux : le Luxembourg et l'Autriche. Ces pays n'acceptent pas l'échange automatique d'informations ; ils préfèrent un système de retenue à la source. Or les calculs montrent que ce système a un rendement extrêmement faible, même si l'assiette est relativement réduite et que les « agents payeurs » ne recouvrent pas la totalité du monde financier.

De plus, Rubik est en contradiction avec l'activité du Forum, qui repose sur un système on request, à la demande, mais illimité. Tant que vos demandes respectent le foreseeably relevant, le « vraisemblablement pertinent », vous n'êtes pas limités dans leur nombre. Or, avec Rubik, les demandes sont limitées en nombre et, me semble-t-il, dans le temps, ce qui est, là encore, contraire au système d'échange d'informations.

Je m'arrête là, mais il y aurait beaucoup à dire sur Rubik, notamment qu'il ne couvre pas la question des droits de succession et comporte d'autres faiblesses intrinsèques.

J'en viens à la question des pays à souveraineté fiscale ou financière exclusive.

Dans les Caraïbes, une demi-douzaine d'îles ont choisi de rester dans la Couronne britannique, toujours dans des conditions quelque peu rocambolesques.

Les îles Caïman sont devenues un paradis fiscal parce que la Jamaïque s'est « mise à son compte » dans les années soixante, après la décolonisation. Les Jamaïcains ont tout de suite vu très grand et lancé un dollar jamaïcain. L'économie s'est complètement écrasée et un certain nombre de Jamaïquains ont fui leur pays pour aller aux îles Caïman, l'endroit le plus proche, qui était pratiquement inhabité. Ces îles dépendaient administrativement de la Jamaïque lorsqu'elle était la « centrale coloniale » britannique dans les Caraïbes.

D'autres îles ne se sont pas entendues avec leurs voisins. Je pense à Anguilla, qui est un paradis fiscal relativement méconnu, mais où il se passe tout de même des choses. La Millennium Bank y a « planté » quelques milliers d'épargnants pour 1,5 milliard de dollars pendant la crise... L'archipel d'Anguilla était normalement « marié » à Saint-Christophe-et-Niévès par une fédération dans les années 1960-1970, avant de vouloir s'en séparer ; un corps expéditionnaire a été envoyé là-bas. Anguilla est resté une colonie, alors que Saint-Christophe-et-Niévès est indépendant.

En dehors des Caraïbes, Gibraltar est également une colonie dotée d'une indépendance fiscale.

Dans le Pacifique, il y a tout un chapelet d'îles dont les situations sont relativement pittoresques. Devenir paradis fiscal, ce n'est pas très difficile. Certains pays deviennent des paradis fiscaux alors que leur souveraineté n'est utilisée que pour apparaître dans un montage financier.

Prenons l'exemple de Nauru, qui était une colonie allemande jusqu'à la Première Guerre mondiale avant d'être placée sous différents mandats, île microscopique dans le Pacifique dotée de mines de phosphate. Les habitants ont vécu sur cette richesse, placé leur argent dans des immeubles à Sidney, et puis la manne a fini par se tarir. On leur a soufflé l'idée - certainement une banque britannique, car c'est en général comme cela que ça se passe ! - de s'installer comme paradis fiscal.

À la fin des années quatre-vingt-dix, une énorme affaire de blanchiment - nous nous éloignons quelque peu du domaine fiscal - a été découverte, dans laquelle était mise en cause la mafia russe et qui a conduit au scandale de la Bank of New York. Selon le procureur russe, auraient transité par Nauru 90 milliards de dollars, un montant phénoménal !

Rien que pour la Bank of New York, 8 milliards de dollars seraient passés par là - on en a vraiment la preuve - au travers d'un montage : l'argent transitait par une société alimentée par deux banques créées à cette fin à Moscou, qui étaient des « filiales », même si ce n'était pas écrit noir sur blanc, de deux grandes banques russes. Un compte correspondant avait été ouvert dans une banque commerciale de San Francisco et l'argent finissait à la Bank of New York, investi dans de nombreuses sociétés. Nauru était juste là sur le papier par l'intermédiaire de la SIMEX Bank, qui avait enregistré un cabanon sur l'île.

En Asie du sud-est, un certain nombre d'îles ont une souveraineté assez limitée, comme Labuan qui dépend de la Fédération de Malaisie, mais qui est une petite île au large de Brunei, lequel figure, d'ailleurs, sur la liste des pays différés de phase 2, ce qui, entre nous, n'est pas très pratique, le sultan de Brunei étant sans doute le propriétaire d'une bonne part de l'hôtellerie de luxe à Paris...

Labuan est une île malaise où la finance islamique est très importante. Dubaï et la Malaisie sont aujourd'hui les deux centres principaux de la finance islamique. Ils utilisent Labuan comme paradis fiscal. Cette île est donc à la fois située dans la sphère asiatique et portée sur la finance islamique. Dans la fédération malaise, Labuan a un statut qui s'apparente à celui de micro-État.

L'organisation de certains États, qui poussent le fédéralisme plus ou moins loin, peut également être gênante. Ainsi, aux États-Unis, le Delaware, le Nevada et le Wyoming offrent des facilités d'enregistrement express d'une société en vingt-quatre heures et des exonérations fiscales bien connues de l'administration américaine. Avec ces États, l'échange de renseignements est relativement difficile.

Le tableau géographique de l'évasion fiscale est donc très varié. Le Botswana, par exemple, s'est retrouvé sur notre liste. Les experts de l'OCDE, faisant preuve d'une véritable « intelligence économique », connaissent très bien les circuits financiers. Le Botswana sert probablement de paradis fiscal à l'Afrique du Sud. Il n'y a absolument aucune transparence en la matière, bien que beaucoup d'argent circule certainement, mais il s'agit d'un État souverain.

Certains pays ont essayé, souvent à la demande de banques, de s'installer comme paradis fiscaux, mais n'ont pas réussi à y parvenir. La Barclays s'est ainsi singularisée au Ghana, il y a cinq ans, en essayant de vendre à ce pays, clé en main, un « kit du paradis fiscal ». Heureusement, l'OCDE, en la personne de Jeffrey Owens, le prédécesseur de Pascal Saint-Amans, veillait au grain. Il a mené une campagne qui a obligé le Ghana à baisser pavillon par rapport à leur projet initial. Il n'empêche que ce pays attire tout de même pas mal d'argent parce qu'il est entouré d'États pétroliers.

Nous sommes donc face à une multitude de situations. Au regard des difficultés de fonctionnement du Forum, il est assez difficile d'appliquer toujours la même jurisprudence d'un pays à l'autre. Et ce n'est d'ailleurs pas forcément souhaitable ! La Suisse, qui est un véritable centre financier international, tout comme Singapour, n'a rien à voir avec la Micronésie, qui va être probablement examinée par le Forum. Je pense particulièrement aux îles Caroline : il faudrait pratiquement refaire la guerre du Pacifique pour savoir ce qui se passe là-bas !

M. le rapporteur veut savoir à qui profite la situation de la Zambie. Aux multinationales ! Je dis cela sans aigreur idéologique sur le sujet, mais il est vrai que ce sont des grands groupes qui interviennent dans le secteur des matières premières et du trading y afférent, non seulement sur le produit, mais également par le biais des options sur le produit et des produits dérivés.

Les exploitants sont souvent suisses. Je pense en particulier à la société Glencore, qui opère un peu partout et qui est maintenant cotée à la bourse de Londres. Fondée par Mark Rich, un spécialiste du contournement des embargos, qu'on ne peut pas vraiment qualifier de bienfaiteur de l'humanité, elle fut pendant longtemps l'une des sociétés les plus secrètes du monde. Mark Rich a été gracié par le président Clinton, pour je ne sais quelles raisons ; il a aujourd'hui cédé sa société. Glencore, qui intervient dans le trading de presque toutes les matières premières, notamment du pétrole, est vraiment l'archétype de la multinationale peu avenante et opaque.

On peut aussi citer des sociétés russes, comme Gunvor. Le sujet est à aborder avec précaution. La société comprend trois associés dont deux connus, le troisième plus mystérieux et russe. Basée à Genève, elle est devenue le troisième trader en pétrole et elle est l'opérateur principal pour l'exportation de pétrole russe, avec un quasi-monopole sur les exportations par pipeline.

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