Intervention de Bertrand Mathieu

Mission d'information Judiciarisation — Réunion du 18 janvier 2022 à 15h00
Audition de spécialistes de droit public et de droit constitutionnel : Mm. Paul Cassia professeur de droit public à l'université paris i panthéon-sorbonne jean-philippe derosier professeur de droit constitutionnel à l'université de lille bertrand mathieu conseiller d'état en service extraordinaire professeur à l'école de droit de la sorbonne de l'université paris i panthéon-sorbonne dominique rousseau professeur à l'école de droit de la sorbonne de l'université paris i panthéon-sorbonne et guillaume tusseau professeur de droit public à sciences po

Bertrand Mathieu, conseiller d'État en service extraordinaire, professeur à l'École de droit de la Sorbonne de l'Université Paris I Panthéon-Sorbonne :

Monsieur le président, Monsieur le rapporteur, Mesdames et Messieurs les sénateurs, je prendrai une position qui sera opposée à celle de mes deux collègues. Je voudrais d'abord saluer la pertinence de la question que vous soulevez, parce qu'elle se pose depuis longtemps. J'ai écrit deux ouvrages qui montrent que je suis particulièrement sensible à ces questions.

Je commencerai par quelques considérations théoriques. Tout d'abord, nous sommes dans un système mixte, démocratique et libéral. La démocratie consiste en des mécanismes de légitimation du pouvoir tandis que le libéralisme consiste en des mécanismes de contrôle du pouvoir. Le pouvoir politique est l'émanation du pouvoir démocratique tandis que le juge s'inscrit dans une logique libérale.

Pour moi, il existe un problème de politisation de la justice, notamment du fait du poids de syndicats politisés au sein de la magistrature, comme j'ai pu l'observer de manière pratique en siégeant au Conseil supérieur de la magistrature (CSM). En outre, je me tiens à une obligation de réserve sur le Conseil d'État.

Toute la construction d'un système politique vise à trouver un équilibre entre ces deux composantes, démocratique et libérale. Or notre histoire est une succession de déséquilibres.

Selon moi, la désaffection des citoyens vis-à-vis du pouvoir politique est liée au fait que les citoyens prennent progressivement conscience que le pouvoir échappe au politique, puisqu'il est en partie entre les mains des juges, de la Commission européenne, de la Banque centrale ou encore des agences de notation. À force de mettre en exergue le contrôle, qui est évidemment nécessaire, nous arrivons à un point de déséquilibre où le contrôle l'emporte sur l'action. Or, dans une démocratie, il est important de pouvoir agir avant de pouvoir contrôler.

Si l'on prenait les programmes des candidats à l'élection présidentielle aujourd'hui et qu'on les examinait à l'aune des différents contrôles qui s'exerceront, je crois qu'aucun candidat ne pourrait réaliser entièrement son programme. Nous connaissons une crise profonde de la démocratie, car si un candidat dit ce qu'il va faire, mais qu'un juge l'en empêche, la confiance dans le politique se réduit. Le décalage entre des programmes politiques qui se présentent comme libres et les contrôles qui s'exerceront après l'élection est problématique.

Quelles sont les manifestations de l'intervention du juge dans la vie politique ? La Cour européenne des droits de l'homme est très peu liée à la Convention européenne des droits de l'homme, dont elle interprète le texte librement. Elle peut aussi introduire des principes qui n'y figurent pas et choisit entièrement ses normes de référence. Pour moi, cela est la manifestation de l'exercice d'un pouvoir.

S'agissant du Conseil constitutionnel, la QPC, à laquelle j'ai été très favorable, est un système vertueux, mais qui permet au juge de participer à la détermination du calendrier parlementaire en fonction de l'idée qu'il se fait de l'évolution des circonstances de fait. S'il faut adapter le droit à certaines évolutions de la société, cela n'est pas une fonction du juge, mais une fonction politique.

En outre, concernant la pénalisation de la vie politique et de la vie publique, la question est celle de la responsabilité politique, qui est une des conditions essentielles de la démocratie. Toutefois, il n'y a plus de responsabilité politique puisque la responsabilité pénale l'a remplacée. On a mis en cause un ministre de la justice dans une affaire de conflit d'intérêts dans laquelle les juges sont eux-mêmes en situation de conflit d'intérêts. On a condamné une ancienne ministre pour imprudence. On poursuit un ancien Premier ministre pour empoisonnement. On perquisitionne une assemblée parlementaire sans l'autorisation de son Président ou de son Bureau. On détermine ce que doit être le rôle d'un assistant parlementaire. Ce sont autant d'exemples du renforcement des interventions de la justice dans le champ politique. Ce phénomène d'ailleurs se conjugue avec la perte de confiance des citoyens dans le politique.

J'aimerais évoquer quelques solutions, qui sont peut-être caricaturales et sommaires. L'équilibre du pouvoir normatif entre le pouvoir politique et les juges sera difficile à rétablir parce que le système juridictionnel est un ensemble. En effet, le juge constitutionnel s'appuie sur le juge européen et le juge judiciaire s'appuie sur le juge européen et sur le juge constitutionnel. S'il l'on touche à un des maillons de cet ensemble, le système résistera par un phénomène d'imbrication.

S'agissant du Conseil constitutionnel, il convient de maintenir le principe d'une composition mixte de juristes et de politiques, car juger la loi n'est pas un acte comme les autres. Le système de nomination pourrait néanmoins évoluer, en prévoyant par exemple la nomination d'un conseiller d'État, d'un conseiller à la Cour de cassation, d'un conseiller maître à la Cour des Comptes, d'un avocat et d'un professeur de droit, tandis que les autres membres seraient nommés librement par le pouvoir politique.

Il conviendrait aussi que, dans certains cas, le Parlement, à une majorité qualifiée, puisse demander au Conseil constitutionnel de réexaminer une de ses décisions. Dans le cas où le conflit ne pourrait pas être résolu, il faudrait que la question puisse être tranchée par le pouvoir politique selon des procédures prévues pour la révision de la Constitution. Selon moi, le politique doit toujours avoir le dernier mot en démocratie.

S'agissant de la responsabilité pénale des responsables politiques, l'un des axes les plus efficaces est, dans le sens de la loi Fauchon, de revoir la définition des délits non intentionnels par une réforme du code pénal. Il convient aussi d'abandonner la convention qui voulait qu'un ministre mis en examen soit systématiquement contraint de démissionner. Cette règle non écrite conduit à substituer la responsabilité judiciaire à la responsabilité politique puisqu'un simple juge peut décider qu'un ministre quittera le gouvernement.

Par ailleurs, il est vrai que la Cour de justice de la République est bancale, mais il est difficile de la remplacer. J'estime qu'il n'appartient pas aux juges de décider ce qui est politique et ce qui ne l'est pas. Il faudrait donc inverser le système, pour que le politique intervienne au moment de la mise en cause, au stade de la commission des requêtes et de la commission d'instruction, plus qu'au moment du jugement.

S'agissant du rapport entre le droit national et les juridictions européennes, il faut considérer que le système hiérarchique ne fonctionne plus. Ce dernier a un vice fondamental, car s'il y a plusieurs hiérarchies, le juge régule des rapports de système qui ne sont pas régulés par eux-mêmes. Admettre la supériorité inconditionnelle des jurisprudences européennes comme admettre la prévalence inconditionnelle des règles constitutionnelles conduit à une impasse.

Il faudrait retenir deux axes. Le premier axe viserait à redéfinir l'articulation des compétences nationales et européennes. J'en reviens à la référence du Conseil constitutionnel aux principes inhérents à l'identité constitutionnelle, qui constitue un garde-fou. Toutefois, c'est le juge qui décide. Nous donnons donc une puissance considérable au juge qui décidera de la hiérarchie de la norme européenne et constitutionnelle. Il faudrait inscrire dans la Constitution un certain nombre de principes qui sont inhérents à l'identité constitutionnelle. Cela aurait deux effets, car cela s'imposerait au juge national et cela constituerait une limite à l'intervention du juge européen. Il faut inscrire ces principes dans la Constitution de manière substantielle.

Le deuxième axe vise à passer d'une obligation de soumission à une obligation de dialogue constructif. Nous pourrions imaginer que les juridictions nationales puissent interroger les juridictions européennes lorsqu'un conflit se produit. En cas de non-résolution du conflit, il conviendrait de rendre aux autorités politiques le pouvoir du dernier mot en la matière, qui résulterait de l'exercice du pouvoir souverain ou de la négociation internationale. Le principe de subsidiarité ne peut pas être fixé uniquement par les juridictions européennes. Le problème est que les garde-fous sont entièrement entre les mains des juges. Le juge dispose d'instruments extrêmement forts.

Si l'on regarde trois décisions de la Cour européenne des droits de l'homme portant sur l'interdiction du voile islamique à l'université en Turquie, sur l'interdiction du crucifix à l'université en Italie ou sur l'interdiction du voile intégral dans l'espace public en France, nous voyons que ces décisions résultent simplement d'un rapport de force. La Cour a probablement plié parce qu'elle savait qu'il y aurait une résistance politique nationale. Par une réaction déterminée face à certaines dérives et par le respect scrupuleux de la jurisprudence quand les intérêts essentiels ne sont pas en jeu, la France pourrait faire évoluer les choses en Europe.

Je voudrais terminer en disant que le renforcement de la démocratie passe également par un recours banalisé, ou plus fréquent, au référendum, avec les garanties qui s'imposent. En effet, c'est le seul moment où il y a un lien direct entre le vote du citoyen et la décision prise. Cela peut redonner confiance au citoyen en la politique.

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