Intervention de Virginie Tassin Campanella

Mission d'information Fonds marins — Réunion du 5 avril 2022 à 17h00
Audition de maître virginie tassin campanella avocat à la cour experte auprès de l'union internationale pour la conservation de la nature uicn et Mme Anne Caillaud chargée de programme outre-mer à l'uicn

Virginie Tassin Campanella, avocat à la Cour, experte auprès de l'Union internationale pour la conservation de la nature :

L'UICN ne s'est pas positionnée au niveau européen, mais à l'échelle l'internationale.

L'Union européenne a soutenu d'importants programmes de recherche scientifique marine dans la Zone - je vous enverrai des références précises. Ces dernières années, elle a modifié son approche vis-à-vis de l'exploration et de l'exploitation. Début 2010, l'Union européenne a approuvé le guide indopacifique élaboré par le secrétariat de la Communauté pacifique. Ce précédent a servi d'exemple à nombre de régions et d'États. Pourtant, l'exploration et l'exploitation restaient privilégiées. En 2018, dans sa résolution sur la gouvernance internationale des océans, le Parlement européen s'est prononcé en faveur d'un moratoire pour l'exploration et l'exploitation du plateau continental des États membres et de la zone internationale des fonds marins. Certains États n'étaient pas favorables à ce moratoire et, en 2020, dans le cadre de la stratégie biodiversité 2030, la Commission européenne s'est prononcée en faveur d'un moratoire sur l'exploitation des grands fonds marins dans la Zone. Le plateau continental n'était en revanche plus cité.

En 2021, le Parlement européen a rappelé l'importance de la connaissance des fonds marins et d'un moratoire sur leur exploration et leur exploitation.

Au sein de l'Union, les positions divergent : ainsi, la Belgique et l'Allemagne s'interrogent sur leur positionnement. Néanmoins, la majorité des États est plutôt favorable à biodiversité et la recherche scientifique.

J'en viens à l'exploitation. Le questionnaire envoyé par le Sénat pose la question de savoir si un moratoire international est irréaliste, compte tenu des positions de la Chine et de la Russie.

Le moratoire UICN a été adopté à 82 % des voix d'États et 95 % des voix d'ONG. La Chine a voté contre et la Russie n'a pas voté. Pour procéder à une exploitation, la majorité des membres doit lever le moratoire. La Chine et la Russie ne peuvent donc pas se précipiter dans l'exploitation des grands fonds marins, compte tenu de ce contexte diplomatique.

L'UICN souhaite des garde-fous environnementaux, notamment des études d'impact rigoureuses et transparentes, d'où de nécessaires audits indépendants qui comprennent des évaluations des risques sociaux, culturels et économiques. La France doit porter ce message, notamment en raison de ses outre-mer.

Le rôle de l'AIFM est difficile : elle encadre les activités et décline les règles en se référant à la convention du droit de la mer. Mais elle a également un rôle de potentiel opérateur, via l'Entreprise, et de distributeur des revenus d'exploitation.

Ce qui pose problème n'est pas l'existence des règles, mais leur mise en oeuvre. Des seuils, des indicateurs et une méthodologie sont nécessaires pour évaluer le caractère grave et irréversible des impacts environnementaux. Dans la pratique, il y a un déséquilibre entre la priorité de fait accordée à l'exploration et l'exploitation et la protection du milieu marin, qui vient en second. Dans la convention des Nations unies sur le droit de la mer, la priorité n'est pas donnée à l'un ou à l'autre. La question est donc de les concilier de manière équilibrée et efficace.

Le moratoire adopté par l'UICN n'est pas le seul : l'Union européenne s'est également prononcée en ce sens.

Vous m'avez interrogée sur les risques d'exploitation en dehors de tout contrôle. Il a fallu neuf années pour parvenir à la rédaction de la convention des Nations unies sur le droit de la mer. La partie sur la Zone est extrêmement fournie, même si elle est loin d'être parfaite. Toutefois, le cadre juridique existe.

En outre, un accord de mise en oeuvre précise cette convention - c'est l'accord sur la partie XI. De nombreuses règles existent donc, et il n'y a en principe pas de risques d'exploitation hors de tout contrôle.

Cette convention est particulièrement importante, car elle est quasiment universelle. Elle a été ratifiée par 160 États membres, soit quasiment tous les États de la planète. Le mécanisme de responsabilité applicable aux États et aux acteurs privés qui effectuent des exploitations dans la zone a été clarifié dans un avis consultatif de la chambre des fonds marins du tribunal international du droit de la mer en 2011. Cet avis a clairement mis en avant l'obligation de diligence requise de l'État, qui est tenu de faire de son mieux pour que les contractants s'acquittent de leurs obligations, notamment les obligations environnementales. Pour cela, l'État doit adopter des lois, des règlements et des mesures administratives. Le moyen le plus simple de vérifier si l'État français a appliqué cette obligation de diligence requise, c'est d'effectuer un audit de tout ce qui a été fait dans le cadre des activités d'exploration dans la zone des fonds marins. À titre d'information, j'ajoute que très peu de règles de droit européen sont applicables aux activités en dehors de la juridiction nationale.

Cette obligation implique d'adopter une approche de précaution, d'avoir recours aux meilleures pratiques écologiques et d'effectuer des études d'impact environnementales.

Vous nous avez ensuite interrogées sur la levée du moratoire, que nous conditionnons au respect de plusieurs conditions. En quoi les discussions actuelles sur le règlement de l'AIFM ne permettent-elles pas d'apporter ces garanties ?

L'UICN a des préoccupations particulières, s'agissant notamment de la commission juridique et technique de l'Autorité internationale des fonds marins, en raison du manque de diversité dans l'expertise. Cette diversité d'expertise est prévue par la convention des Nations unies sur le droit de la mer. Il s'agit encore une fois ici d'une question de mise en oeuvre. L'UICN a ainsi constaté que, en raison de son manque d'expertise en écologie et en biologie des grands fonds marins, cette commission, qui étudie les plans de travail d'exploration et qui examinera les demandes d'exploitation, a validé un permis d'exploration de la Pologne alors que des portions très importantes des zones à explorer sont situées dans une zone marine d'importance écologique ou biologique. Par ailleurs, certains des membres de cette commission sont affiliés à des contractants de l'AIFM. Il conviendrait de régler ce problème afin d'asseoir la crédibilité de l'AIFM et d'éviter tout conflit d'intérêts.

Il existe une réelle inquiétude sur le fait que l'adoption de ces régulations suive un calendrier industriel plutôt qu'un calendrier de politique internationale. Or le droit international et la société civile ne vont pas au même rythme : le droit international est lent, car il nécessite de prendre en compte les préoccupations de tous les États. Il semble que l'adoption des régulations a été faite de manière un peu trop hâtive. Une consultation plus importante de la société civile aurait permis d'éviter ce type de problèmes.

L'enjeu, c'est un risque de perte nette pour l'humanité de services écosystémiques, d'accélération du changement climatique en cas de dommage à l'environnement marin, lequel joue un rôle dans l'absorption du CO2, de perte d'opportunités pour le développement de remèdes médicinaux. Ces enjeux sont si importants que des débats publics doivent être menés sur les questions d'exploitation.

L'UICN a par ailleurs des inquiétudes sur l'influence des acteurs privés au sein de l'AIFM, notamment sur son personnel et son secrétaire général. Il existe des suspicions de conflits d'intérêts, ces personnels étant proches de compagnies privées, notamment de DeepGreen Metals, devenue TMC. Ces compagnies exercent également une influence sur les États, notamment Nauru, qui s'est fait représenter au sein de l'AIFM par le PDG de DeepGreen... C'est une pratique un peu particulière, qui laisse craindre l'apparition de patronages de complaisance et des risques qui y sont associés.

J'en viens à la question suivante. Le moratoire adopté par l'UICN appelle à une réforme de l'AIFM : en quoi la gouvernance de cette autorité n'est-elle pas aujourd'hui suffisamment transparente ?

La résolution 122 de l'UICN soutient la réforme de l'AIFM, tout comme le Parlement européen, qui a mentionné en juin 2021 un lien apparent entre les méthodes de travail et le manque de transparence de l'Autorité internationale des fonds marins et la protection effective du milieu marin contre les effets nocifs. C'est le paragraphe 185, que je vous transmettrai.

Plusieurs propositions de réformes ont été faites, notamment la mise en place d'un système de suivi et de surveillance du respect des clauses des contrats d'exploration, une mise en oeuvre opportune et appropriée de la responsabilité des États, des entités et de l'AIFM elle-même devant la chambre des fonds marins, une possible mise en oeuvre de la responsabilité de l'AIFM en cas de fait internationalement illicite dans le cadre de la responsabilité des organisations internationales, un mécanisme qui garantisse, au sein de l'AIFM, la gestion des conflits d'intérêts et la transparence, des dispositions particulières comme la règle des deux ans, le « use it or lose it ». L'encouragement à l'exploitation après l'exploration devrait être interprété pour être sûr que l'activité n'est pas justifiée que par la seule recherche du profit.

La deuxième série des questions que vous nous avez adressées porte sur la position de la France. Comment jugeons-nous sa position officielle, notamment le fait qu'elle veuille renforcer ses activités d'exploration et de développement technologique ? Le comité français de l'UICN souhaite surtout attirer l'attention sur les implications des explorations et des exploitations au sein du plateau continental français.

La zone en dehors de la juridiction nationale n'est pas intéressante financièrement, car les bénéficies sont partagés entre tous les États parties. Ce marché est immature, les risques environnementaux dans cette zone sont très importants, les investissements considérables et la procédure relativement lourde.

Le régime du plateau continental en revanche permet à l'État côtier de déterminer sa politique environnementale. Dans ce régime, il n'y a pas d'obligation environnementale spéciale. Ce régime a été créé pour offrir de la souplesse et permettre d'accéder facilement aux ressources naturelles et de les utiliser. Les contraintes sont celles qui figurent dans la partie XII de la convention des Nations unies sur le droit de la mer, qui parle essentiellement de pollution marine et non de perturbation du milieu marin. Le cadre juridique est donc inadapté à la protection du milieu marin sur le plateau continental de tous les États parties.

En outre, les bénéficies commerciaux de toutes les activités d'exploitation sont bien plus intéressants sur le plateau continental français que dans la Zone. Il y a donc des chances pour que les activités d'exploration et donc d'exploitation soient développées en premier sur le plateau continental. Or les risques environnementaux sont plus importants sur le plateau continental que dans la Zone.

Vous nous avez également interrogées sur la réforme du code minier français. Le comité français de l'UICN n'a pas été consulté directement sur cette réforme, mais il a soumis des propositions dans le cadre de la loi portant lutte contre le dérèglement climatique et renforcement de la résilience face à ses effets, lesquelles n'ont pas été adoptées. Le comité français est aussi particulièrement inquiet du projet d'ordonnance sur l'outre-mer en cours de discussion, qui permettra des autorisations d'exploitation sur le plateau continental et la zone économique exclusive (ZEE) de la Guadeloupe, de la Guyane, de la Martinique, de la Réunion et de Mayotte. Quoi qu'en dise le Gouvernement, on voit qu'il y a un intérêt très fort pour l'exploitation. L'UICN note, à la suite de l'adoption récente d'une stratégie ministérielle de maîtrise des fonds marins, un objectif d'exploiter durablement les ressources. Cette stratégie mentionne non pas l'action de l'État en faveur de la protection du milieu marin, mais seulement la protection des intérêts industriels et militaires. C'est un peu dommage.

Le cadre juridique français est insuffisant à plusieurs égards. Il manque un cadre clair sur la responsabilité des acteurs et des entités impliqués dans ces activités, notamment en ce qui concerne les sanctions et les dommages sur le milieu marin ou sur un écosystème unique ou rare. Une clarification du cadre juridique des installations et des engins d'exploration est également nécessaire, en particulier en ce qui concerne les véhicules autonomes. De même, il n'existe pas d'encadrement juridique des plateformes offshore, dont on ne sait pas toujours si elles sont assimilées à des navires ou pas.

Il faudrait réfléchir aussi de manière générale à un cadre fiscal applicable et renforcer le cadre environnemental. Seules les eaux et la surface de certaines aires marines sont protégées, non les fonds marins. Techniquement, des activités d'exploration sont donc possibles en dessous des aires marines protégées, par exemple dans les Terres australes.

Le plateau continental est en communication directe avec la colonne d'eau et la surface. Le plateau continental étendu coexiste avec la haute mer. Il s'agit donc de penser un cadre environnemental applicable à une zone sous juridiction et hors juridiction.

On voit très clairement la volonté de la société civile de responsabiliser tous les acteurs, notamment les États, comme le montre la proposition d'instituer la notion d'écocide.

L'UICN a toujours soutenu la proposition d'extension des aires marines protégées. Elle est particulièrement inquiète des lacunes d'encadrement de ces aires, en particulier sur les questions de représentativité et de degré de protection. Les activités d'exploration sont incompatibles avec les objectifs de protection des espèces et des habitats sensibles. Explorer ces aires protégées augmenterait la pression sur les milieux marins.

En réponse à votre question sur le jumeau numérique de l'océan, je rappelle qu'il s'agit d'une initiative européenne en cours de développement, qui ne sera pas opérationnelle avant 2024. L'utilisation de ce jumeau pour les grands fonds marins pose plusieurs difficultés. Premièrement, l'observation satellite et in situ n'est pas efficace pour les grands fonds marins. Les données ainsi collectées ne peuvent pas être utilisées. Deuxièmement, il est prévu que ces données soient en open access. Or les États membres sont réticents à ce jour à partager les données liées à la colonne d'eau. Troisièmement, pour qu'un jumeau numérique puisse être opérationnel, il faut que les données soient de bonne qualité et qu'elles soient standardisées.

J'en viens à votre dernière question : l'information et l'association des parties prenantes à la stratégie nationale de 2021 pour l'exploration et l'exploitation minière des grands fonds marins sont-elles satisfaisantes ? Cette stratégie a été développée sans consultation publique ou sollicitation de la société environnementale. Le comité français de l'UICN n'en a eu connaissance qu'une fois qu'elle a été adoptée. L'objectif prioritaire de cette stratégie est assez fragilisé. Pour l'association des parties prenantes, compte tenu des vues des industriels sur les ressources de la Polynésie française et de la Nouvelle-Calédonie, il conviendrait d'associer les communautés locales et les représentants du savoir traditionnel à toutes ces questions pour discuter de l'acceptabilité de ces activités, mais aussi de leurs impacts économiques, sociaux, environnementaux et culturels.

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