Nous nous réjouissons de la mise en place de votre commission d'enquête.
Comme nous, vous n'allez pas vous étonner du fait que l'évasion fiscale, notamment en matière de capitaux et d'actifs placés hors de France, ait atteint un tel niveau aujourd'hui. Pour ATTAC, c'est en partie le résultat de décisions prises aux niveaux franco-français, européen et mondial, avec la course entre les territoires pour attirer les capitaux les plus mobiles résultant d'une liberté totale donnée à ces capitaux de circuler sur la planète sans limites ni contrôles.
Aujourd'hui, en France, en Allemagne et dans nombre de pays, les budgets doivent permettre le maintien des services publics, d'une défense, d'une armée et d'un État de droit ; ils restent donc encore assez importants. Ces États sont forcément en concurrence avec des territoires, notamment offshore. Nous estimons que l'environnement mis en place favorise la course à l'attractivité des territoires pour attirer des capitaux.
Nous tenons tout d'abord à relativiser le phénomène de fuite des capitaux et des bases fiscales. Vous le savez aussi bien que nous, la France reste tout de même un territoire attractif pour les capitaux : elle se situe à la dixième place au niveau mondial en termes d'investissements directs étrangers. En ce qui concerne les personnes physiques, une étude du Crédit Suisse, qui date de deux ou trois ans, montre que la France est le troisième pays en termes de nombre de millionnaires en dollars, après les États-Unis et le Japon, et avant l'Allemagne, la Grande-Bretagne, l'Italie ou l'Espagne.
Le territoire français reste donc encore attractif pour les capitaux des multinationales, des investisseurs et des fonds financiers et également, quoi qu'on en dise, pour les grosses fortunes personnelles.
Reste que l'expatriation fiscale, devenue un sujet de la campagne présidentielle depuis quelques jours, est un phénomène qu'il faut juguler. Il est difficile d'en mesurer l'ampleur, car il n'y a pas de données précises dans ce domaine. Même si l'on se permettait de vouloir taxer les exilés fiscaux, il serait malaisé de faire la différence entre déménagement normal et exil fiscal. Mythe ou réalité, la vérité est probablement entre les deux.
En tout état de cause, les personnes physiques qui s'installent en Belgique, en Suisse ou ailleurs, causent certes des pertes budgétaires importantes pour le budget français, mais ces dernières sont certainement nettement moins considérables que les pertes résultant des opérations des multinationales, notamment au travers du prix de transfert vers leurs filiales - c'est d'ailleurs la caractéristique d'une multinationale ! -, lesquelles se situent souvent dans des paradis fiscaux.
Je ne m'étendrai pas sur le prix de transfert, mais je rappelle qu'il permet de minorer l'imposition d'une société dans les pays à fiscalité moyenne ou forte, en déplaçant les profits ou les matières imposables dans les territoires ou les juridictions à fiscalité réduite.
En tout cas, il faut limiter le phénomène d'évasion fiscale. C'est tout l'intérêt de votre commission. Il faut savoir que, pour les investisseurs comme pour les personnes physiques, le niveau d'imposition n'est pas le seul critère d'installation ; sinon, la France ne serait pas le troisième territoire pour le nombre de millionnaires en dollars ou le dixième en matière d'investissements étrangers directs.
Je voudrais revenir quelques instants sur les méthodes et les stratégies utilisées par les multinationales et par les grosses fortunes pour réduire leurs impôts. Pour ce faire, les multinationales développent leurs filiales et utilisent la technique des prix de transfert. Les administrations fiscales rencontrent ensuite des difficultés énormes, lorsqu'elles les contrôlent, pour prouver que tel prix est anormal.
Sous couvert d'optimisation fiscale, il est fait recours aux paradis fiscaux, qui prolifèrent depuis une vingtaine d'années. Malgré les discours et les déclarations entendus depuis le G20 de Londres en avril 2009, ils restent une réalité, sur laquelle nous reviendrons tout à l'heure, notamment avec les normes de l'OCDE et ses listes officielles de paradis fiscaux.
Les particuliers, quant à eux, utilisent des montages juridiques et la délocalisation fiscale. La plupart des pays, sauf deux, dont les États-Unis, utilisent la résidence comme critère de taxation des personnes physiques.
Dans votre questionnaire, vous nous avez interrogés sur les incidences fiscales.
Première incidence : des capitaux, des revenus, des profits d'activités échappent plus ou moins à l'impôt sur le territoire national, car des dispositions nationales, européennes ou internationales le permettent.
Ce sont les facteurs les plus mobiles qui peuvent utiliser ces facilités théoriquement offertes à tous, mais utilisées, de fait, par une minorité, que ce soit en France, en Europe ou dans le monde : il s'agit des capitaux importants, des multinationales, des grosses fortunes et des gros revenus. Les multinationales du CAC 40 payent environ, semble-t-il, 8 % d'impôt sur les sociétés, alors que le taux officiel est de 33 %, et ce grâce aux niches fiscales, mais surtout aux prix de transfert. La perte pour le budget de l'État est énorme. La part de production des multinationales dans le PIB national étant de plus en plus importante, cela conduit à assécher très fortement le budget de l'État.
À l'opposé, les salariés, les retraités, les artisans, les PME et la majorité de la population qui vit sur le territoire national ne peuvent avoir recours à ces facilités offertes par la législation à une minorité.
Seconde incidence fiscale : à l'intérieur du territoire français, les taux d'imposition sont réduits pour les capitaux et les revenus que je viens d'évoquer. On nous tient le discours selon lequel le territoire français doit rester attractif pour ces capitaux et individus, ce qui implique de baisser le taux d'imposition. Ainsi, le taux de l'impôt sur les sociétés en France, qui était de 50 % en 1985-1986, a commencé à baisser lors de la première cohabitation Mitterrand-Chirac, puis, après diverses alternances, a fini par atteindre 33 %, au motif, vrai ou organisé, de la nécessité d'assurer l'attractivité de notre territoire pour les capitaux, plus précisément pour les sièges de sociétés.
Cette situation augmente encore le manque à percevoir pour le budget de l'État. En contrepartie, les gouvernements de France, d'Allemagne et de la plupart des pays ont tenu des discours qui, sous des habillages variés, avaient pour but de justifier l'augmentation d'autres impôts frappant les facteurs les moins mobiles, pour tenter de compenser, tout du moins en partie, cette perte budgétaire. En l'occurrence, il s'agit d'augmenter les impôts frappant la consommation pour compenser la baisse de l'impôt sur les sociétés et de l'impôt sur le revenu. Le même discours a conduit à baisser le taux d'imposition des très hauts revenus : de 65 % du temps de Valéry Giscard d'Estaing, le taux de la plus haute tranche est maintenant de 41 %.
On se retrouve donc avec des impositions réduites et d'autres majorées, notamment la TVA, qui entraîne l'accroissement de l'injustice fiscale. L'augmentation de la TVA est soit qualifiée de « sociale », soit justifiée par la rigueur, l'austérité et la nécessité de rembourser la dette.
De plus, cette situation fragilise les budgets publics, ce qui conduit à une réduction du champ d'intervention du collectif, que ce soit l'État, les communes ou les régions, et donc de la puissance publique à tous les niveaux : moins de services publics, moins de solidarité dans le pays, moins d'investissements publics, rendus plus difficiles, avec les conséquences en cascade que cela peut entraîner sur le développement économique du pays...
Je pense aussi à la réduction des aides publiques aux secteurs, zones ou populations en difficulté, aides qui peuvent parfois être un élément dynamique dans le développement économique et la croissance.
Voilà quelles sont les conséquences d'un système fiscal et législatif qui facilite le « déplacement » des capitaux et qui, vu d'ici, équivaut à une « fuite » des capitaux.
Des mesures doivent être prises, y compris au niveau franco-français, pour rendre plus difficile le recours aux paradis fiscaux pour les multinationales. D'autres intervenants ont déjà dû vous le dire.
Prenons l'exemple du reporting pays par pays. La France pourrait déjà demander aux multinationales, aux entreprises françaises, dans un premier temps celles pour lesquelles les marchés publics sont ouverts, de publier, lorsqu'elles ont des filiales à l'étranger, la liste de ces filiales, les capitaux investis dans les différents pays, les masses salariales dans chacun des pays où elles ont des filiales et les profits réalisés. Ce serait un élément de contrôle.
On pourrait ainsi vérifier si des filiales installées en Suisse correspondent à des activités réellement implantées là-bas. Si, par exemple, Renault a des filiales en Suisse et que l'entreprise y emploie également des salariés, cela signifie que l'entreprise a bien dans ce pays une activité réelle, sur laquelle on ne peut rien trouver à redire. Si, en revanche, elle y réalise un important chiffre d'affaires alors que sa masse salariale est très réduite, c'est que, manifestement, l'objectif fiscal prime l'objectif de la production et du commerce.
Le reporting pays par pays nous paraît donc être un élément important. Il s'agit de renverser la charge de la preuve. Si les multinationales n'ont rien à se reprocher, alors, qu'elles soient plus transparentes ! L'objectif de transparence est souvent avancé lorsqu'on évoque la gestion des entreprises ; il faudrait lui donner un aspect concret.
Il faut aussi rendre l'échange d'informations automatique. Pour l'OCDE et le G20, un pays, un territoire, une juridiction qui signe des accords avec douze pays ou territoires disparaît de la liste des paradis fiscaux. De cette façon, les listes noires et grises s'évaporent très rapidement. En l'espace de deux ans, il n'est plus resté que deux ou trois territoires. La même chose s'était passée en 1998-2000.
Ainsi, à la veille de la crise financière et bancaire de 2007-2008, il n'y avait plus officiellement que trois territoires sur la planète qui étaient des paradis fiscaux : le Liechtenstein, Monaco et Andorre. Et on est reparti dans la même gymnastique !
Nous ne sommes pas les seuls à dire que cette gymnastique a, en réalité, permis de blanchir des paradis fiscaux, plutôt que les rendre transparents. Signer des conventions bilatérales avec douze pays sur 200, cela veut aussi dire que, pour les 188 autres, le territoire reste encore un paradis fiscal. Et, pour autant, il disparaît de la liste des paradis fiscaux. Cela nous paraît tout à fait insuffisant.
La France a aujourd'hui sa propre liste des paradis fiscaux, mais les normes qu'elle retient nous paraissent nettement insuffisantes : au lieu de trois ou quatre paradis fiscaux, je crois que, avec ces mêmes normes, nous en avons listé dix ou douze. Cela étant, pour ATTAC et d'autres, il resterait sur la planète une soixantaine de territoires qui peuvent être qualifiés de paradis fiscaux.
Il faut aussi rendre plus difficile pour les particuliers le recours à l'attractivité des territoires, c'est-à-dire le fait de profiter de la concurrence fiscale dans un but d'optimisation. Aux termes de l'article 4 B du code général des impôts - et la plupart des pays ont des dispositions équivalentes -, si l'on réside plus de 183 jours en France, on est considéré comme résident, et donc en principe soumis à l'impôt sur le revenu en France. Évidemment, il revient aux administrations fiscales de prouver que le contribuable vit plus de 183 jours dans le pays, par des techniques administratives qui ne sont pas toujours faciles à mettre en oeuvre.
Nous pouvons nous référer à ce que la France a fait en 1963, quand Monaco est devenu un territoire étranger fictif pour les résidents français. Un résident français qui habite à Monaco est considéré, sur le plan fiscal, comme résidant en France.
La réflexion devrait être ouverte pour renégocier les conventions signées avec la Belgique, la Suisse et le Luxembourg, qui sont des pays aussi proches que Monaco, afin que les ressortissants français qui résident dans ces pays soient considérés, à l'instar de ceux vivant à Monaco, comme relevant du code général des impôts français.
A ATTAC, nous débattons aussi de la possibilité de considérer à terme l'Union européenne comme un seul et même territoire sur le plan fiscal. Nous devrons en discuter au niveau européen, mais pourquoi ne pas y songer dès lors que les capitaux circulent librement dans l'Union européenne et qu'il en va pratiquement de même pour les personnes ? Certes, cela ne se fera pas du jour au lendemain, mais nous devrions nous orienter vers cette piste. Cela nécessitera la mise en place progressive d'une harmonisation fiscale par le biais d'un serpent fiscal.
D'ores et déjà, avec des administrations fiscales restant nationales, on pourrait faire en sorte que, à terme, la concurrence entre systèmes fiscaux de pays à économies différentes soit atténuée par un système d'imposition applicable aux résidents de l'Union européenne en fonction de leur nationalité.
Il faut aussi circonscrire l'activité des paradis fiscaux, une tâche difficile à réaliser au seul niveau franco-français. Il faudrait obtenir que chaque paradis fiscal, et donc chaque pays, établisse un registre des trusts, avec les noms des donneurs d'ordre. En France, nous avons le FICOBA, le fichier national des comptes bancaires et assimilés, qu'il faudrait élargir, sur le modèle de ce qui a été fait aux États-Unis.
Aujourd'hui, toutes les banques qui sont installées sur le territoire national français, c'est-à-dire les banques françaises, bien entendu, mais aussi les banques étrangères, sont tenues de déclarer l'ouverture de tout compte en France auprès du FICOBA, qui centralise ces informations. On pourrait prévoir que toutes les banques installées en France déclarent également au FICOBA l'ouverture de comptes par les ressortissants français dans leurs filiales à l'étranger. C'est le système qu'appliquent les États-Unis.
Pour terminer, je souhaite insister, comme ont dû le faire nos prédécesseurs à cette table, les représentants du syndicat des impôts, sur l'importance des moyens juridiques et humains donnés aux administrations financières, fiscales et douanières, à la police ainsi qu'aux magistrats spécialisés dans la criminalité financière, pour exercer pleinement leur rôle. En matière de contrôle fiscal, notamment des multinationales, nous avons besoin d'hommes et de femmes pour faire et appliquer une législation, qui est aujourd'hui, au demeurant, nettement insuffisante.