Intervention de Jean-Yves Leconte

Mission d'information Judiciarisation — Réunion du 29 mars 2022 à 17h15
Examen du rapport

Photo de Jean-Yves LeconteJean-Yves Leconte :

Je tiens à saluer la manière dont Cécile Cukierman a assuré la présidence ainsi que la grande qualité du travail du rapporteur Philippe Bonnecarrère sur ce sujet important.

Globalement, je souscris à l'esprit et aux orientations du rapport. Toutefois, je serai plus critique sur une architecture qui semble vouloir répondre à la question suivante : vivons-nous sous un gouvernement des juges ? Cette question étant porteuse de deux sous-entendus : d'une part, celui de l'affaiblissement du pouvoir des politiques, des élus, et de la démocratie, et de l'autre que le réel pouvoir serait ailleurs. Or, ce n'est pas l'esprit de ce rapport, qui aborde en réalité deux sujets très différents, traités d'ailleurs séparément par le rapporteur - dans le corps du texte du rapport - et évoqués également par Alain Richard : d'une part, la judiciarisation des décisions politiques et la responsabilité pénale des élus, et, d'autre part, les contraintes induites dans la production de la loi par le contrôle de constitutionnalité et de conventionnalité, que certains semblent découvrir. Or nous nous sommes imposés ces contraintes de manière souveraine. Ces deux sujets mériteraient d'être abordés différemment, car les traiter ensemble revient à donner du crédit à la théorie du « gouvernement des juges ».

De même, certains passages sont étonnants. Le rapport souligne la nécessité « d'exercer le pouvoir juridictionnel avec retenue » : cela revient donc à supposer que ce ne serait pas le cas, ce qui est particulièrement contestable. Ainsi, j'ai été choqué par les déclarations du candidat proposé par le président Larcher au Conseil constitutionnel, lequel affirmait que la valeur constitutionnelle du principe de fraternité aurait dû être renvoyée devant le constituant, citation d'ailleurs reprise dans le rapport. Or, le Conseil et ses membres doivent accomplir leur contrôle en se fondant sur la Constitution ; ils ne peuvent se dérober en sous-entendant que le constituant n'aurait pas été assez clair.

À la page 19 du rapport, il est indiqué que « la mission est arrivée à la conclusion que les juridictions exercent bien un pouvoir et qu'elles tranchent des questions de nature politique ». Cette formulation est à mon avis un peu rapide.

J'en viens aux contrôles de constitutionnalité et de conventionnalité. Le rapport fait référence aux analyses de Jean-Éric Schoettl, qui estime que « l'équilibre entre les pouvoirs législatif, exécutif et judiciaire est en passe d'être rompu au bénéfice du pouvoir du juge qui s'étendrait au point d'empiéter sur le pouvoir du politique ». Monsieur le rapporteur, vous modérez heureusement cette affirmation, en reprenant la réflexion de Bertrand Matthieu: « cette évolution peut entraîner un affaiblissement du pouvoir législatif, mais elle traduit aussi un approfondissement de l'État de droit ». Il est essentiel de le rappeler.

Tant la Constitution que les conventions internationales ont été souverainement approuvées par le constituant ou par le législateur. En affirmant que des contraintes extérieures entraveraient le pouvoir du législateur, on oublie ces éléments essentiels et cela nourrit le populisme ; les citoyens doutent alors de la capacité des élections à pouvoir changer les choses sur le long terme.

Bien sûr, le pouvoir législatif et le pouvoir exécutif devraient travailler harmonieusement. Toutefois, je souscris pleinement à l'analyse du rapporteur : la corrélation, tant sur le plan électoral que dans leur mode d'action, entre le Gouvernement et l'Assemblée nationale ouvre une brèche dans la séparation des pouvoirs - au moins depuis 2002. Des évolutions institutionnelles pourraient être utiles. Ainsi, la proposition formulée par le rapporteur de prévoir un vote conforme des deux assemblées pour les habilitations à légiférer par ordonnance est une très bonne idée.

Je salue également l'idée d'un espace de dialogue entre le Parlement et le Conseil constitutionnel. Je me réjouis, par ailleurs, de la récente adoption d'un règlement au sein du Conseil pour les saisines a priori.

Alain Richard rappelle que la compétence initiale de l'Union européenne ne la conduisait pas à traiter des sujets régaliens. Or nous aboutissons aujourd'hui à un paradoxe : en refusant de les inscrire dans les compétences de l'UE, on affaiblit la place des questions régaliennes puisque la CJUE statue exclusivement sur la base des compétences et principes de l'Union. Ainsi, que ce soit sur le temps de travail des militaires, ou sur la conservation des données de connexion, il est reproché à la CJUE de ne pas tenir compte de contraintes qui ne sont pourtant pas de son ressort. Dans un autre domaine, concernant une décision de la Commission, ont été formulées des critiques de même nature et ce à l'occasion du projet de fusion d'Alstom et Siemens. En effet, nombreux sont celles et ceux qui ont regretté cette décision de la Commission, alors qu'il ne s'agissait pourtant pas d'une décision politique, mais bien d'une application du droit de l'Union, et donc d'une décision juridique, - celle-ci s'étant fondée sur les traités -. Si l'on souhaite que la Commission prenne des décisions politiques, nous devrions donc faire évoluer les traités. C'est parce que l'Union évolue, et qu'elle est selon les traités « une Union sans cesse plus étroite », que ces questions deviennent de plus en plus sensibles. Lors de nos travaux portant sur l'État de droit, nous avons constaté que des frictions sont susceptibles d'apparaître entre l'identité constitutionnelle de chaque État membre et le droit de l'Union européenne. Celles-ci doivent être gérées de manière pragmatique.

Par ailleurs, le rapport indique que la Cour européenne des droits de l'Homme arbitre des questions de société. Pour ma part, je considère plutôt que celle-ci tranche des questions juridiques et des sujets de protection des droits fondamentaux, pour lesquels les politiques et les évolutions législatives n'ont pas suivi les évolutions de la société, en matière de bioéthique notamment. Comme les parlements sont plutôt réactionnaires sur les questions de société, les citoyens saisissent la justice pour faire reconnaitre et défendre leurs droits. C'est bien l'attitude des parlements, en retrait par rapport aux évolutions de la société, qui conduit à cette situation. Il en va de même pour les choix du législateur en matière migratoire - vous estimez ceux-ci contraints. Mais on peut aussi considérer que le problème vient plutôt du fait que le législateur y fait preuve d'audace en matière de non-respect du droit des personnes !

Enfin, je souscris à vos remarques sur le « carton vert », qui donnerait plus d'influence aux commissions des affaires européennes des parlements nationaux. Des moyens plus importants devraient leur être accordés pour qu'elles puissent traiter l'ensemble des questions relatives à la subsidiarité et au suivi de la construction du droit dérivé. Trop souvent, elles n'exercent cette mission que de manière très partielle, faute de disposer des moyens nécessaires.

De manière générale, je souscris donc à l'esprit de ce rapport. Toutefois, je souhaiterais que la proposition n° 12, actuellement ainsi rédigée : « Avoir toujours en tête, sans avoir à le dire, que l'identité constitutionnelle de la France définie par le Conseil constitutionnel est « l'arme de dissuasion » dans le dialogue mené avec l'Union européenne sur le « qui a le dernier mot ? », soit supprimée. Puisque cela va sans le dire, alors ne le disons pas !

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