Monsieur le président, monsieur le rapporteur, messieurs les sénateurs, je vous remercie de cette « invitation ». C'est bien volontiers que je vais rendre compte des principales conclusions de la commission « Énergies 2050 ».
Permettez-moi tout d'abord de rappeler que c'est à la demande de M. Éric Besson, ministre chargé de l'industrie, de l'énergie et de l'économie numérique, que j'ai été nommé président de la commission « Énergies 2050 » en octobre 2011, le vice-président étant Claude Mandil.
Cette commission a été chargée de faire des projections à l'horizon 2030-2050 au regard des principaux enjeux énergétiques, notamment électriques, pour la France dans le cadre de la préparation à la programmation pluriannuelle des investissements, puisqu'en 2013 le Parlement aura à se prononcer sur la PPI.
Dans la lettre de mission qui m'a été adressée par le ministre, il était question de l'énergie en général pour la France, mais plus spécifiquement de la place du nucléaire. En particulier, il nous était demandé d'examiner de près quatre scénarios nucléaires, sur lesquels je vais revenir.
Cette commission comprenait une cinquantaine de personnes. Outre le président et le vice-président, elle comptait dix rapporteurs, dont deux rapporteurs généraux. Ces rapporteurs étaient issus de la direction générale de l'énergie et du climat, de la direction générale du Trésor, du Centre d'analyse stratégique, le CAS, du Commissariat à l'énergie atomique et aux énergies alternatives. Six personnalités qualifiées siégeaient également au sein de cette commission, ainsi que des représentants des entreprises énergétiques, des organisations syndicales, des associations de consommateurs, et de diverses organisations, notamment écologistes ; l'une d'entre elles, qui a participé au scénario négaWatt, a ainsi été auditionnée deux fois.
Cette commission a siégé durant quatre mois de façon intensive : nous avons auditionné quatre-vingts personnes ou organismes. Les rapporteurs ont accompli un travail important, comme en témoigne le rapport, qui comporte un peu plus de cinq cents pages.
À ce document sont annexées les propositions des différents membres de la commission. Seuls le président et le vice-président sont signataires du rapport et ce sont eux qui donnent un avis au ministre chargé de l'industrie, mais les membres de la commission ont pu s'exprimer à titre personnel ou au nom de leur organisation afin de faire part de leurs observations.
L'objectif était d'étudier l'équilibre entre l'offre et la demande d'énergie à l'horizon 2030-2050.
La première observation que je ferai, qui apparaît bien dans le rapport, c'est que, s'il est possible de faire des projections pour 2030, il est bien plus difficile d'être précis pour 2050 : pensez aux scénarios énergétiques que nous aurions pu envisager en 1973, au moment du premier choc pétrolier, pour 2012 ! Il faut donc être extrêmement modeste et prudent dans ses prévisions.
On peut penser que, d'ici à 2030, il n'y aura pas de grandes mutations technologiques. En revanche, au-delà de 2030 de telles mutations sont possibles. Parmi celles qui nous paraissent susceptibles de changer complètement la donne figure le stockage à grande échelle dans des conditions économiques de l'électricité. Cela changerait totalement les choses, notamment pour la promotion des énergies renouvelables.
Un autre élément important est le captage et le stockage du CO2. On sait qu'on pourra le faire, mais on ne sait pas précisément à quelle échéance.
Un certain nombre de mutations techniques peuvent donc apparaître après 2030. Nous avons examiné huit scénarios élaborés par différents organismes, notamment RTE, le CEA, AREVA, le ministère... Ces scénarios, en général, s'arrêtent à 2030 ; seuls deux d'entre eux vont au-delà, jusqu'en 2050. Bien sûr, nous avons aussi examiné les prévisions pour 2050 de la roadmap de la Commission européenne, mais il s'agit de considérations assez générales.
Les incertitudes concernent d'abord la demande d'énergie. Il est certain, pour le dire de façon simple, qu'à l'échelle mondiale la demande d'énergie va croître, notamment en Asie, et que c'est cette demande asiatique qui va largement tirer les prix de l'énergie vers le haut.
Notre hypothèse, c'est que le prix du pétrole ne devrait pas chuter. Par conséquent, il devrait rester élevé au moins jusqu'en 2030. Le prix actuel du baril étant de 120 à 125 dollars le baril, nous avons envisagé qu'en monnaie constante, à l'horizon 2050, ce prix devrait être d'au moins 150 dollars, ce qui ne paraît pas excessif.
Nous avons également fait l'hypothèse que le prix du CO2, qui est très bas aujourd'hui, ne s'écroulerait pas. Sans nous fonder sur des prix très élevés, nous avons pensé que la contrainte environnementale demeurerait forte.
La part des énergies fossiles restera importante. Aujourd'hui, à l'échelle mondiale, elles représentent 80 % du bilan primaire ; en France, elles représentent 53 % du bilan primaire et 70 % de l'énergie finale. Nous faisons l'hypothèse qu'à l'horizon 2030 la part des énergies fossiles, c'est-à-dire le pétrole, le gaz et le charbon, devrait baisser un peu, sans toutefois diminuer substantiellement, car des inerties très fortes existent dans le secteur énergétique. Et puis parce que de larges ressources en pétrole, en gaz et en charbon subsistent, surtout si l'on fait l'hypothèse qu'il existe des sources importantes de gaz non conventionnel à l'échelle mondiale. Il suffit à cet égard de se référer à la situation américaine. En tout état de cause, nous nous sommes fondés sur l'idée qu'aucune mutation à l'horizon 2030 n'affecterait la part des énergies fossiles.
Un point sur lequel tout le monde s'accorde est la nécessité de l'efficacité énergétique. Il existe en France un potentiel énorme d'économies d'énergie, en particulier dans deux domaines : le bâtiment et les transports.
Toutefois, pour les bâtiments existants, nous sommes quelque peu démunis. Si, sur les nouveaux bâtiments, les contraintes vont pouvoir s'appliquer - on peut même faire des constructions à énergie positive -, en revanche, sur l'existant, les économies à opérer sont coûteuses, à peu près tout le monde est prêt à en convenir. Ainsi, l'isolation thermique des bâtiments existants coûte cher. Il faut donc trouver le moyen d'inciter les ménages à réaliser ces économies d'énergie. J'ajoute qu'il revient généralement aux propriétaires d'effectuer ce type de travaux, dont profitent le plus souvent les locataires. Le potentiel d'économies existe mais le système est compliqué à mettre en oeuvre.
Nous avons examiné avec beaucoup d'attention et d'intérêt des scénarios très ambitieux, très volontaristes. Ainsi, selon le scénario négaWatt, en faisant appel à des technologies très performantes, on pourrait quasiment diviser par deux la consommation d'énergie en France à l'horizon 2030-2050. Personnellement, je ne partage pas ce point de vue et nous sommes un certain nombre à ne pas y souscrire ; c'est en tout cas le sentiment qui transparaît à la lecture de notre rapport. Il est en effet difficile de faire évoluer les comportements, qui demeurent assez rigides. Même si les technologies permettant de réaliser d'importantes économies seront disponibles, on ne peut pas escompter contraindre trop fortement les consommateurs, leur demander, par exemple, de ne pas recourir à des technologies nouvelles qui seraient consommatrices d'énergie.
En ce sens, on peut tout à fait concevoir un scénario selon lequel la consommation totale d'énergie baisserait tandis que la consommation d'électricité augmenterait. En effet, il peut y avoir davantage d'usages électriques dans le futur.
L'accent est donc largement mis sur l'efficacité énergétique, même si, nous le savons, la mise en oeuvre de cette efficacité n'est pas toujours facile, car, lorsque les technologies existent, elles sont coûteuses.
Concernant les énergies renouvelables, nous estimons qu'il existe un potentiel important. Il ne faut donc pas opposer, en matière d'électricité par exemple, le nucléaire et les renouvelables. Il y a un potentiel, des engagements ont d'ailleurs été pris, des efforts sont consentis, j'aurai l'occasion d'y revenir en réponse à la dernière question posée. Cela étant, un problème se pose, qu'il ne faut pas sous-estimer, celui des installations de back up, c'est-à-dire la nécessité de compenser l'intermittence.
Les énergies renouvelables, qu'il s'agisse du solaire ou de l'éolien, ne sont pas disponibles en permanence. Quand il n'y a pas de soleil ou de vent, il faut que des centrales en stand-by permettent de faire face à l'intermittence.
Ce n'est pas un élément négligeable. Nous avons ainsi étudié la disponibilité du vent en Europe, en nous fondant sur l'hypothèse selon laquelle cette disponibilité à l'horizon 2030 serait à peu près du même ordre que durant ces dernières années : nous nous sommes aperçus que l'éolien était disponible en moyenne 21 % du temps, ce taux pouvant monter à 60 % à certains moments, ce qui est important, mais également baisser à 5 %, voire en deçà, à d'autres moments.
Un des enseignements intéressants de nos débats a été que le foisonnement sur lequel beaucoup insistent ne semble pas exister. On a tendance à penser que, lorsqu'il n'y a pas de vent dans le sud de l'Europe, il y en a dans le nord. Mais, à regarder les choses de près, on se rend compte que ce n'est pas tout à fait vrai. Au vu des statistiques disponibles, il nous est apparu que, lorsqu'il n'y avait pas de vent dans une zone de l'Europe en raison d'un anticyclone, notamment en période de froid, il n'y en avait nulle part. Le problème de l'intermittence se pose donc avec acuité.
À partir de là, quelles sont les perspectives pour le parc électrique français ?
Nous avions à examiner, conformément à la lettre de mission adressée par le ministre, quatre scénarios.
Le premier scénario consistait en la prolongation de la durée de vie des centrales actuelles, donc du parc des 58 réacteurs de deuxième génération. Ce parc a aujourd'hui une trentaine d'années ; il est programmé pour durer quarante ans - les coûts ont été calculés sur cette durée -, soit jusque vers 2020, 2025. Ce premier scénario revenait à se demander si l'on pouvait prolonger la durée de vie des réacteurs pendant encore vingt ans, en sachant - il faut être prudent - que, de toute façon, la prolongation ne peut se faire que sur autorisation de l'Autorité de sûreté nucléaire. L'hypothèse fonctionne sous réserve que l'ASN donne son accord pour chacun des réacteurs, pour dix ans, et renouvelle son accord au bout de dix ans.
Nous avons ensuite étudié, sur le plan strictement économique, car nous ne sommes pas compétents pour porter un jugement sur les aspects techniques ou de sûreté, quelles seraient les conséquences d'une prolongation de vingt ans des réacteurs actuels.
Un deuxième scénario reposait sur l'accélération du passage à la troisième, voire à la quatrième génération. La troisième génération est celle de l'EPR ; un EPR est en construction, un autre est programmé. La question posée est la suivante : quand les réacteurs actuels atteignent environ trente ou quarante ans, faut-il passer aux générateurs de troisième génération et, éventuellement, vers 2040, accélérer le passage vers la quatrième génération ? C'est le prototype ASTRID.
Un troisième scénario envisageait une baisse de la part du nucléaire. Lorsque les réacteurs atteignent quarante ans, un sur deux est remplacé, soit par des renouvelables, soit par des fossiles, c'est-à-dire de l'électricité produite essentiellement à partir du gaz, ou parfois aussi du charbon. Un réacteur sur deux continue à être du nucléaire, l'autre étant remplacé par un mix de renouvelables ou de fossiles.
Le quatrième scénario consisterait en l'arrêt du nucléaire. Quand les réacteurs atteignent quarante ans, ils sont systématiquement arrêtés et remplacés par un mix de fossiles ou de fossiles et de renouvelables.
Nous avons étudié en détail sur le plan économique ces différents scénarios, en nous appuyant sur les chiffres à notre disposition, notamment ceux de la Cour des comptes. Claude Mandil et moi-même faisions également partie du groupe d'experts auxquels la Cour des comptes a fait appel pour l'élaboration de son rapport. Nous ne pouvions pas officiellement faire état de ces chiffres tant que nous n'avions pas auditionné Mme Pappalardo, ce qui a été fait en cours de route. Il y a une cohérence entre les chiffres du nucléaire donnés par la Cour des comptes et les chiffres sur lesquels nous nous sommes appuyés.
Pour résumer les conclusions de notre rapport, le scénario qui, dans l'état actuel des informations et compte tenu des hypothèses que j'ai rappelées tout à l'heure, permet de minimiser le coût de l'électricité ou d'éviter une trop forte augmentation des tarifs - dans tous les cas de figure, en effet, le prix de l'électricité peut monter, j'aurai l'occasion d'y revenir - est celui qui consiste à prolonger la durée de vie des réacteurs actuels.
Ce scénario, qui est le plus intéressant sur le plan économique, suppose deux conditions fondamentales : premièrement, que l'ASN donne son accord, et nous faisons l'hypothèse que cela est de sa compétence ; deuxièmement, que les investissements de jouvence et de sûreté qui sont programmés soient réalisés. Leur montant n'est pas négligeable, puisqu'ils représentent 55 milliards d'euros, soit environ 45 milliards d'euros en termes de jouvence et 10 milliards d'euros supplémentaires pour la sûreté.
Les scénarios alternatifs sont plus coûteux. De toute façon, quoi qu'on fasse, en 2050, le parc actuel sera renouvelé. La différence, c'est que, dans un cas, il faut se préoccuper de remplacer les réacteurs dès 2025, alors que, dans les autres cas, on peut attendre 2030, 2035, voire 2040. Dès lors que sont consentis des investissements importants pour changer les réacteurs, le coût est évidemment plus élevé.
Nous avons également étudié les conséquences de ces scénarios en termes d'externalité : sur la balance commerciale, sur l'emploi, sur l'indépendance énergétique de la France. Quel que soit le scénario envisagé, les conclusions étaient les mêmes : l'intérêt économique de la France, c'est d'allonger la durée de vie des réacteurs actuels. Cela nous permettra en outre le moment venu, c'est-à-dire d'ici à quinze ans, d'y voir plus clair en matière de solutions alternatives.
C'est au fond une stratégie de moindre regret, au sens mathématique du terme, non au sens trivial : on minimise les inconvénients et l'on y verra plus clair dans quinze ans, notamment si interviennent des mutations technologiques et si le coût des renouvelables s'est fortement amenuisé. On pourra, à ce moment-là, prendre les bonnes décisions, réduire un peu la part du nucléaire pour passer à plus de renouvelables ou, au contraire, envisager d'autres solutions.
Le scénario d'accélération de l'EPR nous est apparu plus coûteux, car l'EPR, il est vrai, coûte plus cher. À cela s'ajoute une contrainte en termes de potentiel de l'industrie française : il n'est pas du tout certain que celle-ci puisse faire face à la construction de deux réacteurs par an, à intervalles réguliers.
Cet élément industriel est important ; comme nous l'avons souligné dans nos conclusions, nous considérons que c'est pour la France une chance d'avoir une industrie nucléaire performante, à tous points de vue. Notre pays est compétent dans plusieurs domaines sur le plan industriel, notamment l'aéronautique et le nucléaire. Donc, à la fois en termes d'emplois qualifiés, de potentiel industriel, voire d'exportations, il faut absolument maintenir cette compétence.
Je rappelle que notre balance commerciale présente un déficit de 70 milliards d'euros, sur lesquels 60 milliards d'euros sont dus à l'énergie. Le nucléaire contribue, certes modestement, à soulager ce déficit avec 2,3 ou 2,5 milliards d'euros d'exportations. Les calculs sont faciles à faire : si l'on ne faisait pas de nucléaire, il faudrait logiquement construire des centrales à gaz et importer pour 20 milliards d'euros supplémentaires.
Nous sommes prudents mais, durant ces quatre mois où nous avons étudié tous les scénarios, notamment ceux proposés par les autres institutions, auditionné un grand nombre de personnalités, ce scénario de la prolongation du parc nucléaire actuel nous est apparu collectivement comme le meilleur.