Intervention de Cédric O

Commission d'enquête Souveraineté numérique — Réunion du 20 juin 2019 à 13h50
Audition de m. cédric o secrétaire d'état auprès du ministre de l'économie et des finances et du ministre de l'action et des comptes publics chargé du numérique

Cédric O, secrétaire d'État auprès du ministre de l'Économie et des Finances et du ministre de l'Action et des Comptes publics, chargé du Numérique :

Avant d'être nommé ministre en charge du numérique, je me suis occupé à l'Élysée à la fois des sujets numériques et des participations de l'État, donc de grandes entreprises comme Thales, EDF et de toutes celles où la BPI est au capital. J'ai donc eu l'occasion de voir assez largement le sujet technologique du point de vue de l'État, un sujet absolument fondamental dans le numérique.

Mon propos sera d'abord économique : si l'on veut être au meilleur niveau technologique pour défendre nos intérêts, on doit avoir les meilleures entreprises du monde et un écosystème au meilleur niveau mondial en termes d'investissement ou de R&D. En 2017, nous avons lancé un travail sur l'intelligence artificielle, avec un énorme sentiment d'urgence : les grandes entreprises américaines investissent chaque année 30 à 40 milliards d'euros, tout comme les entreprises et l'État chinois, selon les chiffres de 2016. Le montant investi par l'Europe dans son ensemble ne s'élève lui qu'à 4 ou 5 milliards d'euros. L'intelligence artificielle n'est pas une technologie en soi, elle vient irriguer l'ensemble des secteurs de l'industrie, de la défense, de l'aéronautique, de la mobilité, de la cybersécurité. Cette différence d'investissements ne prépare que du chômage et la sortie technologique de l'histoire de l'Europe : il y a donc un impératif absolu à ce que l'Europe en général, et la France en particulier, prennent conscience qu'elles ont l'obligation d'investir dans des technologies critiques pour défendre leurs emplois et leur souveraineté.

Je veux commencer par cette approche offensive, condition de tout : nous devons faire émerger des champions parce qu'une stratégie qui ne se concentrerait que sur une approche défensive de régulation ou de législation ne fonctionnerait pas. En effet, dans le numérique, nous sommes toujours dépassés par les usages. Nous avons tous certaines réserves sur la domination que les GAFA exercent sur le monde, mais nous utilisons tous leurs produits. Si l'on veut imposer notre souveraineté, nos normes et notre modèle social dans un modèle internet qui est celui du winner-takes-all, on doit aussi avoir des vainqueurs qui prennent tout. Cela nécessite des actions transversales pour le développement de cet écosystème, et notamment le financement, qui doit d'abord être privé. Quand on parle de 30 à 40 milliards d'euros par an, aucun État n'est capable de dépenser autant dans une seule technologie. Pour avoir du financement privé, il faut augmenter la part du capital qui va vers les entreprises et attirer les investisseurs privés, notamment étrangers.

Le deuxième sujet est celui de la formation. Aux États-Unis, le numérique représente entre un tiers et la moitié des emplois nets créés bien loin du niveau atteint en France ou en Europe. Pour préparer les emplois à tous les niveaux de qualification, on doit accélérer sur le sujet numérique. On le fait déjà : 2,8 milliards d'euros investis dans les start-up françaises il y a deux ans, 3,5 milliards l'année dernière et 5 milliards cette année. Nous avions trois licornes - ces entreprises valorisées plus d'un milliard d'euros - en 2017, et neuf aujourd'hui, dont quatre ou cinq apparues ces quatre derniers mois. Cette accélération constatée au sein de l'écosystème des start-up ne suffit pas : il faut aussi y impliquer les grands groupes et les ETI-PME. Le premier facteur qui limite l'expansion de cet écosystème en France et en Europe, c'est la formation : aujourd'hui 80 000 postes ne sont pas occupés dans le secteur du numérique, à tous les niveaux de formation. On estime que ce sera 200 000 en 2022 et le chiffre de 900 000 postes ouverts et non pourvus en Europe circule.

Outre ces deux sujets transversaux que sont le financement et la formation, nous avons une approche plus « verticale » : l'Europe et la France ne peuvent pas se permettre d'être absentes d'un certain nombre de technologiques critiques - intelligence artificielle, calcul quantique, blockchain, semi-conducteurs... Il faut donc être capable de mettre les bonnes masses d'investissement et le bon effort public et privé sur un certain nombre de technologies, faute de quoi nous laisserons les clés de notre avenir économique et souverain aux mains des Américains et des Chinois.

C'est ce que le Gouvernement a commencé à faire avec une stratégie spécifique sur l'intelligence artificielle, à partir du rapport du député Cédric Villani. Une mission conduite par une parlementaire, un entrepreneur et un chercheur est également en cours sur le calcul quantique.

Il faut que les efforts entrepris au niveau national sur les nouvelles technologies - formation, investissements, stratégie - soient poursuivis au niveau européen, où l'on assiste à une vraie prise de conscience dans le cadre du programme de travail de la prochaine Commission.

La première clé de notre souveraineté, ce n'est pas la défense mais l'attaque, c'est-à-dire la capacité à se dire que c'est une priorité nationale. La France dépense 2,25% de son PIB en R&D, l'Allemagne est autour de 3%. Elle a pour ambition d'être à 3,5% en 2025. Ainsi, si nous restons à 2,25% en 2025 et que l'Allemagne atteint son objectif, les Allemands investiront chaque année 60 milliards d'euros de plus que la France. Nous devons avoir ces éléments en tête au moment des arbitrages budgétaires ; ces chiffres montrent l'ampleur du sujet et du problème. L'effort de recherche publique n'est, en fait, pas en cause, puisque nous sommes au-dessus des Allemands en termes de dépense publique, le problème concerne la recherche et l'investissement privés, d'un niveau bien inférieur. Il nous faut, là encore, créer un écosystème privé d'entreprises capables d'investir autant, voire plus, que nos principaux compétiteurs.

La partie plus défensive reste tout aussi indispensable. Il y a toujours eu des affrontements technologiques entre les grands blocs. Ce qui change aujourd'hui, c'est que nous voyons émerger des acteurs d'une taille inédite. Le problème n'est d'ailleurs pas tant leur taille que la manière dont ils fonctionnent, puisqu'ils sont systémiques. Certains de ses acteurs, les Gafam, ont atteint une taille et bénéficient d'effets de réseaux, grâce à la masse des données dont ils disposent, qui en font des acteurs de base de pans entiers de notre économie. Facebook, par exemple, représente 2,4 milliards d'utilisateurs, dont 40 millions de Français. Cela pose des problèmes économiques et juridiques : ce sont des acteurs établis aux États-Unis et donc, lorsque l'on veut adopter une nouvelle législation, contre la propagation des discours de haine sur internet par exemple, on fait face à des complexités administratives : les conventions bilatérales entravent nos actions. Se posent aussi des problèmes technologiques : aujourd'hui, une bonne partie du quotidien des Français est régie par des algorithmes. Si nous voulons jouer notre rôle d'État et assurer aux Français que le traitement de leurs données est à la fois légal et juste, alors l'État doit être au bon niveau technologique pour comprendre, tester, décoder voire infirmer le fonctionnement des algorithmes. C'est particulièrement vrai pour l'intelligence artificielle, mais cela va se généraliser aux autres secteurs. Aujourd'hui, personne dans l'État n'est capable de parler avec les programmateurs de Facebook, ne serait-ce que parce que les salaires que proposent les Gafam leur permettent d'attirer les meilleurs. Si les seuls pays, hors des Etats-Unis, à savoir efficacement réguler les plateformes sont les pays autoritaires, c'est un problème pour nos démocraties. Si les citoyens estimaient que la puissance publique ne peut plus protéger leurs droits, ils pourraient se tourner vers des solutions plus radicales.

Sur la régulation de ces acteurs devenus systémiques, il convient d'appliquer une régulation spécifique, probablement trans-sectorielle. Le sujet n'est pas de savoir s'il faut une régulation spécifique sur les données, sur la vie privée, sur les contenus haineux, sur les rapports entre fournisseurs et sous-traitants, etc. Dès lors qu'un acteur est une brique de base de l'économie, alors une régulation systémique, qui peut ressembler à la régulation bancaire, à base de supervision, de régulateur technique dédié et de capacité technologique du régulateur au bon niveau, doit être développée. C'est ce que la France porte au niveau européen, le vrai niveau d'efficacité.

Le dernier sujet que je souhaitais aborder est celui de la capacité à défendre les intérêts européens dans certaines technologies critiques : la France et les États membres peuvent impulser, innover, mais, in fine, la masse critique nécessaire aux négociations avec les acteurs économiques, et leurs pays d'origine, n'est autre que le marché européen fort de 500 millions de consommateurs ; le marché français ne suffit pas. Nous devons donc définir des règles communes de souveraineté européenne. Les choses progressent - par exemple le contrôle des investissements étrangers -, d'autres restent à mettre en place - sur le cloud ou la 5G. Là-encore, il faut prendre conscience que la question de la souveraineté européenne est essentielle. Il y a donc toute une partie défensive, qui vient en complément de la partie offensive, la seule à pouvoir garantir notre souveraineté à long-terme.

Le sujet de l'identité numérique est un autre élément transversal et essentiel : il n'y a rien de plus régalien ou souverain que l'identité, et c'est un bon exemple du défi qui est posé à l'État. Les usages dans le numérique bousculent les pratiques : l'État peut certes développer une carte d'identité numérique mais si elle n'est pas pratique ou aussi simple d'usage que le dispositif d'identité numérique développé par Google ou Facebook, alors les citoyens ne l'utiliseront pas. Pour tous les usages privés qui nécessitent une identification forte - ouvrir un compte en banque, etc. - ils utiliseront les dispositifs les plus faciles à utiliser. L'État a donc une obligation de résultat. Il doit penser et développer des solutions qui sont au bon niveau technologique et au bon niveau d'usage. Ce sujet va rapidement arriver au Parlement puisque toutes les cartes d'identité seront changées en 2021.

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