Intervention de Léonore Le Caisne

Mission d'information réinsertion des mineurs enfermés — Réunion du 16 mai 2018 à 14h50
Audition de M. Laurent Solini sociologue auteur de l'ouvrage « faire sa peine à l'établissement pour mineurs de lavaur » et de Mme Léonore Le caisne ethnologue auteure de l'ouvrage « avoir 16 ans à fleury une ethnographie d'un centre de jeunes détenus »

Léonore Le Caisne :

En tant qu'anthropologue, j'ai effectué un travail de terrain entre 2003 et 2004, pendant un an, à raison de quatre jours par semaine, dans le quartier pour mineurs de Fleury-Merogis. La fréquence de mes contacts avec les détenus s'amplifiait au début et à la fin de leur incarcération. Les garçons étaient heureux d'échanger avec moi à leur arrivée et lorsqu'ils étaient punis et placés en cellule desquelles ils pouvaient peu sortir. Et, d'une manière générale, quand ils s'ennuyaient, ils me demandaient de passer les voir. Concomitamment, j'assistais aux réunions du matin des surveillants, où il est question de ce qui se passe dans le quartier, de ce qui s'est éventuellement passé la nuit, des arrivants et des départs de la nuit et de la journée à venir. Je suis aussi allée à l'infirmerie.

Je suis arrivée à une période un peu spécifique, août 2003 à juillet 2004, puisque c'était le moment de l'application de la « loi Perben 1 », qui prévoyait l'intervention continue des éducateurs de la PJJ, et donc le départ des éducateurs spécifiques de l'administration pénitentiaire (AP). Mais à ce moment-là, les éducateurs de la PJJ trainaient les pieds pour aller en détention, et les éducateurs de l'AP partaient... Mais le travail socio-éducatif était aussi censé être accompli par les surveillants spécifiquement formés à cette tâche. Les régimes de détention différenciés étaient censés conduire à l'évolution des détenus, via un passage dans divers quartiers.

On vantait la prise en charge des garçons par une équipe pluridisciplinaire - psychologues, travailleurs sociaux, enseignants, formateurs divers - et des surveillants volontaires et spécifiquement formés à cette tâche, avec une organisation en petites unités de vie regroupant dix à quinze jeunes, sous la houlette d'un surveillant référent.

Cependant grande était la différence entre les effets d'annonce et la réalité concrète : ce quartier ne comprenait aucun éducateur ni de surveillants spécifiquement formés. Ceux-ci étaient d'ailleurs très préoccupés par le non-paiement de leurs heures supplémentaires et l'absence de livraison de leur tenue de sport. Seules des activités de nettoyage étaient proposées aux mineurs. Mon rapport a d'ailleurs suscité l'incompréhension du ministère qui, pourtant, m'avait passé commande !

Le rapporteur m'a posé la question suivante : « Vous indiquez que beaucoup de mineurs détenus voient la délinquance comme une activité propre à la jeunesse, qu'ils abandonneront une fois arrivés à l'âge adulte. Cette perception est-elle un élément sur lequel il est possible de s'appuyer pour mener un travail d'insertion efficace ? Ou fait-elle obstacle à la prise de conscience, à la rupture, que recherchent souvent les magistrats en décidant la mise en détention d'un mineur ? » Sur ce point, j'ai eu affaire à un type de discours et à une représentation des faits qui permettaient aux mineurs d'expliquer leur présence en prison et surtout de la rendre la moins déshonorante possible. Je ne sais pas si ce discours est aussi tenu aux éducateurs, puisque je n'en ai quasiment pas rencontrés à Fleury-Mérogis. Il faudrait leur poser cette question. Toute l'activité des garçons consiste à banaliser leur présence en prison, ce qui court-circuite les intentions affichées des juges de leur infliger un « choc carcéral ». Personnellement, je ne crois guère à ce choc et je ne suis pas sûre que les magistrats y croient véritablement. Les garçons s'incluent dans le collectif ordinaire : ils sont jeunes, ont commis des infractions comme tous les jeunes et se retrouvent là avec leurs copains et connaissances, ce qui montre bien qu'ils sont comme tous les autres. « On est des jeunes, on n'est pas des délinquants. » me disent-ils. Les jeunes qui n'ont jamais eu affaire à la justice des mineurs sont absents de leur discours. Mais peut-être ne les connaissent-ils pas ? Les garçons volent pour réussir, pour s'insérer. Une fois qu'ils auront leur appartement et leur voiture, ils accepteront un travail, même peu rémunéré. Ils ont des projets très normatifs. La prison n'est pas pour eux un lieu de contestation de l'ordre social. En se définissant à partir de leur âge, les garçons évitent de voir l'illégalité de leurs actes et du même coup annihilent l'image de la prison « réceptacle de délinquants ». Les garçons se distinguent des détenus adultes, des « schlags », des « bouffons ». Eux « n'ont rien compris ». Alors que les adolescents sont emprisonnés pour avoir commis des actes admis par leurs pairs, ces « vieux », eux, sont incarcérés pour avoir transgressé les lois et les règles de leurs semblables. Jamais les garçons ne font le lien entre leur présence en prison et celle des adultes incarcérés dans les cellules des autres étages de l'établissement.

Je pense qu'il faut effectivement s'appuyer sur leur expérience sociale, leurs représentations finalement très normatives. C'est la base sur laquelle il faut construire d'autres expériences possibles. Il faut prendre en compte leur désir d'insertion, mais il faut les aider en mettant en place de vraies formations, en leur donnant l'accès au savoir, et donc en y mettant les moyens. Il faut leur donner ce qu'ils n'ont pas eu.

J'en viens à la question suivante : « Vous avez observé la recréation dans la prison de relations entre les jeunes analogues à celles qu'ils vivent dans leur cité. Comment cette situation impacte-t-elle le travail des surveillants et des éducateurs ? » Les jeunes affirment des affiliations qu'ils n'ont pas, afin de s'opposer aux adultes qui les gardent, à savoir les surveillants. Ces connaissances et les affiliations, directes ou indirectes, largement revendiquées, contrent la dépersonnalisation créée par l'institution. Elles les aident également à nier l'échec de leur parcours individuel et à se replacer dans un cheminement collectif, celui d'une certaine jeunesse. On est plus forts à plusieurs que seul, et ces liens de l'extérieur, réels ou construits, font écran à l'intrusion du personnel et de l'institution dans leur intimité. Se retrouver nombreux soude la communauté face à celle des adultes. Leur nombre est une force contre le pouvoir des juges et le rôle des surveillants. La communauté des jeunes de cités que l'on envoie en prison investit le lieu en masse, étouffe l'institution et son personnel, annihile ses effets. Ce qui empêche les surveillants de trop s'investir auprès des jeunes déjà très occupés entre eux. Ils ne comprennent pas bien ou en tout cas se trompent souvent sur la nature des liens des garçons entre eux.

Cette réalité entrave le processus de connaissance et d'individualisation des jeunes. Les surveillants les connaissent finalement très peu : ils n'ont pas leur dossier pénal, ils ne savent que ce que les jeunes leur disent, finalement. La plupart reste peu de temps, soit une quinzaine de jours en moyenne. Et puis beaucoup trichent sur leur âge et sur leur nom. Les surveillants considèrent avoir affaire à des délinquants, tandis que les jeunes se considèrent autrement et relèguent au rang d'adultes les surveillants, les éducateurs, les psychologues et les sociologues. Ces deux mondes ne se rencontrent pas. Les jeunes sont occupés entre eux, comme les surveillants sont préoccupés par leurs paires de baskets et le paiement de leurs heures supplémentaires.

De même que les juges pour enfants ne sont pas considérés par leurs homologues comme de véritables magistrats, les surveillants pour enfants sont méprisés par les autres surveillants de l'administration pénitentiaire.

A la question de savoir si mes observations en quartier pour mineurs ont été très différentes de celles que j'ai pu faire lors de ma précédente recherche à la centrale de Poissy, je répondrai par l'affirmative.

Ils ne sont effectivement pas dans la même position : les adultes que j'ai rencontrés étaient condamnés pour des crimes. Les jeunes, souvent, ne sont pas encore jugés et ils sont en prison pour avoir commis une succession d'infractions. Ils sont incarcérés dans la prison du territoire où ils vivent et où ils ont commis leurs délits, beaucoup se connaissent.

La principale différence est le rapport du détenu à l'autre détenu et leur positionnement par rapport au crime qu'ils ont commis : les condamnés à de longues peines ne veulent pas être associés aux criminels qui les entourent ; ils cherchent à se distinguer de leurs codétenus, se présentent chacun comme des personnes différentes, à part. Ils passent leur temps à se distinguer les uns des autres : ils sont tous uniques. Les mineurs, au contraire, se rassemblent, s'incluent dans la collectivité des jeunes. Ils ont commis les actes de leur communauté. Il y a « eux », les jeunes, et « nous », les adultes, avec des valeurs différentes, d'où leur présence en prison. S'ils sont en prison, c'est bien parce qu'ils sont différents de moi, que ce sont des adolescents et non des adultes. Ils sont là parce qu'ils ont commis des actes, que tout jeune commet. Deux mondes différents aux valeurs différentes. Jamais ils ne parlent de moralité. Les jeunes ne portent aucun jugement moral sur les infractions. Ils ne cherchent pas à faire la preuve de leur moralité, car elle n'est pas en cause. Leur représentation du futur est aussi différente. Les condamnés à de longues peines rêvent d'une vie future remarquable ; une fois libérés, ils feront mieux que les citoyens ordinaires. Les jeunes, eux, disent vouloir travailler comme les gens normaux.

Néanmoins, ces deux recherches - à Poissy auprès des condamnés à de longues peines et à Fleury-Mérogis auprès des mineurs - ont été réalisées à dix ans d'intervalle. Je n'étais donc pas à la même place : à Poissy, j'étais une femme plus jeune ou du même âge que les détenus, très clairement dissociée de l'administration pénitentiaire. Les condamnés me demandaient si j'étais seule. À Fleury, je suis toujours une femme, mais de l'âge de leur mère. Les jeunes me demandent si j'ai des enfants. À chaque situation correspondent des propos, des manières de se présenter différentes. L'expérience des détenus, comme celle de chacun, est multiforme. Il est nécessaire, sur le plan « éducatif », de reprendre toutes ces expériences et toutes les manières différentes de se présenter, et de travailler avec. Il n'y en a pas une de plus « vraie », de plus « sincère ». J'ai aussi ressenti un ennui très fort à Fleury-Mérogis que je n'avais pas ressenti auprès des condamnés à de longues peines : ennui des détenus, ennui des surveillants. Ennui dû à l'absence d'activités et à cette banalisation, et au turn-over, tant des détenus que des surveillants, qui empêchent la création de liens. Alors que chez les condamnés à de longues peines, des histoires circulaient, des personnalités se dégageaient, la vie et des relations avaient le temps de s'installer.

La création des établissements pénitentiaires pour mineurs (EPM) a-t-elle représenté un progrès par rapport aux quartiers pour mineurs ? Après ce travail, j'ai cessé de travailler sur le monde carcéral et la justice des mineurs, je suis passée à d'autres objets d'études. Je ne connais donc pas du tout les EPM. Mais a priori, oui. On peut imaginer que le carcéral y soit moins fort que l'éducatif. Des études ont dû être faites.

Je ne crois pas beaucoup au « choc carcéral » attendu par les magistrats, surtout quand on voit comment il est détourné par les jeunes. L'intérêt de la prison, si ce n'est celui de mettre hors d'état de nuire, me paraît très faible. En tout cas ça ne semble pas beaucoup les faire réfléchir sur eux-mêmes ni sur leur parcours.

Dans le tribunal pour enfants que j'ai étudié pendant sept mois, les juges ne revenaient pas sur l'expérience des jeunes quand ils les retrouvaient dans leur cabinet sur une autre procédure. C'était supposé leur faire un choc, les magistrats observaient que ça n'avait pas marché, et c'est tout. La prison n'était pas du tout évoquée, c'était un « autre monde », dont on ne parle pas, si ce n'est pour faire peur, comme une menace. À la prison, un récidiviste incarcéré est considéré comme un « revenant » ; ce qui témoigne de l'opposition entre les deux mondes. En outre, lorsque le jeune revient auprès du juge à l'issue de son incarcération, sa parole n'est pas prise en compte. Il faudrait ainsi créer un lien pour que la réalité de l'enfermement soit mieux prise en compte.

Il faut maintenir absolument l'individualisation de la peine qui est propre à l'ordonnance de 1945. Il faut absolument maintenir l'individualisation de la peine de l'enfant et de l'adolescent, le singulariser, continuer à prendre en compte les faits et sa personnalité. Il faut proposer à ces jeunes de vraies formations, l'accès au savoir et les inclure dans des projets valorisants qui leur permettront de s'insérer dans la société. Tout cela a un coût, mais qui le vaut largement. Le plus important, dans ce que j'ai vu, est la nécessité de créer un lien véritable entre les différentes institutions et les magistrats qui décident du placement des jeunes. Que les expériences puissent être parlées, avant et après. Demander aux éducateurs, aux magistrats, de réfléchir à partir des études des sociologues et des anthropologues. Grâce à leurs méthodes, les chercheurs voient autre chose, ont accès à d'autres discours, qui ne sont bien sûr pas les seuls, mais qui existent, et à partir desquels ils seraient intéressants de réfléchir. Ce qui m'inquiète, c'est le fossé qu'il y a entre les politiques qui décident, les professionnels qui agissent, et les chercheurs qui observent. Il devrait être très riche de voir les éducateurs et les magistrats rebondir sur ces travaux !

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