Je vous remercie de trouver un intérêt à mon travail de recherche. Votre invitation me permet également d'observer comment le politique conduit ses travaux et arrête ses décisions.
Mon intervention portera, d'une part, sur le temps long de la recherche, qui m'a permis d'accéder au quotidien enfermé des mineurs de l'EPM de Lavaur. À travers l'évocation de témoignages de deux jeunes détenus, j'illustrerai ce que je désigne comme le « jeu de rôle » ou de « façade » qu'induit la carcéralisation des mineurs, dans un lieu d'enfermement. Mon intervention portera, d'autre part, sur les modalités d'amélioration de la réinsertion des mineurs enfermés.
Quels sont les mots des jeunes détenus ? Je reprendrai les paroles de deux jeunes détenus, fille et garçon. Ces propos ont été recueillis dans le cadre d'une méthode ethnographique : pendant deux ans et demi à partir de l'été 2010, je suis resté, à raison de trois jours par semaine, à l'intérieur de cet EPM récemment ouvert à l'époque. Je n'ai pu recueillir les propos de ces jeunes détenus qu'au terme d'une forme de familiarité avec certains jeunes, soit plus d'un an et demi après le début de mon séjour. Ces propos ont été mis en tension avec un certain nombre de documents spécifiques à la prison, comme les cahiers de liaison ou les dossiers individuels de prise en charge ou de suivi judiciaire. Il m'a fallu, du reste, un certain temps pour comprendre la signification de ces documents pour le parcours des jeunes enfermés.
Je vous propose, dans un premier temps, de vous livrer les propos de Fadéla, âgée de dix-sept ans, retranscrits après enregistrement : « Ici, ici, c'est comme t'avais, t'avais, t'avais, comment ça s'appelle, c'est comme t'avais un casque avec tout autour des caméras qui contrôlent tes gestes et faits. Qui voient tes gestes et faits. Qui, qui, qui, tu, tu craques. (Le ton de la voix de Fadéla monte) T'es, t'es, t'es en permanence surveillée quoi. Ils t'ont mis. Je sais pas pourquoi y t'ont mis une fenêtre en face du PCI (poste central d'informations) ? Aux Baumettes, on avait les fenêtres en face des murs. Y'avait personne pour te surveiller. D'jà qu'y'avait l'oeilleton derrière. Là t'as l'oeilleton derrière et t'as le PCI devant. En gros, si tu veux de l'intimité dans ta cellule, t'es obligée d'mettre la couverture. Puis quand tu mets la couverture, ils te demandent de l'enlever. Parc'qu'ils doivent voir les barreaux. Et quand il fait chaud, tu peux pas la mettre sur la fenêtre, t'es obligée d'fermer la fenêtre. Tu peux pas fermer la fenêtre alors qu'il fait chaud. T'as pas d'intimité. Des fois, je mets ma musique, j'ai envie d'danser, mais j'peux pas. Parc'que je sais que on me voit. Comment tu veux faire ? »
À cela, je rétorque : et en période scolaire, c'est pire non, étant donné que tu as les classes juste devant ta fenêtre ?
« Voilà, alors là. Si t'as le malheur d'oublier, de pas voir qu'y'a quelqu'un en face et de sortir. En plus moi le matin, j'ai le réflexe, dès que je rentre du p'tit déjeuner, j'me déshabille, j'rentre à la douche. T'as le malheur d'oublier qu'y'a quelqu'un en face. T'es, t'es, t'es, t'es dans la merde. T'es dans la merde. En plus, ils t'ont mis les trucs des filles en face. Les cellules des filles, ils te les ont mis en face. C'est idiot quand même. Et en plus eux ils attendent, voir si y'a une fille qui s'fait carotte. Ils regardent dans les cellules des filles. Et voilà quoi. Des fois je rentre je, je, j'vais enlever mon tee-shirt, et, Dieu merci, j'oublie mais Dieu merci, je regarde en face de moi. Et ça m'énerve, ça m'énerve, ça m'énerve. T'as aucune intimité. Aucune, aucune, aucune intimité. La douche, ils te l'ont mis en face de la porte. Ils ouvrent, t'es en train d'te doucher. Ils te voient ».
Sur le même registre, les propos tenus par un jeune garçon, Yacine, illustrent l'absence d'intimité au sein de l'EPF :
« Ouais, H vingt-quatre. T'es tout l'temps observé. Par tout l'monde. Les surveillants, les jeunes. Surtout par les jeunes. Faut pas qu'tu passes pour une tapette. Faut qu't'ais les couilles bien accrochées. T'es toujours obligé d'porter tes couilles. Enfin tu les portes toujours tes couilles. T'es obligé de, d'être toujours sur le qui-vive, d'être prêt tu vois. C'est H vingt-quatre. T'es tout l'temps avec les autres, tu dois montrer tout l'temps, tout l'temps même en cellule. Tout l'monde voit t'as vu. Après quand t'es placé ça va mieux t'as vu. Mais tout l'temps, t'es obligé d'être là ».
Telle est la perception, par deux jeunes enfermés, de la réalité de l'enfermement dans l'EPM de Lavaur. Mon travail démontre que l'enfermement est tenu par deux grands cadres. Le premier est le programme d'activités collectives : les jeunes doivent ainsi suivre 60 heures d'activités hebdomadaires, se décomposant comme suit : 20 heures d'activités socio-éducatives, 20 heures d'activités sportives et 20 heures d'activités scolaires, auxquels s'ajoutent les temps des repas et de la présence collective. La journée du détenu, s'étale de 7h30 à 21h30 et celui-ci est propulsé, à l'EPM de Lavaur, dans un collectif mixte de jeunes, âgés de 13 à 18 ans et six mois.
Le deuxième grand cadre réside dans l'architecture de l'établissement, conçu par l'administration pénitentiaire pour assurer la mise en activité des jeunes. Il s'agit d'une cour centrale à ciel ouvert, autour de laquelle est organisée l'ensemble des activités et depuis laquelle la totalité des jeunes sont visibles. Les architectes ont travaillé sur la diffusion de la lumière dans les espaces de détention. Cependant, un tel agencement favorise la projection des regards en permanence : chacun voit et est vu de tous. Ces deux cadres - activités et architecture - définissent le programme éducatif de l'EPM qui relève du volontarisme, c'est-à-dire d'une éducation contrainte, que l'ordonnance de 1945 définit comme une « sanction éducative ».Une telle démarche rappelle l'idée durkheimienne de faire entrer l'extramuros - la vie d'un adolescent normal - à l'intérieur des murs, où seraient réunies les conditions de recréation de la vie d'un jeune standardisé. Tel était l'objectif initial de l'EPM. Or, je constate le glissement de ce volontarisme éducatif vers une scénographie de l'ordre carcéral ; les détenus devenant les spectateurs devant des publics que sont à la fois les autres détenus et les personnels de l'établissement. Mon travail de recherche s'appuie sur deux lignes théoriques : celle initiée par Léonore Le Caisne et celle d'Erving Goffman sur la sociologie de la prison et la mise en scène de la vie quotidienne.
Cette mise en scène implique l'élaboration de « façades idéalisées » qui sont autant de conduites dynamiques destinées à améliorer les conditions de leur vie en détention : le bonhomme, le bon détenu, le trafiquant ou la victime. Ces façades ne sont nullement des profils : suivant leur expérience et au gré des interactions, les détenus peuvent changer de masques. Ce glissement du volontarisme éducatif vers la mise en scène procède d'une déconstruction de la prison qui se dit moderne, voire quasi-révolutionnaire, et de la fin ses prétentions à la réinsertion.
Je citerai, en guise d'illustration, Yacine, qui débute, à près de 18 ans, sa cinquième incarcération à l'EPM. « J'leur donne rien, rien à quoi ils (les personnels de l'établissement) pourraient s'accrocher, t'as vu. Que moi, j'veux plus rentrer en guerre avec eux, avec tout ça là. J'veux juste faire ma peine, tranquille. C'est tout ! Faire ma peine ! Tranquille ! Arrêter de jouer à leur p'tit jeu des activités là. Faire-ci, faire-ça, être comme-ci, comme-ça. J'en ai marre, wallah ! Toujours montrer, montrer, montrer. Wallah, j'en ai marre. J'veux arrêter ça ! J'donne plus rien ! C'est la cinquième fois que j'reviens. T'imagine ! C'est la cinquième fois ! Tu crois qu'j'ai encore envie d'jouer les guignols là, dans leurs activités là. Oh j'veux qu'on m'laisse tranquille maintenant. Oh, si j'pouvais wallah, j'mettrais la couverture là (Yassine hoche la tête en direction de la fenêtre), j'dormirais et j'attendrais de sortir. (Souffle) Qu'est-ce j'vais faire encore là, montrer qu't'es une grosse bite, faire comme-ci, comme-ça. Gentil là, obéissant. Fermer ma gueule. C'est fatiguant, c'est fatiguant là toute la journée. C'est comme si, tu pouvais pas être toi-même. Toujours montrer, montrer, montrer. Wallah stop ! Stop ! Ma peine et voilà ! Au bout d'un moment, t'as pu envie d'jouer avec eux. Au bout d'un moment, j'ai envie d'm'occuper de moi-même. J'ai envie d'm'occuper d'ma vie. Faire le fort, faire mes preuves, putain j'l'ai fait tout ça. Comment dire, j'ai bâti un p'tit empire tu vois. Mais maint'nant, c'est bon ! J'ai envie d'souffler. Mais, ils m'empêchent ! Tu peux pas ! Mentalement, t'es obligé d'penser à faire-ci et ça pour garder ta place. (Souffle) C'est fatiguant, j'te jure Blondin, c'est fatiguant. T'es jamais tranquille ici. Jamais ! Toujours, ils regardent. Ma vie, elle est pas ici. Ces p'tits temps que j'passe ici. J'essaie de l'rendre le plus correct possible. Logique, non ? Je sais faire les choses. Je sais montrer quand y faut montrer et m'cacher quand il faut s'cacher. J'ai un talent. Pourquoi tu veux que j'm'en prive ? J'suis doué pour ça, pourquoi tu veux que j'm'en prive ? J'y arrive. Et en plus ça améliore ma vie en détention. Moi après, j'vois les choses comme ça. Après ! »
Sa mise en bilan fait tomber le masque de cette figure illusoire d'une prison nouvelle se voulant éducative. Six mois après son ouverture, la prison tentait de mettre en oeuvre, coûte que coûte, son cahier des charges et j'ai pu, depuis ma position d'observateur, constater que s'amorçait progressivement un revirement vers une carcéralisation accrue.
J'en viens à présent à la seconde partie de mon intervention qui concerne la réinsertion proprement dite. Il s'agit là d'un devoir de mémoire : le programme EPM s'est construit sur l'idée que la délinquance est issue de l'oisiveté. C'est là un non-sens ! On répond à cette oisiveté par une suractivité forcée, comme instrument éducatif, à l'instar des pratiques antérieures, comme lors des colonies agricoles des XIXème et XXème siècles. On fait tout le temps du nouveau avec l'ancien, dans les prisons pour mineurs. Plutôt que d'actualiser les activités, il vaudrait mieux réfléchir à leur raison d'être.
Le parcours de prise en charge des mineurs enfermé doit être également revu. Ces jeunes me paraissent, au risque de vous surprendre, hyper-institutionnalisés. En effet, une fois que ces jeunes sont placés sous mains de justice, ils sont pris dans un maillage complexe, comme le souligne le témoignage de Fadéla, dont je vais vous donner lecture : « Ça s'est enchaîné comme ça. Ils me mettaient dans des foyers. Dans des foyers qui sont pas chez moi quoi. Ni à Nîmes ni à Marseille. C'est des foyers, Avignon, de partout. Et après, j'devais rester deux semaines, du temps qu'on vienne me chercher pour aller au CEF (centre éducatif fermé) à Rouen. Et en fait, genre le lendemain, j'devais partir, je partais, je fuguais. Après on m'rattrapait, on m'remettait dans un foyer. Juste avant d'aller au CEF, genre je re-fuguais. Ça en finissait jamais. [...] Du coup, j'suis allée directement en CEF. Et c'est là que voilà, après tac, j'me suis barrée. C'est là que tac, ils m'ont mis en hôpital psychiatrique. Après, attends qu'je m'rappelle. J'sais plus trop. J'étais en CEF. J'suis restée quatre jours ? J'en avais marre, j'suis partie. Après, on m'a rattrapé, on m'a remis au CEF. Après, j'ai eu un incident avec euh, avec un mec du CEF. Après j'suis re-repartie. Et après on m'a dit, j'sais pas quoi, na, ni, na, na. En fait, on m'a ramené euh, en hôpital psychiatrique du temps que, du temps que, que j'aille me faire juger à Nîmes chez moi. Et en fait, à la limite, j'étais, il pouvait pas m'garder. Le psychiatre, il m'disait ouais, na, na, na, on peut pas vous garder. Euh, mais ils veulent absolument qu'on vous garde, j'sais pas pourquoi. Moi, j'sais pas les raisons pour lesquelles j'devrais vous garder, voilà. À la limite, il était pas censé euh, le psychiatre il m'disait, vous avez rien à faire là. Mais j'peux pas vous relâcher comme ça quand même. Du coup, ils ont attendu. Ils m'ont mis en jugement à Nîmes. J'suis allée en prison. Après, dans l'ordre, euh, Perpignan, l'EPM (établissement pénitentiaire pour mineurs), les Baumettes, et encore l'EPM ».
Pour des motifs comportementaux, ils sont sans cesse ballotés d'un établissement à l'autre, sans que s'établisse un lien durable avec les éducateurs. Les éducateurs peinent à assurer le suivi de ces jeunes, du fait de leur passage non linéaire dans des établissements, relevant du carcéral ou de l'éducatif. Les études de la prise en charge quasi-kaléidoscopique des jeunes me paraissent donc devoir être conduites dans la durée.