Intervention de Cédric O

Commission d'enquête Souveraineté numérique — Réunion du 20 juin 2019 à 13h50
Audition de m. cédric o secrétaire d'état auprès du ministre de l'économie et des finances et du ministre de l'action et des comptes publics chargé du numérique

Cédric O, secrétaire d'État auprès du ministre de l'Économie et des Finances et du ministre de l'Action et des Comptes publics, chargé du Numérique :

Nous pouvons effectivement être optimistes ; d'abord, la compétition mondiale pour la technologie est essentiellement une compétition pour le recrutement des talents. Or l'excellence de l'école française et de nos ingénieurs, mathématiciens et informaticiens est reconnue - la présence de Français à la tête des départements d'intelligence artificielle de plusieurs géants du numérique en atteste. La question reste bien sûr de savoir comment les garder ou les faire revenir en France.

En outre, la psychologie de nos entrepreneurs est particulièrement porteuse : nos jeunes ne veulent plus travailler dans la banque mais se donnent comme objectif d'être les Mark Zuckerberg de demain. En témoigne le nombre de « licornes » françaises, ces entreprises valorisées à plus d'un milliard d'euros : elles étaient trois lors de l'élection d'Emmanuel Macron, elles seront 25 à 30 d'ici 2025 ou 2030, et l'état d'esprit de leurs dirigeants est bien celui des dirigeants qui ont créés les géants américains actuels : une ambition à toute épreuve.

J'en viens au détail des actions que nous envisageons de mener.

Notre premier sujet est celui de l'investissement. Investissement sectoriel d'abord, dans certaines technologies, comme l'intelligence artificielle, en faveur de laquelle l'État débloquera 1,5 milliard d'euros en 3 ans. Cela peut sembler comparativement modeste, mais c'est inédit et cela doit favoriser le développement d'un véritable écosystème de recherche en la matière, comme en attestent les annonces de recrutements et de créations de laboratoires en France par les grands groupes du secteur.

Le véritable problème de financement auquel nous souhaitons nous attaquer est celui des « gros tickets », ces levées de fonds réunissant plus de 100 ou 200 millions d'euros. Malgré des réussites ponctuelles - encore tout récemment un record a été battu avec les 205 millions d'euros récoltés par Meero -, le financement de ces grosses levées de fond reste difficile. Cela s'explique, notamment, par la structure du financement de l'économie en France et en Europe et nous y travaillons avec les investisseurs institutionnels. Nous pouvons agir à législation constante, des annonces seront faites en septembre. Le marché boursier est l'autre sujet qui concentre toute notre attention en matière de financements : nous n'avons pas de Nasdaq européen. Philippe Tibi, professeur à l'École polytechnique, a été missionné pour travailler sur ce sujet, ses conclusions donneront lieu à plusieurs annonces également à la rentrée.

Concernant la régulation, nous avançons aussi : la proposition de loi dite « Avia » de lutte contre les contenus haineux sur internet envisage une approche particulièrement intéressante de régulation des réseaux sociaux, calquée sur celle - systémique - que connaît déjà actuellement le secteur bancaire. Elle ne concerne actuellement que le sujet de la haine en ligne mais, le principe pourrait très bien ensuite être décliné pour d'autres sujets. Nous en discutons d'ailleurs au niveau européen. Le parallèle avec la régulation bancaire semble particulièrement adapté : une banque ne peut, certes, être tenue responsable d'un virement frauduleux réalisé par son biais, mais elle est responsable de la mise en place d'un système de contrôle interne efficace pour l'empêcher, supervisé et audité par le régulateur. De façon générale, la puissance publique n'a pas la capacité de vérifier tout ce qui se passe sur les plateformes, elle doit donc pousser les plates-formes à mettre en place des systèmes humains et technologiques à cet effet, et être capable de les auditer. À cet égard, vont bientôt être rendues publiques les conclusions des travaux de Marie-Anne Frison-Roche, professeur de droit à Sciences-po, sur la « compliance » - ou approche par la supervision.

Vous m'avez interrogé sur la « monnaie Facebook », bien mal nommée s'agissant d'un projet porté par une trentaine de partenaires - dont Visa et Mastercard, ainsi que l'entreprise française Illiad - et s'agissant d'un système qui ne s'apparente pas aux crypto-monnaies sans sous-jacent - à chaque Libra devrait ici correspondre un panier d'unités monétaires très classiques. En ce sens je ne vois pas de risque de dépossession de la souveraineté monétaire des États dans la présentation du projet telle qu'elle a été faite. Les pays du G20 vont missionner Benoît Coeuré pour travailler sur ce sujet. Outre la question purement monétaire, une vraie question est soulevée par les normes applicables à ces services de paiement : derrière le choix des lois applicables, il y aura aussi un enjeu critique de souveraineté. Rappelons toutefois qu'à ce stade, ce n'est encore qu'un projet - prévu pour l'horizon 2020 - qui répond d'ailleurs à des besoins réels, comme l'accès du plus grand nombre au paiement en ligne, mais qui appelle toute notre vigilance et celle des régulateurs.

Je partage votre préoccupation sur le désinvestissement des européens des instances de normalisation comme le World Wide Web Consortium (W3C), alors que d'autres, comme les Chinois, ont compris l'intérêt stratégique d'y peser.

Concernant enfin l'Europe, il me semble que le sujet de la souveraineté numérique mérite d'être porté à cette échelle directement par l'ensemble de la Commission européenne. Imaginons que l'Europe prenne la décision de démanteler une grande plateforme américaine pour des raisons démocratiques ou d'innovation - l'idée circule après tout dans le débat académique américain -, il ne faut pas perdre de vue que les seuls acteurs économiques qui nous garantissent actuellement un niveau d'investissement substantiel dans des secteurs aussi importants que l'intelligence artificielle, ce sont bien les GAFA et les acteurs chinois : 30 à 40 milliards d'euros investis de part et d'autre. Il faut donc pouvoir penser en même temps tous les aspects du sujet : l'antitrust et la politique commerciale. Seule la Commission européenne me semble à même d'avoir cet aspect transversal.

Concernant l'innovation, le projet de création d'une DARPA (Defense Advanced Research Projects Agency) pour l'Europe avance. L'agence d'innovation américaine, très liée au secteur de la défense, investit énormément sur des technologies clés : SpaceX utilise ainsi une technologie développée dans ce cadre, et bénéficie donc d'argent à l'origine public. Le budget de la DARPA -3 milliards d'euros par an - et les risques énormes consentis contribuent à asseoir la domination technologique américaine, mais ce n'est évidemment pas transposable tel quel en Europe. Après avoir porté le sujet avec nos partenaires allemands, la Commission européenne a déjà fait des annonces qui devraient aboutir au sein d'un prochain Conseil européen de l'innovation. Mais cela implique aussi d'accepter de prendre des risques et d'être prêt à abandonner l'idée de juste retour national...

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