Intervention de Franck Chauvin

Mission d'information Sécurité sociale écologique — Réunion du 13 janvier 2022 à 9h30
Audition de M. Franck Chauvin président du haut conseil de la santé publique hcsp

Franck Chauvin, président du Haut Conseil de la santé publique :

Le Haut Conseil fournit un certain nombre d'analyses au Gouvernement, notamment sur le mode de saisine et la stratégie nationale de santé. Nous avions rédigé le rapport préliminaire pour la stratégie nationale de santé en 2017. Olivier Véran m'a confié en mai dernier une mission concernant l'avenir de la santé publique dont le rapport devrait être rendu public dans les jours qui viennent et qui aborde l'organisation de notre système de santé.

Vous vous posez la question de la soutenabilité et de la résilience de notre système de santé. La France dispose d'un système de santé qui a des particularités par rapport aux autres systèmes de santé, en termes de financement et d'organisation, notamment de ses structures. Voulons-nous conserver ce même système ? Nous avons l'habitude de classer les systèmes de sécurité sociale en deux types : le beveridgien et le bismarckien. Le modèle bismarckien, construit par le Chancelier Bismarck, illustre la logique assurancielle. Le modèle beveridgien répond à une logique assistancielle, celle de l'État-Providence, développée par Beveridge, qui repose sur les trois « U » : universalité, uniformité des prestations et unité de gestion. Le modèle bismarckien repose sur des cotisations, l'assiette de ces cotisations pouvant varier d'un pays à l'autre, alors que le modèle beveridgien repose essentiellement sur l'impôt et un financement public. Dans ce dernier modèle, les prestations sont non contributives, donc indépendantes du financement et dans un système bismarckien, les prestations sont au contraire contributives. La France a la particularité de juxtaposer ces deux modèles. Ce modèle mixte est en train d'évoluer progressivement vers un modèle beveridgien, notre modèle complémentaire étant sur le modèle bismarckien où les gens ont des prestations en fonction de leurs cotisations. En France, nous n'avons pas encore franchi le pas d'une cotisation en fonction du risque. Toutefois, la cotisation des assurances complémentaires est variable d'un individu à l'autre en fonction de son risque et de son âge. Un système bismarckien repose sur la mutualisation du risque, un système beveridgien, sur la socialisation du risque. Dans votre réflexion, ce choix est essentiel. C'est une question de société. À la sortie de la guerre, notre système reposait sur une assiette de cotisation applicable aux travailleurs en fonction de leur salaire, qui a évolué vers un système beveridgien, avec notamment une assiette de la CSG plus large. Ce système est également caractérisé par une logique égalitaire. Notre système est fait d'égalité, de soutenabilité et de socialisation du risque. La tension est importante aujourd'hui, à telle enseigne qu'on peut se demander quelle est sa pérennité. La question du risque écologique ou environnemental est une question parmi d'autres qui se pose sur notre régime de protection sociale.

Quand on regarde ce que produit notre système de santé, on voit que sa particularité est d'être essentiellement axée sur les soins. Pour évaluer sa performance, on doit regarder à la fois l'évolution de l'espérance de vie et l'espérance de vie sans incapacité. Trois modèles existent : le modèle de Fries, le modèle de Gruenberg et Kramer et un mixte des deux. La France a fait le choix d'avoir un système axé sur les soins, qui augmente l'espérance de vie, sans rien modifier sur l'espérance de vie en bonne santé. C'est une particularité du système français. Le nombre de patients porteurs de maladies chroniques croît de 2 % par an. On comptait 12 millions de porteurs de maladies chroniques dans les années 2000 ; nous sommes actuellement à 15 millions et l'on risque de dépasser les 20 millions en 2025. Nous avons un système qui améliore l'espérance de vie sans modifier l'espérance de vie en bonne santé et qui, dès lors, est sous une tension extrême. La crise que nous vivons en ce moment en est l'illustration, notamment lorsque nous parlons de déprogrammation de malades du cancer. L'hôpital est déjà sous tension du fait du nombre très important de patients porteurs de maladies chroniques et l'arrivée de patients porteurs de maladies aiguës comme le Covid est très difficile à gérer. Ça ne peut qu'empirer dans les années qui viennent. Il n'y a aucune chance que cela s'améliore. La France est un pays où moins d'un Français sur deux arrive en bonne santé à l'âge de 65 ans, soit environ 46 %, hommes et femmes confondus. En Suède, 77 % de la population arrive en bonne santé à 65 ans !

Cette tension se voit également lors de l'étude des courbes de survie. Nous assistons depuis une trentaine d'années à la rectangularisation des courbes de survie, où la mortalité avant l'âge de 80 ans n'a pas arrêté de diminuer, puis la mortalité arrive rapidement. On sait que ces courbes de survie se rectangularisent d'autant plus que les revenus des pays sont importants. C'est le propre de la transition démographique et épidémiologique. Notre système est sous la contrainte de cette tension démographique, avec un vieillissement de la population dont l'espérance de vie augmente, et une tension épidémiologique, avec une contrainte liée aux maladies chroniques. Tous les pays ne font pas forcément ce choix et n'ont donc pas cette évolution comme la Suède qui a choisi d'organiser son système de santé il y a une trentaine d'années, vers un système équilibré entre un accroissement de l'espérance de vie et un accroissement de l'espérance de vie en bonne santé. Il s'agit d'un choix politique. En 1977, Gruenberg disait déjà que les systèmes de santé allaient mourir de leur succès. C'est la faillite de leur succès. Le succès des systèmes de soins amène une tension très importante sur le système lui-même. Je ne reviens pas sur l'augmentation des maladies chroniques de 2 % par an qui est insoutenable.

La socialisation du risque est l'autre particularité de notre système. Elle trouve ses limites dès lors que l'on arrive à individualiser les risques. Quand l'approche du risque est uniquement statistique, un pays adhère à socialiser le risque et à avoir une gestion commune des risques globalement répartis dans la population. À partir du moment où l'on identifie des risques spécifiques à certains individus, se pose la question de l'acceptation de la prise en charge des personnes qui présentent des facteurs de risque objectivés, voire qui s'exposent par leur comportement à ces facteurs de risque. Est-il normal que les fumeurs, malgré les avertissements, cotisent de la même façon que les non-fumeurs, alors que le risque cardio-vasculaire et de cancer est plus important ? Pour l'instant, les systèmes de santé arrivent à gérer ces risques comportementaux. Dès lors que le risque est plus précis, ce qui est notamment le cas avec le développement de la génomique, le problème devient tout autre. Il est probable que sous 10 ans, l'analyse de notre génome mettra en évidence des facteurs de risque, soit propres, soit en relation avec l'environnement. On commence déjà à voir des exemples. Est-ce que notre système continuera à prendre en charge des personnes qui ont un risque plus important, de façon solidaire, dès lors que l'on aura connaissance de ces risques ? Aujourd'hui, il est difficile de répondre à cette question. En revanche, on est sûr de cette tension. Les travaux sur la socio-génomique mettent en évidence l'identification du risque sur une population relativement importante. Ce que l'on pensait être de la science-fiction il y a 20 ans, l'est de moins en moins. Je suis de ceux qui pensent que l'identification du risque sur les individus devient difficile à gérer.

Le risque environnemental va entrer dans cette catégorie. On va identifier des risques environnementaux et des interactions entre génome et environnement. La société acceptera-t-elle de payer solidairement ces risques ? Nous avons un risque de transition démographique avec le vieillissement de la population, de transition épidémiologique avec l'évolution vers les maladies chroniques, et un risque écologique avec l'apparition de nouveaux risques. Notre système est triplement sous tension.

Si l'on veut une approche de la santé et non des soins, il faut modifier notre angle d'attaque, et agir non plus sur les maladies mais agir sur les déterminants de la santé. Il est globalement admis que le système de soins contribue entre 20 % et 25 % à la santé d'une population. L'essentiel de la santé d'une population est constituée des déterminants extérieurs au système de santé et de soins. Il s'agit de déterminants sociaux, physiques et environnementaux et des comportements de santé. Notre proposition est de ne plus avoir une approche par pathologie, mais une approche par le risque, donc par les déterminants de la santé. Il faut avoir une action sur ces derniers.

Dans l'évolution de notre système de santé et de protection sociale, je pense que l'on peut se fixer collectivement comme objectif l'augmentation de l'espérance de vie en bonne santé. C'est l'enjeu majeur des prochaines années. On doit rattraper notre retard. L'Allemagne a fait évoluer de façon considérable l'espérance de vie en bonne santé en une quinzaine d'années. On sait qu'il faut jouer sur les déterminants de la santé. L'éducation joue également un rôle considérable. L'essentiel de nos comportements de santé est conditionné par le niveau de littératie en santé, c'est-à-dire notre niveau de culture en santé. Or ce niveau s'acquiert très vite à l'école primaire, soit avant l'âge de 12 ans. C'est exactement la même chose pour les comportements vis-à-vis de l'environnement. Il existe un lien très fort entre les comportements en santé et ceux liés à l'environnement. Or, la France a un niveau de littératie au plus bas. Certains pays ont engagé un plan d'augmentation de littératie en santé, comme les États-Unis, le Canada, l'Écosse, l'Australie, et ont augmenté le niveau de l'éducation à la santé, de façon à ce que les comportements évoluent.

Dans son rapport préliminaire de la stratégie nationale de santé, le Haut Conseil a identifié quatre menaces pour la santé des Français : les maladies chroniques, les risques infectieux, les risques liés à l'environnement, et enfin, les risques liés à l'inadaptation du système de santé et de soins. L'analyse était juste. On a vu, à travers cette crise, que c'était une crise de type infectieux, dans laquelle il existe des rapports avec l'environnement. La crise a été majorée par le taux de maladies chroniques que l'on a appelé une sindémie, c'est-à-dire une épidémie qui touchait essentiellement des patients porteurs de maladies chroniques. Le Haut Conseil a également montré à quel point le risque lié à l'environnement était important, notamment avec le chikungunya et le zika. Le HCSP avait alors proposé que notre politique de santé repose sur plusieurs piliers. « One Health » est l'interaction entre la santé animale et humaine et la santé environnementale. La résistance aux antibiotiques est un très bon exemple du risque qui nous attend. Les travaux sur ce sujet sont assez inquiétants et il existe déjà des pathologies pour lesquelles on n'a plus d'antibiotiques actifs comme certains types de tuberculose. On a laissé se développer une résistance aux antibiotiques par facilité. « Health in All Policy » signifie que la santé d'une population est la résultante d'un ensemble de politiques et pas simplement d'une politique de santé. La politique environnementale pèse très lourd sur la santé de la population. Le rapport du Lancet le confirme régulièrement.

Sans répondre directement à la question de la sécurité sociale environnementale, il faut adopter une vision positive de la santé. Actuellement la santé est vécue au mieux comme une dépense, sinon comme une charge, voire comme un trou ! En fait, la santé est un capital très précieux et, à ce titre-là, il faut accepter d'investir pour la préserver.

Concernant les modes d'action, la France a la particularité d'avoir une approche égalitaire des problèmes, qui se révèlent inéquitables. Notre difficulté va être de passer d'une approche égalitaire à une approche équitable. Dans cette approche équitable, développée par le professeur Michael Marmot, on doit mettre en place l'universalisme proportionné comme mode d'action. Des actions générales s'adressant à l'ensemble de la population coexistent avec des actions spécifiques qui s'adressent à ceux qui en ont le plus besoin. Quand on propose des mesures générales, c'est toujours ceux qui en ont le moins besoin qui s'en emparent en premier. Par conséquent, on augmente toujours les inégalités sociales de santé. Ainsi une politique anti-tabac générale a essentiellement fait arrêter de fumer les cadres supérieurs et les cadres. Or, c'est déjà eux qui ont une espérance de vie supérieure. C'est exactement pareil sur le risque environnemental.

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