Intervention de Philippe Bonnecarrere

Mission d'information Judiciarisation — Réunion du 29 mars 2022 à 17h15
Examen du rapport

Photo de Philippe BonnecarrerePhilippe Bonnecarrere, rapporteur :

Un grand nombre de nos concitoyens ont le sentiment que leur vote n'a que peu de portée, car le pouvoir politique leur semble devenir impuissant. Les causes en sont multiples : la mondialisation, la complexité des sujets, une forme de fatigue démocratique et l'idée que le monde politique serait dépossédé d'une partie de ses prérogatives par les juges nationaux et européens.

Cette idée, dont nous allons mesurer la pertinence, s'inscrit dans un contexte délicat entre le monde politique et la justice en raison d'une situation de défiance réciproque qui n'est pas saine pour la société. Nous avons longtemps vécu dans un système normatif organisé autour de la loi. Ce n'est plus le cas aujourd'hui avec le contrôle de conventionnalité et de constitutionnalité, ce qui revient à dire que la France n'est plus « légicentrée », pour reprendre une formule de l'ancien vice-président du Conseil d'État, Bruno Lasserre. Si la France n'est plus légicentrée, cela a bien sûr des conséquences sur le rôle du Parlement.

Je vous présenterai un certain nombre de constats, largement documentés dans le projet de rapport : premièrement, il y a un renforcement évident du pouvoir juridictionnel ; deuxièmement, si ce phénomène existe, il ne doit pas non plus être surestimé, nous n'avons pas basculé vers un « gouvernement des juges » ; troisièmement, il exerce des effets ambivalents sur la démocratie.

Le premier constat est celui d'un incontestable renforcement du pouvoir juridictionnel : extension continue du contrôle du juge, renforcement de l'intensité de son contrôle, mise à disposition de nouveaux outils, je pense en particulier aux référés administratifs. Ces derniers ont surtout modifié la temporalité de l'action du juge : historiquement, le juge intervenait plusieurs mois, voire plusieurs années, après que le pouvoir exécutif a pris une décision ; par le biais du référé, il peut désormais intervenir dans les jours qui suivent. Il peut même intervenir en amont de l'action publique, par exemple en anticipant, dans le cadre d'une loi de programmation, sur une inexécution des engagements pris.

Les juges admettent assez généralement qu'ils ne sont plus simplement la « bouche » de la loi. Ils admettent aussi assez généralement qu'ils jouent un rôle dans la création de la norme. On parle de la fonction de « législateur interstitiel » du juge. On relève l'émergence d'un double contrôle de constitutionnalité et de conventionnalité, dont il résulte que l'énoncé de la loi est devenu précaire et révocable.

Tout cela dans un contexte de montée en puissance du droit international et européen. La Cour de justice de l'Union européenne (CJUE) est la gardienne des traités. Elle a aussi une mission intégratrice. Quant à la Cour européenne des droits de l'homme (CEDH), elle est devenue l'arbitre des questions de société.

À cela, s'ajoute une tendance à la pénalisation de la vie publique assez marquée dans notre pays. J'y vois une conséquence du fait que la mise en cause de la responsabilité politique y est plus difficile qu'ailleurs.

Enfin, deux idées complémentaires dans ce constat sur le renforcement du pouvoir juridictionnel. Premièrement, on ne peut plus parler du juge, mais plutôt d'un système de juges articulé autour des cinq cours suprêmes : les deux cours européennes, nos deux cours nationales et le Conseil constitutionnel, qui est clairement devenu une juridiction. Le tout, avec des renvois de compétences des uns vers les autres, ce qui fait la force de ce système. Deuxièmement, traditionnellement, en cas de désaccord avec le monde politique, il était possible de procéder à un « lit de justice », pour reprendre la formule du doyen Georges Vedel : par le biais soit de la révision de dispositions européennes, soit d'une révision constitutionnelle, le pouvoir politique pouvait imposer son point de vue. Un tel pouvoir est devenu assez largement virtuel, chacun ayant pu apprécier au cours de la période récente les difficultés à mener des révisions constitutionnelles. Quant à la révision des traités, il faut une unanimité européenne, inutile de vous dire combien l'exercice est contraignant...

Cependant, ce phénomène de montée en puissance du pouvoir juridictionnel ne doit pas être surestimé. Par exemple, dans la période de crise sanitaire que nous venons de vivre, le juge, qu'il soit constitutionnel ou administratif, a su tenir compte des circonstances exceptionnelles afin que l'exécutif puisse dérouler son action.

Si la pénalisation de notre vie politique peut parfois être spectaculaire, elle doit également être relativisée. La Cour de justice de la République n'a eu à se réunir qu'à sept reprises depuis 1993. Par ailleurs, le nombre de poursuites et de condamnations contre les élus locaux est plutôt à la baisse. En revanche, l'écho médiatique des poursuites pénales est important. Un certain nombre de perquisitions récentes dans le cadre de la crise sanitaire ont interpellé le monde politique.

Je terminerai mon constat avec l'idée que cette montée en puissance du pouvoir juridictionnel a des effets ambivalents sur notre démocratie.

Premier point à observer, c'est le législateur ou le pouvoir constituant qui ont voulu cette montée en puissance du pouvoir juridictionnel, qu'il s'agisse de la question prioritaire de constitutionnalité (QPC) pour le Conseil constitutionnel ou du référé liberté pour le juge administratif. Idem pour la place des traités et accords internationaux dans la hiérarchie des normes, prévue à l'article 55 de la Constitution.

Deuxième élément qui me conduit à ne pas surestimer le phénomène et à considérer qu'il correspond à une volonté du citoyen et non à une volonté du juge lui-même : ce ne sont pas les juges qui se saisissent, ce sont les citoyens qui saisissent le juge. Cette tendance s'inscrit dans un phénomène plus général de judiciarisation de la société. Elle est sans doute liée à des mutations sociologiques, mais elle est aussi un reflet de la crise démocratique qui conduit à une défiance du citoyen vis-à-vis du monde politique. Le juge vient combler cette forme de vide.

Il y aura certainement des excès à corriger. Nous vous ferons quelques propositions. Je vous proposerai, par exemple, dans le cadre des lois de programmation de nous montrer plus précis. Le législateur devra à chaque fois se poser la question de ce qui est normatif et de ce qui ne l'est pas, afin d'éviter les mauvaises surprises ultérieures.

Il faut admettre que ce mouvement de judiciarisation amorcé par nos concitoyens est un mouvement européen. Dans le domaine de l'environnement, le jugement obtenu par l'Affaire du siècle ou l'arrêt Grande-Synthe font écho à l'affaire Urgenda aux Pays-Bas ou aux décisions prises par la Cour de Karlsruhe en Allemagne.

Après ces différents constats, j'en viens à nos propositions. Les unes sont des propositions générales et les autres des propositions thématiques.

Les propositions générales tournent autour de l'idée qu'il convient de répondre à cet affaiblissement du Parlement que nous déplorons tous. Moins le Parlement est présent et plus le juge l'est. L'exemple le plus caricatural est celui de l'état d'urgence : plus notre pays vit en situation d'état d'urgence, moins le Parlement est présent et plus le juge a d'autorité pour réguler, qu'il s'agisse du juge constitutionnel ou du juge administratif.

Il en va de même en matière de responsabilité politique : moins il y a de responsabilité politique, plus il y a de responsabilité au sens pénal du terme. En Allemagne, où la responsabilité politique est plus marquée, la responsabilité pénale dans le monde politique est un sujet inexistant alors qu'il est très présent en France.

Autre élément important au titre des propositions générales : la place du Parlement dans la fabrication de la norme européenne.

Les propositions thématiques, quant à elles, s'articuleront autour de deux sujets : la volonté de dialogue et le souhait que les juridictions exercent leur pouvoir avec retenue, qu'il s'agisse des cours européennes, de nos cours suprêmes nationales ou du Conseil constitutionnel.

Comme Cécile Cukierman l'a indiqué, je crois qu'il existe de nombreux outils que nous pourrions mieux utiliser même s'il en reste d'autres à créer. Par ailleurs, nous n'avons pas tranché un certain nombre de points, qui vous seront présentés comme des questions ouvertes.

Nos propositions générales ne vous surprendront pas. Elles tendent d'abord à l'amélioration de la qualité et de l'effectivité des textes. Le président de la commission des lois, François-Noël Buffet, s'est récemment exprimé dans Le Monde sur les moyens de réguler l'hyper inflation législative. L'un de ces moyens est de réaliser des études d'impact de meilleure qualité, c'est-à-dire des études plus approfondies, pour éviter de légiférer sous le coup de l'émotion. Nous proposons donc que le Conseil constitutionnel contrôle les études d'impact, cet objectif pouvant être atteint soit par une modification de sa jurisprudence, soit par la voie d'une révision constitutionnelle.

J'ai évoqué le fait pour le législateur de veiller à préciser dans les lois de programmation ce qui est normatif ou pas. Je défends également un meilleur encadrement du recours aux ordonnances. Outre les mesures déjà défendues à ce sujet par nos collègues Philippe Bas et Jean-Pierre Sueur, je vous soumets une autre proposition : politiquement, elle a peu de chance d'aboutir, mais c'est une manière de prendre date en vue de futurs débats institutionnels. Comme il existe aujourd'hui un besoin de rééquilibrage entre l'exécutif et le législatif, je vous propose d'envisager une habilitation conjointe, ce qui signifie que l'habilitation à légiférer par ordonnance devrait être approuvée par l'Assemblée nationale et par le Sénat.

Il convient également que le législateur s'autorégule. À titre d'exemple, le Sénat a su s'autoréguler sur la question des demandes de rapport. Il importe d'élargir cette démarche à la créativité en matière d'infractions pénales. Notre pays compte actuellement un peu plus de 14 000 infractions dans son droit pénal.

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