Intervention de Paul Cassia

Mission d'information Judiciarisation — Réunion du 18 janvier 2022 à 15h00
Audition de spécialistes de droit public et de droit constitutionnel : Mm. Paul Cassia professeur de droit public à l'université paris i panthéon-sorbonne jean-philippe derosier professeur de droit constitutionnel à l'université de lille bertrand mathieu conseiller d'état en service extraordinaire professeur à l'école de droit de la sorbonne de l'université paris i panthéon-sorbonne dominique rousseau professeur à l'école de droit de la sorbonne de l'université paris i panthéon-sorbonne et guillaume tusseau professeur de droit public à sciences po

Paul Cassia, professeur de droit public à l'Université Paris I Panthéon-Sorbonne :

Merci, Monsieur le président, merci, Mesdames et Messieurs les sénateurs, de me faire participer à votre réflexion sur ce sujet fondamental qui nous intéresse en tant qu'universitaires et en tant que citoyens.

Ce sujet s'amorce par un présupposé sur lequel il faudrait s'interroger, à savoir la place grandissante des juges en France et en Europe. Le questionnaire qui nous a été soumis fait état d'une montée en puissance progressive d'un pouvoir juridictionnel, qui est évoquée comme un acquis. Je pense qu'il faudrait le démontrer, car je n'ai pas constaté de montée en puissance progressive d'un pouvoir juridictionnel. Pour ma part, je déplore plutôt la faiblesse du pouvoir juridictionnel dans la période récente et je le démontrerai, exemples à l'appui.

J'ai pris connaissance avec beaucoup d'intérêt des contributions de MM. Schoettl et Steinmetz. M. Schoettl regrette l'époque de 1979, date à laquelle il est entré au Conseil d'État, et la jurisprudence qui s'appliquait alors, ainsi que la place qui était assignée au juge, étant entendu que le droit de recours individuel devant la Cour européenne des droits de l'homme a été octroyé en 1981 à l'initiative du ministre de la justice Robert Badinter. Personnellement, je ne suis pas du tout nostalgique de cette époque et je pense qu'il est plus utile de se projeter dans l'avenir.

M. Schoettl dit également que la démocratie représentative souffre de l'hypertrophie du pouvoir juridictionnel national et supranational et que nous traversons une crise qui n'est pas sans rappeler celle qu'a connue l'Ancien Régime avec ses parlements. Je n'ai pas vu comment cette affirmation était étayée.

M. Steinmetz a évoqué pour sa part une pénalisation croissante de l'action publique. Vous la ressentez peut-être comme élus, mais, comme citoyen, je n'en ai pas vu les traces. Aucun chiffre ne démontre cette affirmation. M. Steinmetz évoque par ailleurs une paralysie de l'action politique du fait des juges, ce qui me semble inexact, et je le démontrerai, chiffres et éléments à l'appui. Il évoque aussi des fuites en avant en matière de transparence, qui m'ont échappé. Il se trompe aussi en évoquant les pouvoirs exorbitants qui sont conférés au juge des référés libertés.

M. Schoettl et M. Steinmetz sont d'accord pour que l'on puisse saisir le juge, mais à condition que le juge valide le texte qui est contesté. Ils prennent un exemple qui me parait tout à fait mal choisi, à savoir une ordonnance du juge des référés rendue par le Conseil d'Etat le 22 juin 2021, sur l'affaire relative à l'assurance chômage. De manière rare, le Conseil d'Etat a suspendu une réforme qui devait entrer en vigueur le 1er juillet 2021. L'ordonnance est très motivée et comprend cinq considérants, avec des chiffres, des données et des explications. Le juge des référés a pris le soin de motiver sa position, qui est étayée par un élément qui est inhérent au texte. En effet, ce dernier comportait une contradiction interne puisque la réforme entrait en vigueur en septembre 2022 pour les employeurs et en juillet 2021 pour les travailleurs. C'est cette contradiction qui a conduit à la suspension de la réforme. Le juge des référés a sanctionné cet effet de ciseau. Sa position ne semble pas du tout participer à un « gouvernement des juges » décrié par les deux précédents orateurs.

Je fais du droit concret et je souhaite évoquer l'état d'urgence sanitaire sur lequel vous avez travaillé en tant que parlementaires. Vous avez voté douze lois en moins de deux ans sans qu'un juge vous ait empêché de le faire. Le décret du 1er juin 2021, qui met en oeuvre la loi du 31 mai 2021 sur la gestion de la sortie de la crise sanitaire, a été modifié 51 fois en sept mois, selon les données de Légifrance. Aucune de ces modifications n'a été empêchée par le Conseil d'Etat ni fait l'objet de recours contentieux. Je prends l'exemple très récent de l'interdiction de vendre des denrées alimentaires dans les transports en commun. Personne ne l'a contestée. J'ai d'ailleurs eu le regret de devoir déposer moi-même un nombre important de recours puisque personne d'autre n'était disposé à saisir le juge...

Le confinement que nous avons toutes et tous connu découle du décret du 23 mars 2020, pris en application de la loi que vous avez adoptée en des temps records sans que le Conseil constitutionnel ne soit saisi. Il n'a été contesté que par moi. Il n'y a donc pas eu de recours excessif au juge qui aurait entravé l'action de l'administration pendant cette période. Le chiffre des 600 référés dont le Conseil d'Etat a été saisi est insignifiant pour des textes qui sont applicables quotidiennement à 67 millions d'individus.

De plus, le Conseil constitutionnel a tout validé, à part la prolongation automatique des détentions provisoires, en faisant usage toutefois de cette disposition, que je trouve fort malheureuse, prévue à l'article 62 de la Constitution : ce mécanisme permet au Conseil constitutionnel de « neutraliser » les déclarations d'inconstitutionnalité et de les priver d'effets concrets. Le Conseil constitutionnel avait d'ailleurs mal commencé son travail en rendant sa décision du 26 mars 2020 sur la loi organique que vous aviez votée, qui permettait au Conseil constitutionnel et aux juridictions suprêmes de dépasser le délai de trois mois pour se prononcer sur les questions prioritaires de constitutionnalité (QPC). Le Conseil constitutionnel a écarté l'application d'une disposition explicite de la Constitution au nom des circonstances exceptionnelles. Je ne vois ici aucune entrave au travail du Parlement.

Le Conseil d'État, pour sa part, a tout validé, ou presque, de l'état d'urgence sanitaire et de ses dérivés, à l'exception de la jauge dans les lieux de culte et de la possibilité pour les clients d'aller voir leur avocat. Il a tout validé bien que la loi du 23 mars 2020, comme la loi du 31 mai 2021, exige du juge des référés ou du juge de la légalité qu'il exerce un contrôle de stricte proportionnalité de la réglementation adoptée. Vous avez vous-mêmes prévu un contrôle renforcé de la part du juge, mais il ne l'a pas exercé, hélas, au long des deux années qui viennent de s'écouler.

J'évoquerai peut-être quelques affaires au cours des débats. Je signale tout de même l'affaire jugée par le Conseil d'État en référé le 26 juillet 2021 sur l'extension du passe sanitaire aux établissements accueillant plus de 50 personnes. Vous aviez voté le 31 mai 2021 une loi qui limitait le passe sanitaire aux rassemblements comportant au moins 1 000 personnes. Le Gouvernement a décidé tout d'un coup d'abaisser ce seuil à 50 personnes. Le Conseil d'État a été saisi par mes soins, avec des associations et des entreprises, et il a jugé qu'au nom des circonstances exceptionnelles, la loi pouvait être contournée afin que l'évolution de la situation sanitaire soit prise en compte par le pouvoir réglementaire. Il n'y a là aucun empêchement fait au Gouvernement d'agir, bien au contraire.

Par ailleurs, en dehors de la pandémie, il existe un nombre considérable de filtres, comme celui de l'intérêt à agir. Je citerai comme exemples « l'arbitrage Tapie » ou la requête formulée à l'encontre d'Eric Dupond-Moretti par moi-même et par certaines associations, rejetés faute d'intérêt à agir.

À mon sens, il ne faut jamais avoir peur des contrôles et, à titre personnel, je souhaiterais qu'ils soient renforcés. Un contrôle est une chance, car il garantit la sécurité juridique et l'acceptabilité des mesures prises par les pouvoirs publics. Je me permets de formuler trois voeux. Je souhaite tout d'abord que l'autorité judiciaire devienne un pouvoir judiciaire. Je souhaite également que la CJR soit supprimée et que le mécanisme de la QPC soit réformé au profit d'une décentralisation du contrôle de constitutionnalité.

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